Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
VI
La journée d’un Trappiste.
Les jours se suivent et se ressemblent.
A minuit, à une heure, à deux heures au plus tard, selon la dignité de la fête, le plus ou moins de solennité de l’office, la cloche du monastère sonne au milieu des ténèbres et dans les saisons les plus rigoureuses, pour appeler le religieux au chœur. Pour louer le Seigneur, ils devancent l’étoile du matin, et quand vient la nuit, ils le chantent encore. Au premier signal, toute la communauté s’arrache à un sommeil que lui a peut-être longtemps refusé la dureté de la couche : elle s’empresse d’aller offrir à Dieu les hommages de son exactitude et de son dévouement. Cinq minutes après le réveil, l’office commence ; il dure jusqu’à quatre heures ou quatre heures et demie.
La messe du point du jour suit de près les offices de nuit. Elle se dit et s’entend avec un grand recueillement ; l’officiant, pour se garder des objets extérieurs qui pourraient le distraire, enfonce son capuchon fort avant sur son front et découvre sa tête en arrivant à l’autel. Cet autel rappelle la pauvreté du berceau de Jésus ; ni l’or, ni l’argent, ni la soie ne le parent ; tout y est en bois et d’une grande simplicité.
Après prime et la messe matutinale, on tient le chapitre des coulpes ou confession publique. Là chacun s’accuse devant ses frères des fautes qu’il a commises dans la journée. Si l’un des religieux oublie de s’accuser d’une faute ou en a commis une involontairement et qu’un de ses frères la connaisse, celui-ci la proclame à haute voix ; le coupable l’en remercie et ne laisse pas passer la journée sans prier pour celui qui l’a accusé.
Quoique l’office divin soit l’œuvre par excellence des religieux de chœur, le travail des mains est aussi une de leurs obligations. Le travail est la loi de la nature et la punition de notre péché. « Le Trappiste se soumet à cette loi, l’acceptant dans toute sa rigueur, la pratiquant dans toute sa vérité : fils de saint Benoît, qui faisait du travail de la terre la condition de la vie monastique, il gagne le pain qu’il mange sans le devoir à personne. Saint Bernard ajoute : L’oisiveté est l’ennemie de l’âme. C’est pourquoi tous les frères devront chaque jour consacrer un certain temps au travail des mains et avoir des heures fixes pour l’étude des saintes lettres. » Personne à la Trappe ne peut être dispensé du travail. Ce n’est qu’alors, dit saint Benoit, que le religieux est véritablement moine.
Le jour avançant, les travaux commencent : on voit alors tous ces serviteurs de Dieu se rendre aux postes qui leur sont assignés. Les uns, chargés de leurs pioches et de leurs pelles, prennent le chemin des champs ; d’autres vont scier du bois dans la forêt. Comme mon désir était de suivre de point en point les exercices de la communauté et de voir par moi-même ce qui pourrait m’intéresser et m’édifier, le père prieur m’avait envoyé un religieux, pour me faire suivre les religieux dans leurs divers exercices ; je fus témoin de leurs travaux, qui consistent dans le labourage, la garde du troupeau, les lessives, le soin des écuries, le balaiement des cloîtres. En parcourant les champs pour examiner les divers genres d’exploitation, je considérais de loin ces religieux-pasteurs, couverts de leurs capuchons, les uns conduisant la charrue, d’autres faisant des gerbes et les chargeant sur une lourde charrette attelée de chevaux ; plus loin, le frère gardien priant, tête nue, à genoux, au milieu de son troupeau ; tandis que sur la lisière de la forêt les vaches paissaient sous la conduite d’un autre trappiste armé d’une longue perche, qui les suivait lentement à travers les touffes de verdure.
Pendant le travail, de temps en temps, tous les religieux se découvrent, lèvent les yeux au ciel et prient. Cet exercice leur fait supporter la fatigue, la chaleur ou le froid, et ils en éprouvent un véritable soulagement. Telle est l’institution de la Trappe : la prière pour récréation. Si, comme le Roi-prophète, le Trappiste se lève la nuit pour chanter les louanges du Seigneur, comme lui aussi, septies in die laudem dixi tibi : sept fois le jour il chante la gloire de son saint nom. Après cette première partie du travail de la journée, les religieux quittent leurs travaux, se rendent au chœur pour chanter la grand’messe et les petites heures.
L’office terminé, les religieux se rendent au réfectoire. Le père hôtelier vint me chercher pour me faire assister à leur repas. Le Trappiste donne à la nourriture de son corps tout le nécessaire, ne lui refusant jamais que le superflu, soit dans la qualité, soit dans la quantité des mets. Les douze onces de pain par jour (huit onces pour le dîner et quatre onces à la collation) suffisent à son alimentation. Le jeûne vient quelquefois rogner encore la portion, sans jamais compromettre la santé. Ce jour-là, le Trappiste fait comme le soldat de l’empire, serre sa ceinture d’un cran, et dit avec autant d’héroïsme et plus de religion : « J’ai bien dîné, » en rendant grâces à Dieu.
Le R. P. abbé est placé au milieu d’une table plus élevée que les autres et qui est appuyée au fond de la salle ; un grand crucifix est placé au-dessus de sa tête et se dessine en noir sur la blancheur du mur. Près de lui sont assis le père prieur et le père sous-prieur ; les étrangers sont admis à cette table du fond, à la manière antique. De l’endroit où j’étais placé, je voyais quatre longues files de Trappistes debout. Après le Benedicite, ils s’assirent. Il était près de midi, et tous ces hommes étaient levés depuis une heure du matin. C’était leur premier repas, et cependant tous attendent, sans la plus légère marque d’empressement, le signal qui doit leur être donné.
« Le repas est servi sur une table sans nappe, entourée de bancs comme la table du pauvre, où les religieux s’associent pour manger ce qui leur a été servi, sans autre assaisonnement que leur appétit. » Chaque religieux a une serviette pour s’essuyer, envelopper la cuillère, la fourchette en bois et le couteau.
Le père abbé frappe sur la table : le dîner commence, et l’on n’entend aucun bruit, et rien ne trouble la pieuse lecture que fait un religieux. Le dîner se composait d’une soupe aux légumes, cuits sans beurre et sans sel, et d’un plat de riz à l’eau. Selon la saison, on donne du fruit : c’est là leur plus grande douceur. Au monastère de la Val-Sainte, pendant le repas, le supérieur frappait la table avec son couteau ; alors tout mouvement cessait, le lecteur fermait le livre, chaque religieux devenait immobile, et tous les cœurs et les yeux s’élevaient en esprit vers Celui qui leur donnait le pain quotidien ; ils attendaient la répétition du même signal pour continuer de manger. Il faut ajouter qu’ils ne buvaient pas non plus à volonté et suivant le besoin qu’ils éprouvaient, mais seulement lorsque le père abbé agitait une sonnette placée près de lui. Cette pratique a été supprimée depuis 1834. Aujourd’hui l’on boit selon la soif, et le repas n’est jamais interrompu. Ils tiennent leur verre des deux mains, afin d’agir avec une lenteur forcée et de réprimer ainsi les mouvements de l’appétit sensuel. Ces hommes, qui ont trouvé le moyen d’étouffer jusqu’à ce sentiment de satisfaction que la nature ressent dans l’acte le plus nécessaire à l’existence, qui en ont fait au contraire un acte d’expiation, et qui ne nourrissent leur corps que pour le mortifier, ont les attentions les plus délicates, les égards les plus minutieux pour les étrangers qu’ils admettent à leur table et auxquels ils offrent de si rigides exemples. Le pain est excellent ; on me donna un plat de plus qu’à la communauté, et que mon peu de connaissance de l’art culinaire ne me permit pas de reconnaître.
La nourriture habituelle des Trappistes se compose d’un bon pain bis, d’herbes et de racines potagères, de riz, de légumes surtout, cuits dans l’eau, avec un peu de sel pour tout assaisonnement. Ils mangent les fruits de leur jardin. On sert à chacun sa portion toute faite, mais toujours copieuse. « L’odorat n’est pas réjoui quand il n’a pour tout fumet que l’odeur fade de quelques légumes refroidis, et le goût ne peut guère savourer des mets insipides ; mais la mortification arrange tout, rend bon ce qui est mauvais, et adoucit les eaux amères, comme la baguette de Moïse. »
Les murs du réfectoire portent des inscriptions tirées des saintes Ecritures. Je crois me rappeler celle-ci : A l’homme que faut-il ? Un peu d’eau et de pain.
Durant l’été, les Trappistes dînent à onze heures et demie, et ils ont ensuite une heure pour faire la méridienne. Aussitôt après, le père hôtelier m’introduisit dans le cloître qui s’étend, en forme de galeries, dans toute la longueur du carré intérieur, au milieu duquel se trouve le cimetière. C’est un des lieux réguliers, comme l’église, le réfectoire, le dortoir et le chapitre, où personne ne peut parler avec les étrangers, pas même l’hôtelier. Dans un parloir contigu au cloître sont suspendus, aux murailles, les habits des religieux de chœur et les chapes brunes des frères convers. Je visitai successivement la forge, le laboratoire, la bibliothèque, la reliure, la lingerie, l’infirmerie et les ateliers divers ; car tout ce qui est nécessaire aux besoins des religieux se fait dans le couvent, et les Trappistes l’ont voulu ainsi, afin de n’être point forcés d’avoir aucune communication avec les villes. Tous ces travaux s’exécutent dans le plus grand silence. Cependant, il est de nombreuses circonstances où quelques mots deviennent nécessaires, mais ces quelques mots ne sont prononcés que par le supérieur aux religieux ou aux étrangers, par le père hôtelier aux voyageurs, et par le cellérier dans ses rapports avec les marchands ou les frères.
Je n’aurai garde d’omettre une pharmacie fournie des médicaments de première nécessité ; un petit jardin, dit de la pharmacie, l’alimente sans beaucoup de frais des follicules et graines nécessaires. Enfin, Sainte-Marie du Désert a le précieux avantage de posséder, parmi ses religieux, un pharmacien (le père Maxime) plein de zèle et de charité. Afin de mieux remplir l’emploi qui lui était confié, le père Maxime a pris rang parmi les frères convers, après avoir été auparavant novice de chœur. Le R. P. abbé l’autorise et le charge, à l’égard des malades pauvres des environs, de distribuer, avec ses sages conseils, les remèdes, soulagements et autres secours que leur état réclame.
Dans tous les ateliers, j’ai trouvé l’activité et le silence. Jamais aucune parole ne vient se joindre au bruit des mains qui travaillent, aucune distraction ne vient retarder l’ouvrage. Le crucifix se retrouve partout ; sa vue soutient et encourage celui que la fatigue serait au moment de vaincre. L’ordre et la propreté règnent dans toute la maison, et le plus grand soin se fait aussi remarquer dans les vastes et beaux jardins de la communauté.
J’ai parcouru, une seconde fois, plein d’admiration, les champs qui avoisinent le monastère. Tous les religieux étaient alors disséminés çà et là dans la campagne ; partout j’ai trouvé l’activité d’une grande ruche. Je croyais ne voir dans ce couvent que les habitudes et les pratiques du cloître ; je croyais n’y entendre que des cantiques et des prières ; je n’y voyais que l’image des travaux champêtres, et je n’y entendais que le bruit et le mouvement de l’industrie agricole. Quelques religieux de chœur, ayant à leur tête le R. P. prieur, arrachaient des pommes de terre et en remplissaient de petits paniers, qu’ils portaient ensuite sur une lourde charrette attelée de deux bœufs. La blancheur de leurs robes tranchait admirablement sur cette terre noire, et formait un contraste frappant au milieu de cette vaste solitude qu’animait seule leur activité ; de temps à autre, ils échangeaient des signes de charité et d’affection réciproque ; puis, à un signal donné, debout, immobiles, les bras en croix sur la poitrine, les yeux levés vers le ciel, ils adressaient à Dieu de courtes et ferventes prières. Pendant ces moments de silence, il me semblait, comme le dit Chateaubriand, ouïr passer le monde avec le souffle du vent ; je me rappelai ces garnisons perdues aux extrémités du monde, et qui font entendre aux échos des airs inconnus comme pour attirer la patrie…
Il est quatre heures, la journée des Trappistes est bien avancée ; ils se rendent donc au chœur pour chanter vêpres, car ils ont gagné leur souper.
« Le moine doit vivre du travail de ses mains, dit saint Benoît, bien persuadé que celui qui ne produit pas n’a pas le droit de dépenser. On peut produire néanmoins sans travailler la terre ; l’étude n’est pas moins utile à la société que le labour ; mais, il faut le dire, la hotte et la bêche conviennent mieux au plus grand nombre que les livres et la plume. L’abbé de Rancé avait raison sous ce rapport contre Mabillon dans la discussion qui s’engagea entre eux pour et contre le travail manuel. Saint Bernard avait dit avant eux : « Il y a beaucoup à profiter à l’école de la nature : un arbre, une pierre, une fleur peuvent quelquefois nous instruire mieux qu’un bon livre et un excellent maître. » Le Bénédictin étudie, et le Trappiste cultive le sol, travaille des mains, à l’exemple des solitaires de la Thébaïde. Tous deux s’occupent aussi utilement l’un que l’autre. »
Les religieux de chœur, obligés au chant de l’office canonial, travaillent moins que les frères convers ; ils sont quelquefois à l’église que ceux-ci sont aux champs : mais cette différence, qui ne les empêche pas d’être frères, n’est qu’un moyen pour eux de mieux pratiquer la charité, de se servir l’un l’autre ; les premiers prient pour les seconds, et les seconds travaillent pour les premiers ; c’est un échange réciproque de services qui n’est pas au préjudice du frère convers. Les règlements portent que le travail manuel, pour les Trappistes de chœur, sauf durant les saisons extraordinaires, comme le temps de la moisson, des vendanges, la récolte des pommes de terre, ne doit pas excéder la durée de six heures, même en été.
A l’heure du souper, la cloche des perdus se fait entendre ; elle annonce l’heure de la prière et rappelle les errants : errantes revoca. Le père hôtelier me quitta pour aller lui-même servir le souper aux étrangers. La table est proprement servie, les mets sont très-copieux et convenablement assaisonnés. Tout est excellent. Une seule chose gêne toujours les retraitants : c’est de voir le père hôtelier épier tous leurs besoins et courir au-devant de leurs désirs. Ces hommes, si durs pour eux-mêmes, ont comme des raffinements des prévenances envers les étrangers, et semblent éprouver un grand plaisir à voir accepter quelques superfluités de la vie, dont ils se souviennent encore, mais auxquelles ils ont renoncé ; et un sourire de bonheur s’épanouit sur leur visage, quand ils entendent trouver bon ce qu’ils viennent d’offrir.
Le souper ou collation des Trappistes est suivi d’un intervalle, pour la lecture et la méditation, jusqu’à sept heures ; alors on chante complies, le Salve Regina, et ils se rendent au dortoir.
Telle est la journée d’un Trappiste ; et certes le voyageur qui les a suivis dans ces différents exercices ne partage plus ensuite les préjugés que le monde conserve encore sur eux en disant : Les moines sont des gens inutiles.
Les jours se suivent et se ressemblent, pour le religieux qui s’occupe incessamment du salut de son âme et travaille à cette unique affaire. En détaillant la journée d’un Trappiste, j’ai analysé les semaines, les mois et les années de sa vie.
Pour compléter la journée d’un Trappiste, nous transcrivons le précis de la vie de ces religieux.
§ 1er
Le jour naturel se compose de vingt-quatre heures.
Voici comme il se partage à la Trappe.
1o Huit heures pour les besoins du corps, sept heures pour le repos, une heure pour le repas.
2o Présence obligée au chœur : six et huit heures selon le degré des fêtes.
3o Le travail manuel est de cinq heures et demie en été, et de quatre heures et demie en hiver.
Le reste du temps est libre, et peut être consacré à la prière ou à des lectures privées.
§ 2e
1o L’abstinence est perpétuelle. En sont dispensés les malades et les infirmes, qui sont l’objet de la plus grande charité et des soins les plus assidus.
2o En hiver un seul repas (six mois environ) ; deux repas en été. Cette austérité si effrayante pour la nature est plus imaginaire que réelle. Teste experientiâ.
3o La nourriture est saine et abondante ; on peut en juger par les santés, point ou peu de malades.
4o Le travail des mains délasse l’esprit sans trop fatiguer le corps ; on s’y livre avec discrétion ; les forces en sont la mesure.
5o Le silence est continuel : n’est-ce pas assez de parler à Dieu ? On lui parle dans les saints offices et l’oraison ; et lui nous parle dans les saintes lectures.
§ 3e
1o Des forces ordinaires suffisent pour se façonner au régime.
2o Les inconstants, les mélancoliques, les têtes faibles, les esprits faux, les mauvais caractères ne peuvent être admis.
3o Sont admis au contraire avec bonheur les âmes simples, les hommes au cœur ouvert, à volonté ferme et généreuse ; les hommes, en un mot, qui cherchent sincèrement le bon Dieu.
Qu’on ne se laisse pas effrayer par les apparences ; la vie de la Trappe est plus douce que la vie des mondains. Experiri, si labor terret, merces invitet.