Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
XVI
A quoi servent les moines.
Que de fois, près de vous, on a posé ou on posera cette question, par irréflexion ou par perversité : A quoi servent les moines, les religieux et les religieuses ?
A quoi servent les moines ? Je vais vous le dire, à vous jeunes gens ou hommes de bonne volonté, de droiture de cœur et de justesse d’esprit. C’est à vous, à vous seuls, que je vais parler, persuadé que vous serez convaincus lorsque vous aurez lu ce chapitre.
La vie monastique date des premiers temps du christianisme. Alors que le paganisme finissait, mais que ses ténèbres impures étaient encore dangereuses, des hommes qui voulaient conserver et transmettre les lumières chrétiennes dans leur pureté, leur sainteté primitives, se retiraient au désert ; et, de temps en temps, plus éclairés et plus forts dans leur foi, ils quittaient la Thébaïde et revenaient se mêler aux multitudes qu’ils étonnaient, évangélisaient et convertissaient.
L’empire romain croula sous les coups répétés que lui portèrent des populations barbares, venues de tous les coins de l’horizon. La foi, la civilisation, les lettres, les arts, l’agriculture parurent un instant menacés de périr dans le naufrage de toutes choses. Mais, au moment de l’invasion et de la conquête barbares, des hommes de foi allèrent se cacher dans les plus sombres forêts, les gorges secrètes des montagnes et les plus lointaines vallées. Là, ils conservèrent le dépôt précieux des enseignements chrétiens et, à l’heure propice, la rapportèrent aux conquérants apaisés. Ce sont les moines qui ont adouci les mœurs du Goth, du Franc, du Hun et du Normand, qui ont défriché leurs terres et leur ont enseigné la culture de l’esprit.
Plus tard, l’Orient, conquis par les soldats de Mahomet, le faux prophète, menaça l’Occident où régnait Jésus-Christ, le vrai Dieu. Le Croissant et la Croix, le Coran et l’Evangile se trouvaient en présence. Les peuples de l’Occident, au nom de la vérité chrétienne, s’armèrent pour résister aux mensonges de l’islamisme répandus par des légions victorieuses. L’élite des nations civilisées voulut se dévouer exclusivement au service militaire de la foi. De là, les ordres célèbres de la chevalerie chrétienne, les chevaliers de Malte, les Templiers, les Teutoniques.
On me dira sans doute : Oui, les moines ont été utiles ; bien aveugle serait quiconque tenterait de le nier. Mais s’ils ont été utiles autrefois, n’ont-ils pas fait leur temps ? Aujourd’hui, à quoi servent-ils ?
Oh non ! ils n’ont pas fait leur temps. Hélas ! aujourd’hui, peut-être plus qu’autrefois, ils sont nécessaires. Etudiez notre monde du XIXe siècle. Combien, sous toutes les formes, y trouverons-nous d’égoïsme. Au couvent, grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi : on n’y rencontre que le sacrifice, l’abnégation, le dévouement partout et toujours. La société qui nous entoure n’exhale que l’amour-propre, la vanité, l’orgueil, autre forme de l’égoïsme. Le monastère enseigne, commande et pratique l’humilité, autre forme du sacrifice. Les hommes qui appartiennent au monde se livrent d’ordinaire aux appétits matériels. Un mot résume la vie d’un grand nombre : la jouissance qu’ils ambitionnent, recherchent, aspirent sans mesure comme sans calcul des moyens et des résultats. — Le moine se dégage de tous les attachements infimes. La privation est sa loi, la macération sa compagne, la mortification son plaisir. — Au milieu de la vie du monde, on s’égare, on se trouble, on se perd dans le tourbillon des intérêts humains. Au couvent, on s’élève au-dessus de la terre pour vivre dans la région supérieure des intérêts divins. Dans le monde, à chaque pas de son chemin, dans toutes les conditions de l’existence, on rencontre des désabusés de la vie, aigris, découragés, perdus. Si ces désabusés ont le sens et le courage de se réfugier dans un monastère, ils y trouveront le calme, la paix, la quiétude et le bonheur, comme le matelot qui, ballotté sur la pleine mer, dans un jour de violente tempête, a pu regagner le port où il est à l’abri des vents déchaînés et des flots en émoi. Le monde est un champ d’erreurs, un théâtre de fautes, de perversités et de crimes. Le monastère est un asile où tout est pur, simple, droit, honnête et régulier. Dans le monde, que de mal commis au grand soleil ! Le mal que le monde étale excite les colères divines. Le bien que le monastère cache les conjure et les apaise.
Et maintenant, est-ce qu’il n’y a plus de pauvres, d’infirmes, de malades, de filles livrées au désordre, pour déclarer inutiles les Filles de la Charité, les Petites Sœurs, les Dames du Bon-Pasteur ? N’y a-t-il donc plus d’enfants à former et à instruire, pour déclarer inutiles les Jésuites et les Frères des Ecoles chrétiennes ? Qui donc évangélisera nos grandes villes et nos bourgades, si vous déclarez inutiles les Dominicains et les Capucins ? Qui donc priera pour les personnes affligées et les pécheurs, si vous déclarez inutiles les Carmes et les Trappistes ? Nous ne finirions pas si nous voulions nommer tous les religieux et les religieuses dont les prières, les vertus, les services sont pour l’humanité une source de lumières, de consolations et de bienfaits.
Enfin, les moines ont formé notre agriculture, bâti nos vieilles cathédrales, conservé le trésor des sciences, civilisé les barbares, porté le nom chrétien et la foi, par leurs missions, dans les pays sauvages, encouragé et cultivé tous les arts. Il y eut même au moyen-âge un institut de moines qu’on appelait les frères pontifes, parce qu’ils se consacraient à la construction des ponts et à la réparation des grands chemins.
Les religieux trappistes mènent encore la vie des moines de la Thébaïde. Ils défrichent les terres incultes, et, sur un sol qui n’avait jamais produit que des ronces, ils trouvent, dans leurs travaux bénis de Dieu, les moyens de nourrir des légions de pauvres. Les Trappistes sont des êtres inutiles et insensés. Inutiles ! et tous les jours ils reçoivent, dans leurs saintes maisons, des jeunes gens qui entrent avec la pensée du suicide et qui y trouvent dans une longue paix l’oubli de douleurs profondes. Inutiles ! et ils propagent toutes les bonnes cultures, et leur cloître est un comice agricole permanent. On les traite d’insensés, eux qui préfèrent l’immortalité, le bonheur éternel, à des biens et à de vains plaisirs d’un jour.
Grand nombre de catholiques, en appelant les Trappistes moines inutiles, ne veulent pas dire par là, sans doute, qu’ils mènent une vie oisive, puisque ces religieux sont continuellement occupés et pendant le jour et pendant une bonne partie de la nuit ; ils ne prennent d’autre repos que celui qui peut se trouver dans la transition d’un exercice à l’autre. Mais, dit-on, ce ne sont que des exercices de contemplation, dont la société n’a que faire : vous vous trompez, vous tous qui vous permettez un tel propos. Et d’abord, si les religieux trappistes chantent les louanges du Seigneur, s’ils se livrent aux saintes ardeurs de la prière, ils y consacrent un temps que le reste des hommes donne au repos, et qu’un grand nombre consument en inutilités et peut-être en prévarications de tout genre.
Ils se trompent, ceux-là qui se figurent que les bonnes œuvres et les pieuses austérités des hommes de bien sont inutiles au reste de la société. Nous pensons avoir affaire ici à des chrétiens qui ont la foi : eh bien ! leur dirons-nous, n’est-ce pas d’en haut que nous viennent les prospérités, les saisons favorables, les rosées fécondes ? Et qu’est-ce qui agit sur le cœur de Dieu pour en obtenir ces bienfaits ? Serait-ce la puissance de nos efforts, ou plutôt ne sont-ce pas les humbles supplications et la vie pénitente des âmes justes ? Une tradition fondée sur une révélation digne de foi nous assure que sainte Thérèse a, par ses prières et sans sortir de son cloître, converti autant d’âmes que saint François-Xavier dans les Indes et le Japon.
Sodome aurait obtenu grâce, si elle avait eu un petit nombre de justes dans son enceinte. Qui peut assurer que notre patrie n’est pas redevable de sa conservation aux pieux cénobites qu’elle possède ?
Autrefois le Seigneur envoya un prophète à la ville de Ninive et lui annonça sa destruction très-prochaine. Ninive ne fut pas détruite de ce coup, parce que le Seigneur avait posé une condition : « Si ses habitants ne faisaient pas pénitence. » De même, les fléaux qui ont menacé notre patrie ont bien pu être conjurés par ce grand nombre de quarantaines, de jeûnes au pain et à l’eau, de cilices…, exercés pour ce motif par les personnes pieuses, et notamment dans les monastères. Non, l’égoïsme n’est pas le vice dominant de la Trappe : les religieux y travaillent, sans doute, à expier leurs propres fautes et à s’assurer des miséricordes du Seigneur, mais ils s’intéressent aussi pour le salut de leurs proches, de leurs amis ; ils prient pour la France. Toute leur vie est une expiation continuelle. Souvent ils se placent entre le vestibule et l’autel, et supplient le Dieu des miséricordes d’avoir pitié de son peuple, de ne pas lancer sur les coupables les courroux de sa colère : Parce, Domine, parce, populo tuo ; ne in æternum irascaris nobis.
Ah ! oui, les moines sont utiles, très-utiles. Ils servent beaucoup. Demandons au Ciel qu’il nous en envoie, en disant : Mon Dieu, envoyez-nous des saints.