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Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert

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XVIII
Bénédiction d’un abbé.

Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

C’était en 1837 : dom Etienne venait de se démettre de sa charge d’abbé ; sa démission fut acceptée. L’élection de son successeur eut lieu le 31 octobre de la même année ; elle avait été présidée par le R. P. dom Joseph-Marie, abbé de la Grande-Trappe, alors supérieur de la congrégation en France. Quelque temps après, l’élection fut confirmée à Rome, et enfin la bénédiction du nouvel abbé se fit le 22 avril 1838.

Nous croyons donc, tout en complétant notre Semaine à la Trappe, être agréable à nos lecteurs en leur racontant les cérémonies de la bénédiction d’un abbé.

« L’ordinaire du lieu, Mgr de la Tourelle, occupait alors le siége épiscopal de Valence ; mais son grand âge et ses infirmités ne lui permettant pas de voyager, on s’adressa à Monseigneur l’archevêque d’Avignon, métropolitain de la province. Mgr Dupont se prêta aux vues des solitaires d’Aiguebelle avec une bienveillance qui ne s’effacera jamais de leur souvenir ; ils lui en conservent une vive reconnaissance.

Le moment de l’arrivée du prélat avait été prévu ; les religieux avaient fait tous les préparatifs que comporte l’austérité de leur institution, pour y mettre toute la solennité possible. Déjà depuis quelques jours, ils s’étaient occupés, à l’aide des arbustes verts et des plantes odoriférantes dont les alentours de leur solitude sont abondamment fournies, d’élever, en face de la grand’porte du monastère, un arc de triomphe ; on avait tapissé de verdures et la cour et toute la longueur du cloître que Sa Grandeur devait parcourir, le tout agréablement parsemé, car les bons pères s’y entendent, de devises heureusement choisies, et tracées en lettres élégamment formées de pétales de fleurs, ce qui faisait une agréable variété. L’église était parée comme aux plus beaux jours de fête.

Deux religieux prennent les devants pour aller à sa rencontre. Les cloches de l’abbaye se mettent en branle, en même temps toute la communauté part processionnellement de l’église. En tête marche le diacre portant la croix processionnelle ; elle est toute simple, d’un bois assez mal poli, et surmontée d’un Christ, également de bois, mais peint. Ensuite vient le supérieur au milieu de tous ses officiers : il est en chape et tient des deux mains un crucifix. Les plus anciens religieux portent le dais. Par honneur pour la présence d’un évêque, le père abbé ne veut pas sa crosse : elle est demeurée accrochée au chœur, au-devant du siége abbatial ; mais il porte son anneau et son humble croix pectorale qui est suspendue à un cordon violet. En ce jour, comme aux grandes fêtes, il a sorti sa belle croix et sa belle crosse ; elles sont d’un bois un peu plus fin, du moins mieux travaillé. Tous les religieux viennent à la suite, chacun à son rang ; ils marchent gravement et sans rien chanter. Lorsque le prélat paraît, tous se prosternent, et après que Sa Grandeur a prié quelques instants sur le prie-Dieu qu’on lui a préparé sous l’arc de triomphe, le supérieur seul, debout, s’avance vers elle, lui fait baiser le crucifix qu’il tient entre ses mains, lui présente l’aspersoir, puis l’encens à bénir, puis l’encense.

« Il y eut ici une circonstance qui ne se rencontre pas dans les réceptions ordinaires des évêques, et que nous devons rappeler, parce qu’elle fit une impression touchante sur tous ceux qui en furent témoins ; nous voulons parler de cette démarche du vénérable et bon père dom Etienne, qui tenant par la main son successeur, le présentait avec l’expression du bonheur à la bénédiction de l’archevêque. Sa Grandeur, déjà attendrie de ce qu’elle voyait, ne put contenir plus longtemps l’émotion qui l’oppressait ; elle laissa échapper quelques larmes.

» Le révérend père abbé adresse alors quelques mots au prélat ; la procession reprend le chemin de l’église en chantant un répons analogue, et, lorsque chacun a pris sa place, le supérieur entonne le Te Deum, qui se chante très-solennellement. Enfin, après la collecte, la communauté, toujours dans le même ordre, conduit le prélat au chapitre, et, selon que le prescrit le rituel de la congrégation, le maître des cérémonies chante avec flexes, devant Monseigneur, un chapitre des Epîtres de saint Paul à Tite sur les principaux devoirs des évêques ; ensuite Monseigneur dit quelques mots d’édification[13], et, après qu’on a reçu sa bénédiction, on le conduit à son appartement.

[13] Dans sa réponse, Mgr Dupont fit allusion à cette pratique de la sainte règle, et remercia avec beaucoup d’esprit les religieux de lui avoir fait la leçon.

» Ce cérémonial, littéralement prévu par les règlements de la congrégation, comme le sont, du reste, et dans tous leurs détails, toutes les observances religieuses, fut exactement suivi à l’égard de Monseigneur l’archevêque d’Avignon.

» C’est encore de cette manière qu’on a reçu depuis Monseigneur Chatrousse, évêque de Valence, lorsqu’il a fait sa visite à l’abbaye, et lorsque, en dernier lieu, Sa Grandeur est allée dans cette solitude faire une retraite. Le prélat a bien voulu vivre comme les Trappistes, assister à leurs offices de nuit, partager la frugalité de leurs repas, user de leur vaisselle plate, et boire dans leurs écuelles.

» Le lendemain, qui était le dimanche du Bon-Pasteur, on procéda à la cérémonie qui avait attiré Monseigneur au monastère. Elle fut des plus solennelles. Elle diffère peu de celle qui est prescrite pour la consécration des évêques. Les deux abbés, le démissionnaire et le nouveau titulaire, avaient leur crosse et leur mitre. Il était beau de voir deux moines en mitre ! Il semblait à ces bons pères qu’ils portaient une couronne d’épines[14]. L’évêque de Valence avait employé ses grands vicaires pour le représenter. Une population nombreuse accourut à Aiguebelle. Ce jour-là, toutes les bonnes familles des environs se prêtèrent pour venir au secours du monastère avec un empressement qui décelait tout l’intérêt qu’elles lui portent. Après la cérémonie eut lieu la réfection. Tout le monde ne put pas trouver place dans l’immense réfectoire du couvent ; on en fit entrer autant qu’il fut possible ; tous les autres furent servis à l’hôtellerie. Mais malgré la solennité de la fête on n’y dérogea pas à la règle commune ; la simplicité de la table et la frugalité des aliments firent tout l’ornement du festin monastique. Ces austères pénitents sont comme le Dieu qu’ils servent, immuables dans le culte qu’ils lui rendent ; il n’y a pas de jour de fête qui les dispense du sacrifice de privation et de pénitence qu’ils ont coutume de lui offrir.

[14] Quoique les abbés de la Trappe aient le privilége des pontificaux, ils n’en usent que dans des occasions excessivement rares.

» Ensuite, chacun se retira, emportant un sentiment d’édification ; plusieurs répétaient quelques lignes laissées sur le registre de l’hôtellerie par un de nos orateurs les plus distingués de la capitale, et dont ils cherchaient à pénétrer le sens : « Allez, censeurs de nos frivolités, votre aspect tourmente le monde comme une sublime et désolante ironie : allez, vous avez bien compris le mystère de la vie. »

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