Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
X
Le Salve Regina.
Le Trappiste a commencé sa journée par une prière à la sainte Vierge ; il la finit par une invocation à Marie, le chant du Salve.
J’étais monté dans la tribune des étrangers. Alors j’eus devant les yeux un de ces spectacles trop beaux, trop sublimes pour être fidèlement dépeints. Les religieux viennent de psalmodier les complies de la sainte Vierge. A la faible lueur de la lampe du sanctuaire, je vois s’avancer, comme une suite d’ombres, deux colonnes qui entrent gravement. Quand ces deux colonnes se sont rencontrées vis-à-vis du tabernacle, elles s’inclinent devant le trône du Dieu vivant, et vont prendre place, avec un ordre parfait, au milieu du chœur : ce sont les frères convers qui viennent réunir leurs voix à celles des religieux, pour le chant du Salve Regina. C’est toute une armée qui vient ainsi se ranger dans ce camp du Dieu des victoires, pour saluer, avant la retraite, cette puissante protectrice de leurs combats ; deux flambeaux la laissent voir, dans le fond du sanctuaire, où elle apparaît pleine de majesté.
L’antienne si renommée de la Trappe fut chantée d’un ton très-solennel et très-élevé par un chœur nombreux, dont les voix fortes et animées semblaient n’en faire qu’une seule. Le chant en fut si grave, qu’on n’y mit pas moins de quinze à vingt minutes ; et l’intérêt qui devait, ce semble, languir de cette lenteur, y fut toujours croissant. Le R. P. abbé donne le signal ; alors, au même instant, toutes les voix s’élèvent comme un seul cri vers le ciel.
Quelle majesté dans la lenteur des chants ! On dirait que le poids de l’exil retient sur leurs lèvres bénies les soupirs qui s’élèvent vers le ciel. Il y a quelque chose de saisissant dans l’explosion unanime de ces voix condamnées à un silence éternel, qui ne recouvrent la parole qu’en face de Dieu, pour chanter ses louanges, et qui se réunissent dans la même pensée, le même sentiment, le même amour, le même langage, et jusque dans la même intonation ; comme si cette masse d’individus n’avait qu’un unique organe et une seule âme ! comme si elle n’avait qu’une seule idée à exprimer ! comme si ces religieux, morts pour eux-mêmes et n’ayant rien à se dire sur la terre, ressuscitaient en présence des saints tabernacles, image de la Jérusalem céleste, où, revêtus de corps immortels, ils entonneront le cantique sans fin !
Ils sont touchants, ces soupirs de la confiance filiale invoquant là tendresse maternelle ! Ils sont surtout sincères, les vœux de ces exilés enfants d’Eve, qui, morts au monde, gémissent dans cette vallée de larmes ! Non, rien ne peut donner une idée de la beauté du Salve Regina, chanté par les RR. PP. Trappistes. Ce chant semble ravi à l’harmonie du ciel[8].
[8] Adhémar, évêque du Puy et légat du Saint-Siége, est, à ce que l’on croit, l’auteur de la sublime antienne Salve Regina, que l’ordre de Cîteaux s’est en quelque sorte appropriée, et à laquelle saint Bernard, qui l’appelait l’Antienne du Puy, ajouta la touchante invocation adoptée plus tard par l’Eglise universelle : O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria !
On ne saurait décrire l’effet sublime de ces alternatives de silence et de vibrations pleines et sonores : c’est comme une mélodie tranquille et grave, qui plane lentement et s’en va, et à laquelle succède un autre flot musical. Ainsi, la vague se forme dans le lointain, s’avance grossissant et grandissant, pour venir mourir sur le sable désert du rivage, qui se découvre peu à peu et se montre à nu jusqu’à ce qu’il soit englouti sous une seconde masse d’eau. Dans ce flux de paroles accentuées, dans ces ondulations de sons périodiques, on ne sait lequel est le plus sublime, ou de cet unisson massif qui s’élève du milieu du silence, ou de ce vaste silence dans lequel s’éteint l’unisson : image symbolique d’une âme qui s’anéantit dans la prière, se tourne vers le Ciel, se prosterne dans l’adoration, succombe dans l’extase et se relève forte pour succomber encore.
Le musicien ne trouvera point l’art dans ce chant simple et tout à l’unisson ; mais le chrétien y reconnaîtra le cri des enfants d’Eve, exilés et gémissant dans cette vallée de larmes : Exules filii Evæ, gementes et flentes in hac lacrymarum valle.
Lecteurs écoutez plutôt :
« Salve… Voyez-vous ce nuage blanchâtre et grisâtre qui grossit, s’agite, s’étend dans l’espace. Regardez… il noircit… La mer, encore calme, remue ses flots… Elle gronde sourdement… Le bruit augmente… Ah ! que vois-je au loin ? C’est un petit bateau pêcheur… Il périra…
— Pourquoi donc ?… Parce que ce nuage est nommé par les marins un grain… qui porte dans ses flancs d’horribles tempêtes…
— Puis, c’est le naufrage, pour ces pauvres marins, et la mort ! ! !
— Salve Regina, Mater misericordiæ !…
Aussi, prêtez l’oreille !
Entendez-vous les matelots (qui craignent le danger) entonner de leurs fortes voix l’hymne de l’espérance ?
« Salut, Reine du ciel, Mère de miséricorde ! Salut, ô vous qui êtes la vie, la douceur et notre espérance ! Vita, dulcedo, et spes nostra, salve ! »
— Déjà les vents sont déchaînés !… La mer, orageuse et bouleversée, pousse et roule avec colère ses vagues immenses par-dessus les rivages…
— Ecoutez encore ! ! !
— Les cris redoublent. Les matelots tremblent de ne pas arriver au port ; — de ne plus toucher le sol de la patrie ; — de ne plus voir leur père ; — de ne plus embrasser leur mère… Ad te clamamus, exules, filii Evæ !
— Mon Dieu ! mon Dieu ! Oh ! ils sont perdus… Voyez leurs parents sur le rivage… C’est un père… c’est une mère… C’est un frère, une sœur… C’est un ami, un bienfaiteur…
— Ils pleurent, ils sanglotent. Ah ! quels cris déchirants !
— La barque a perdu son gouvernail.
— La voile est brisée par la fureur des vents…
— Oh ! Ils vont périr… Ils nous tendent les bras ou plutôt ils s’adressent à Marie, leur unique espérance, l’étoile de la mer !
… Ad te suspiramus, gementes et flentes, in hac lacrymarum valle !
C’en est fait. La barque prend eau ; elle s’enfonce ; — elle disparaît ; — elle va sombrer ; — les forces des marins s’épuisent ; — ils vont faire naufrage.
— Il n’y a que Marie toute-puissante qui puisse les sauver…
— Les cris de détresse et d’espérance augmentent et redoublent encore ! !
« Eia ! ergo, Advocata nostra ! Illos tuos misericordes oculos, ad nos converte. »
Eia ! eia ! Au secours ! au secours ! Bonne Vierge Marie !…
— Bonheur ! bonheur ! vive Marie ! vive Marie… Ils sont sauvés !
— Ils arrivent au port… au port… au port du ciel, après les tempêtes des passions, des chagrins et des tentations d’une vie d’exilés et de malheureux !…
Marie montrera Jésus, le fruit béni de son sein, à ceux qui l’ont invoquée et imitée durant cette courte vie !…
— Et Jesum benedictum, fructum ventris tui, nobis post hoc exilium ostende !
Et éternellement, pour remercier la vierge Marie, la bonne Mère, nous la louerons, — nous la bénirons, — nous l’aimerons avec les pieux Trappistes, en chantant avec eux !
Lorsque ces voix, qui ne se dépensent pas en inutilités, arrivent à cette triple exclamation qui termine la sublime antienne : O clemens ! o pia ! o dulcis Virgo Maria ! le chœur des Trappistes fait une longue pause, à chacune de ces exclamations. En contemplant ces moines, immobiles, se courber et se redresser, on est saisi de cet étrange sentiment qu’on éprouverait en voyant une statue parler et se mouvoir tout à coup. Pour moi, je crus assister à la résurrection générale et entendre la voix de l’ange du jugement citant les morts au tribunal suprême.
Tout cela produit un effet qui agit fortement sur l’âme que le monde n’a point desséchée. Je plains du fond du cœur celui qui resterait froid en entendant cette prière ; je n’en voudrais pas pour ami.
Voilà le Salve chanté chez les Trappistes !…
C’est durant cette prière que la sainte Vierge prodigue ses grâces, se rapproche du religieux pour le bénir et lui rendre son salut.
« Qui ne connaît le trait de saint Bernard ? Il était agenouillé dans une église, à l’abbaye d’Afflighem, récitant aux pieds de la sainte Vierge le Salve Regina, qu’il répéta jusqu’à trois fois. Au troisième salut, dit la chronique, la statue de pierre se serait animée pour lui dire : Salve, Bernarde. La statue existe encore, monument de cette pieuse tradition ; elle est aujourd’hui à Termonde, dans un village de la Belgique. »
Ce prodige ne se renouvelle pas tous les soirs ; mais la voix qui parla à saint Bernard se fait toujours entendre du religieux, en s’adressant à son âme, sinon à son oreille, et le Trappiste, trop habitué à ce langage pour ne par le comprendre, se retire content et va prendre son sommeil.
Aux sublimes accents du Salve succède le plus profond silence ; il semble qu’on attend l’arrêt de l’Eternel.
Lorsque dom Augustin était en exil, quelque chose de plus imposant, peut-être, suivait immédiatement ce chant sacré, c’était la bénédiction du soir. Voici comment à ce sujet s’exprime un auteur contemporain : « En sortant de l’église, la communauté entière se rend à la salle du chapitre ; tous les religieux, sans exception, se rangent sur plusieurs rangs tout autour de la salle : le vénérable père abbé est à l’une des extrémités.
» Au signal qu’il donne, tous tombent la face contre terre, et restent dans une immobilité qui ne peut être comparée qu’à celle de la mort ; ils restent ainsi couchés durant la récitation du psaume Miserere ; une faible lueur s’étend sur tous ces corps qui couvrent en entier le pavé de la salle. On dirait, en les voyant ainsi, que la foudre les a frappés tous ; on n’entend pas le moindre bruit ; c’est le calme absolu des tombeaux. »
Un tableau aussi lugubre est bien capable de faire rentrer l’homme, qui assiste à cette cérémonie, dans de profondes réflexions.
« Le Miserere fini, le R. P. abbé frappe la terre, et, tout à coup, semblables à ces morts qui se réveilleront dans la vallée du jugement et qui se lèveront de la poussière pour comparaître devant le souverain Juge, tous les religieux se relèvent et défilent lentement, un à un, devant leur Père spirituel, qui les bénit à mesure qu’ils passent en s’inclinant devant lui. Ces hommes ont compris que la vie n’est que le noviciat de la mort. »
C’est bien après de telles cérémonies que l’on peut s’écrier : « Qu’est-ce que la vie ? Une vapeur légère qui paraît un moment et se dissipe presque aussitôt… La vie est un fantôme qui fuit dans les ténèbres et pourtant s’agite en vain. »
Accablé sous le poids de mille pensées diverses, je revins à ma chambre et j’allai m’agenouiller devant mon crucifix, au pied duquel je méditai sur l’enseignement que je venais de recevoir.
O vie du siècle passée dans les plaisirs, ô jeunesse consumée sur l’autel de la volupté, comment m’êtes-vous apparues alors, sinon comme une légère vapeur que colore de mille nuances un rayon de soleil et que le plus léger vent dissipe ? La vie mondaine, si au moins elle n’aboutissait pas à un affreux précipice, pourrait offrir une perspective attrayante ; mais quand on sait ce qui doit la suivre, il n’y a plus d’illusion possible. Et cependant la vie, dit Bossuet, donnée uniquement pour se préparer à la mort, se passe entière dans un profond oubli du terme où elle doit aboutir. On vit comme si l’on devait toujours vivre.
D’un côté, donc, se trouvent le calme, la paix et le bonheur ; de l’autre, l’agitation, la tempête des passions, le vide et le malheur. De quel côté l’homme sensé doit-il porter ses pas ?
Je me relevai le cœur soulagé et je m’abandonnai au sommeil.