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Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert

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UNE SEMAINE A LA TRAPPE

I
La vie monastique.

De glorieuses choses ont été dites de vous, ô cité de Dieu !

Il existe un nombre considérable de descriptions sur les couvents de Trappistes ; mais grand nombre, suivant moi, sont restées fort au-dessous de la vérité[1]. Je ne crois pas que l’art puisse jamais atteindre à la majesté incomparable d’un tel sujet. La nature, si grande, si féconde dans la sublimité terrible qu’elle a répandue au sein de la solitude, s’y montrera toujours supérieure aux plus nobles aspirations du génie, à ses conceptions les plus hardies, les plus imprévues. L’art demeure muet et stérile, étonné de son impuissance, au sein de ces âpres solitudes où la main du Créateur a semé tant de prodiges, et l’artiste, émerveillé, s’agenouille dans une pieuse et poétique admiration en levant ses yeux vers le ciel, où sa pensée remonte vers le principe éternel de toute harmonie et de toute beauté. Ce sont donc plutôt les étonnements d’un pèlerin au couvent de Sainte-Marie du Désert, que les émotions d’un poëte dont je vais essayer de retracer en quelques mots les imparfaites et fugitives images.

[1] Il est juste de faire exception pour les Annales d’Aiguebelle, par un religieux de l’ordre. 2 vol. in-8o, 12 fr.

Ce ne sera point un jeu de l’esprit ni l’œuvre d’un vain caprice de l’imagination : c’est le simple mais fidèle récit d’une semaine à la Trappe. On ne lira pas sans édification et sans intérêt les détails d’une discipline qui eût étonné par son austérité aux époques les plus ferventes de l’Eglise, et qui doit étonner bien davantage au milieu d’une civilisation où dominent le luxe, la volupté, l’égoïsme et l’indifférence.

« La vie monastique date des premiers jours du christianisme, et le divin Législateur, en jetant les fondements de l’Eglise, jeta aussi ceux de la vie religieuse[2] Væ mundo ! s’était écrié cet Homme-Dieu ; malheur, anathème au monde, à cause de ses maximes de perversité, de ses préjugés funestes et de ses oppositions incessantes à la pureté de son Evangile ! Et en même temps il proclama ces paroles : « Si quelqu’un veut venir à moi, qu’il vende tous ses biens, qu’il en distribue le prix aux pauvres, qu’il se renonce lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. » Cet appel fut compris et suivi à la lettre par les premiers disciples du Sauveur ; aussi les voyons-nous se défaire de leurs biens, en distribuer le prix aux pauvres, ou bien le remettre aux pieds des apôtres, et vivre ensuite sans sollicitude, s’édifier mutuellement dans une vie de communauté, et ne faire tous ensemble qu’un cœur et qu’une âme. » Cet appel fut aussi compris, avant qu’il fût fait, par saint Jean-Baptiste, et l’exemple de Jésus lui-même contribua puissamment à peupler les déserts. Il y eut alors des religieux solitaires que les peuples regardèrent comme des saints, tant leur piété était vive et profonde, et les écrits des Basile, des Grégoire, des Chrysostôme racontent d’une manière impartiale et digne la vie de ces illustres cénobites, gloire de ces premiers temps.

[2] Pour ne pas multiplier les renvois, j’indique ici les ouvrages où j’ai puisé les renseignements que je n’avais pas :

1o Vie du père Marie Ephrem ou Histoire d’un Moine de nos jours, etc.

2o Les Trappistines de Blagnac ou la Femme à la Trappe.

3o Annales de l’abbaye d’Aiguebelle, par un religieux de ce monastère.

Pendant le IIIe siècle de l’ère chrétienne, un grand nombre d’anachorètes habitèrent les déserts de la Thébaïde et de la Haute-Egypte. Saint Paul et saint Antoine, qui y vinrent les premiers servir Dieu loin du tumulte des cités, furent suivis d’une multitude de fidèles ; en 400, leur nombre devint prodigieux, et au commencement du Ve siècle, quatre-vingt mille moines avaient fait des déserts de l’Egypte des villes saintes peuplées seulement de serviteurs du Christ.

Tandis que saint Antoine jetait en Orient les fondements de l’ordre monastique, saint Benoît accomplissait la même mission en Occident. Peu à peu les solitaires se rapprochèrent des villes, et bientôt ils y vécurent en communauté. Cependant la ferveur ne fut pas toujours la même chez les habitants des cloîtres. Soit en Orient, soit en Occident, elle fut soumise à bien des oscillations ; les règles furent parfois même méconnues, et il y eut bien des réformes et des régénérations jusqu’à saint Bernard, le grand réformateur de la discipline religieuse.

« Toute la vie de ces prédestinés pouvait se résumer en ces mots : prier, méditer, veiller, jeûner, travailler dans le silence et la retraite la plus entière. Une grotte naturelle ou taillée dans le roc, une hutte en bois, couverte de branches et de feuillage, leur servait d’asile ; quelques fruits, quelques racines que produisait le désert suffisaient pour calmer leur faim ; ils ne l’apaisaient jamais entièrement, ils cherchaient moins à prolonger leurs jours que leur pénitence ; l’eau d’une source ou d’un torrent étanchait leur soif. »

Les ennemis de la vie monastique, et ceux-là assurément ne l’ont jamais bien étudiée, ne manquèrent pas, dans tous les temps, de relever avec exagération les désordres et les relâchements qui se glissèrent dans les divers ordres de religieux ; mais il est injuste de juger une règle d’après ses exceptions, et si, sur la grande quantité de religieux des temps antiques, quelques-uns ont dévié de la route sainte qui leur était tracée, on ne doit pas oublier les services immenses que les moines fidèles ont rendus aux arts et aux sciences du fond de leur retraite. En effet, tout en se livrant au défrichement et à la culture de la terre, les moines seuls, pendant les temps de désordre ou de barbarie, s’occupèrent de la conservation ou de l’amélioration des doctrines ; eux seuls pratiquèrent les connaissances antiques, eux seuls firent de nouvelles découvertes et préparèrent les voies à l’extension de la science et de l’art.

Parmi les ordres religieux qui ont plus ou moins vivement préoccupé les opinions, celui de la Trappe est l’un des plus remarquables, autant par la rigidité de ses règles que par ses vicissitudes et sa constante vitalité.

Vers le milieu du XIIe siècle (1140), Rotrou II, comte du Perche, un des plus intrépides soutiens de la cause de l’Eglise dans les croisades, voyageait en Angleterre avec son épouse et quelques gentilshommes. Une tempête épouvantable menaça d’engloutir le vaisseau sur lequel il se trouvait. Dans ce danger imminent, il fit vœu, si le Ciel le conservait lui et ceux qui l’accompagnaient, d’élever, à son retour en France, une église en l’honneur de la Mère de Dieu. Sa foi fut récompensée ; aussi s’empressa-t-il, aussitôt son arrivée dans ses terres, de faire construire une église et de plus un monastère dans un vallon qui depuis bien longtemps portait le nom de Trappe.

Depuis, ce monastère prit le titre de Maison-Dieu, Notre-Dame de la Trappe[3].

[3] Le mot Trappe, dans le patois percheron, signifie degré ; Notre-Dame de la Trappe était donc Notre-Dame des Degrés.

Dix-huit ans après, Rotrou III, fils de Rotrou le fondateur, au moment de partir pour la Palestine, enrichit le monastère de donations considérables ; Robert, archevêque de Rouen, Silvestre, évêque de Séez, et Raoul, évêque d’Evreux, dédièrent l’église sous le nom de la Mère-de-Dieu ; plusieurs souverains pontifes, entre autres Eugène III et Alexandre III, prirent la Trappe sous leur protection : ils accordèrent à cette abbaye, entre autres priviléges, l’exemption des dîmes et lui firent adopter la règle de Cîteaux. La Trappe devint donc une filiation de Clairvaux, et les religieux furent bernardins. Plusieurs écrits racontent la visite de saint Bernard à ce monastère, mais ce fait n’est point confirmé.

Pendant longtemps la ferveur fut grande et les règles furent scrupuleusement suivies. Bien des personnages illustres, parmi lesquels on cite Robert père et fils, les seigneurs de Dreux, Charles de Valois, comte d’Alençon, dotèrent magnifiquement la Trappe, pour acquérir un droit spécial aux prières de ses religieux.

Depuis la fin du XVe siècle jusqu’à la réforme opérée par l’abbé de Rancé, elle resta entre les mains d’abbés commendataires. Vers cette époque, les Anglais, que la guerre amenait dans ces contrées, la ravagèrent indignement. Enfin, le relâchement qui s’était introduit dans un grand nombre de monastères y exerçait aussi sa funeste influence, quand l’abbé Armand de Rancé, qui en était depuis vingt-huit ans commendataire, conçut le hardi projet de la replacer sous l’étroite observance de Cîteaux. Après beaucoup de peines, il y réussit complètement ; la Trappe retrouva toute sa ferveur, toute son austérité, et redevint un modèle de régularité et de ferveur. Bossuet, ami de l’abbé de Rancé, alla souvent le visiter.

L’abbé de Rancé mourut en 1700, âgé de soixante-dix ans, et après avoir été vingt-huit ans abbé commendataire, et ensuite trente-deux ans abbé régulier. Usé par la fatigue, les jeûnes et les infirmités, il s’était démis en faveur de Zozime Ier.

Quand éclata en France la grande tempête révolutionnaire et que toutes les corporations religieuses furent abolies, les Trappistes eurent encore un moment l’espoir d’échapper à l’interdiction générale. L’intérêt qu’ils inspiraient était si puissant que l’Assemblée nationale sembla hésiter avant de les comprendre dans la proscription ; elle envoya parmi eux des agents chargés d’examiner leurs mœurs, et de dresser un procès-verbal de l’état dans lequel ils trouveraient l’abbaye. Tous les rapports qui furent faits à ce sujet furent favorables à la Trappe, et les commissaires eux-mêmes ne purent que rendre hommage à la charité et à la bienfaisance qui faisaient de cette maison l’admiration des environs ; malgré cela, elle ne put échapper à la haine contre la religion, et elle fut supprimée au commencement de 1791. Les religieux furent chassés, leurs couvents pillés et vendus comme biens nationaux.

Mais rien ne devait abattre les Trappistes, ni affaiblir chez eux l’amour de la solitude et de la pénitence. Bientôt l’abbé dom Augustin de Lestranges, qui avait succédé à Pierre Olivier, détermina les frères à s’expatrier, pour aller en liberté, dans une seconde patrie, pratiquer leurs saints exercices et servir Celui dont la main les avait protégés au milieu de tant de désastres. Ce fut la Suisse qu’ils choisirent pour s’y établir, et ils adressèrent une requête au gouvernement de ce pays pour lui demander le droit de s’y réfugier. Cette requête ayant été agréée par le sénat de Fribourg, dom Augustin entreprit son pèlerinage, suivi de vingt-quatre religieux, et se mit en marche le 24 avril 1791.

Dans un vallon solitaire du canton de Fribourg, à une lieue de la Val-Sainte, au milieu de montagnes qui semblent toucher au ciel, dans une chartreuse depuis longtemps vacante, cette pieuse colonie établit la nouvelle abbaye, qui fut le chef-lieu des autres colonies de Trappistes jusqu’en 1815.

Bientôt le bruit de la vertu et de la bienfaisance de ces pieux anachorètes se répandit au loin ; les journaux leur rendirent hommage en propageant les récits de leurs bienfaits ; les étrangers allèrent les visiter en affluence, et bientôt le nombre des postulants s’accrut tellement, qu’en 1794, dom Augustin dut envoyer plusieurs colonies dans diverses contrées, où on les accueillit avec une grande faveur. L’Angleterre, l’Espagne, la Belgique, le Piémont en demandèrent avec empressement, et les abbayes que fondèrent ces colonies dans chacun de ces pays devinrent toutes florissantes.

Plus tard, les Français s’étant emparés de la Suisse, les Trappistes furent obligés de quitter cette terre hospitalière. Dom Augustin, avec ceux qui voulurent le suivre, parcourut successivement l’Allemagne, la Pologne, la Russie, le Danemark, fondant sur son passage diverses communautés d’hommes et de femmes, et en 1802, il revint à la Val-Sainte, où se réunit une partie de ses enfants.

Napoléon était animé de dispositions favorables à l’égard des Trappistes. Sur la proposition qui lui fut soumise au conseil d’Etat, s’il fallait ou non laisser subsister la Trappe, il répondit « qu’il fallait un asile aux grands malheurs et un refuge aux imaginations exaltées. » Dès 1806, une communauté de l’ordre de la Trappe s’était élevée dans la forêt de Gros-Bois, à six lieues de Paris ; une autre fut établie à la Cervara, près Gênes, puis une autre au Mont-Genève.

Napoléon avait une extrême bienveillance pour les supérieurs de ces établissements, dans lesquels on traitait ses soldats de la manière la plus cordiale quand ils venaient y demander l’hospitalité ; mais en 1811, les Trappistes furent chassés de nouveau. Dom Augustin de Lestranges passa alors en Amérique, où il établit deux communautés, et ne revint qu’en 1815.

Alors il ramena avec lui la plus grande partie de ses enfants, et son premier soin fut de racheter la maison de l’ancienne Trappe, où rentrèrent une partie des frères revenus depuis quelque temps à la Val-Sainte. Les autres religieux furent envoyés, les uns à Aiguebelle, dans le diocèse de Valence, d’autres à Belle-Fontaine dans le diocèse d’Angers, d’autres enfin à Melleraye dans le diocèse de Nantes, etc.

Au retour d’un voyage qu’il fit à Rome pour y voir le Pape, dom Augustin tomba malade à Lyon et y mourut en 1827, à l’âge de soixante-douze ans.

Rentrés en France, les Trappistes s’étaient établis comme ils avaient pu ; mais ils ne formaient pas un corps d’ordre monastique ; aucun lien ne les unissait ensemble. A la sollicitation des supérieurs des maisons principales, le pape Grégoire XVI rendit un décret, en date du 3 octobre 1834, par lequel il constituait définitivement la congrégation des Trappistes en France et lui confirmait tous les priviléges de l’ordre. Conformément au vœu des premiers fondateurs de Cîteaux, et d’après les propres dispositions de leur carte de charité, ce décret établit un président général de tout l’ordre, chargé de confirmer les élections des abbés ; il ordonne la tenue du chapitre général où seront convoqués tous les abbés et prieurs conventuels ; il prescrit la visite annuelle, veut qu’on s’en tienne, pour le rit, au décret du 20 avril 1822, fixe la durée du travail manuel, etc., et statue que tous les monastères des Trappistes, en France, formeront une seule congrégation, sous le nom de Congrégation des religieux cisterciens de Notre-Dame de la Trappe. Mais aujourd’hui, d’après un décret du 25 février 1847, les monastères des Trappistes en France forment deux congrégations distinctes, qui sont appelées, « l’une, de l’ancienne réforme de Notre-Dame de la Trappe, et l’autre, de la nouvelle réforme de Notre-Dame de la Trappe. Elles appartiendront toutes les deux à l’ordre de Cîteaux ; mais l’ancienne observera les constitutions de l’abbé de Rancé, et la nouvelle suivra, non point les constitutions de l’abbé de Lestranges, dont elle s’est écartée depuis l’année 1834, mais la règle de saint Benoît avec les constitutions primitives des Cisterciens approuvées par le Saint-Siége, sauf les prescriptions contenues dans ce décret. »

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