Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
V
Silence et solitude.
La solitude est la patrie des forts, le silence leur prière.
Je n’ai point l’intention de faire une ample description de la solitude en parlant de Sainte-Marie du Désert. Les saints ont toujours regardé la solitude comme un asile où la vertu est à l’abri de tout danger.
Jésus-Christ a voulu se transfigurer sur une montagne, après s’être éloigné de la foule, n’amenant avec lui que trois de ses disciples, nous montrant par là que la solitude n’est autre chose que la fuite, qu’un éloignement du commerce des hommes et le commencement de notre gloire. C’est en effet ce qui a porté tous les saints Pères à élever la vie solitaire ou érémitique jusqu’au troisième ciel, et ils se sont surpassés eux-mêmes par l’éloquence de leurs cœurs. L’amour qu’ils ont eu pour la solitude a été un feu dans leur volonté qui l’a embrasée de désirs pour elle, et une lumière dans leur esprit pour leur faire connaître ses avantages.
« La solitude, dit saint Jérôme, est une école où une doctrine toute céleste est enseignée ; c’est un paradis de délices, tout éclatant de l’éclat des roses de la charité, de la blancheur des lis de la chasteté ; en un mot, l’ornement de toutes les vertus. Ma cellule, ajoute ce grand saint, est à mon égard une grande ville, et ma solitude c’est mon paradis. »
C’est dans la solitude que Moïse a reçu le Décalogue ; c’est dans la solitude qu’Elie a joui de la présence de Dieu.
« O solitude, tu es l’échelle de Jacob, qui élève les hommes au ciel et fait descendre les anges sur la terre. C’est par toi que le Prophète royal demandait à Dieu de ne point ressentir les maux de ce monde. C’est toi enfin que le Fils de Dieu, au commencement de sa manifestation au monde, a daigné consacrer par sa propre habitation. (S. AMBROISE.) »
« Dans la solitude, dit saint Bernard, on acquiert la pureté du cœur, la fermeté et la paix parfaite de l’âme. Dans la solitude on goûte par avance les fruits de l’éternité, dont le premier est d’être délivré d’une infinité d’occasions d’offenser Dieu ; le second, d’être exempt d’une cruelle guerre que font à nos âmes l’ouïe, la langue et les yeux ; le troisième, de jouir d’une familiarité sainte avec Dieu ; le quatrième, d’avoir part à une abondance et à une plénitude de grâces que Dieu donne à l’âme vide de toute créature ; le cinquième, c’est une certaine assurance qu’on a de son salut et de la bienheureuse immortalité à laquelle on aspire. »
Pour bien parler de la solitude, il faut connaître celle de Sainte-Marie du Désert. Eloignée de toutes les choses de ce monde, elle n’est point de l’isolement : on peut y vivre sans crainte de n’être pas aimé, car la charité y respire partout. Un homme passe quelquefois sa vie dans le monde sans avoir rencontré un ami ; il voit se succéder tous ses jours et reste indifférent aux autres hommes qui l’entourent. Dans la retraite sainte de la Trappe, il n’en est pas ainsi. Tout ce qui vit avec vous mourrait, s’il le fallait, pour vous. Aussi quelle bienveillance dans les regards que vous rencontrez ! comme vous pouvez compter sur ce religieux que vous voyez pour la première fois et qui s’incline humblement devant vous ! Il est tout chargé d’années et de vertus, et il se prosterne presque jusqu’à terre devant le jeune homme qui passe à côté de lui !… Sa salutation n’est point commandée par une trompeuse politesse : c’est un frère qui salue son frère en Jésus-Christ, et qui est prêt à s’immoler pour sauver son âme.
« Il est très-important, observe l’Ecriture, de réprimer et de régler sa langue ; sans quoi elle devient bientôt une épée affilée, qui frappe, blesse et tue par la parole ; une arme plus dangereuse cent fois que les ciseaux dans les mains d’une femme, dont la pointe peut bien percer les chairs, mais non blesser la personne au cœur, comme le dard empoisonné de la critique qui fait la guerre à tout, immolant à sa passion, sous les coups de la satire, la réputation, l’honneur et souvent l’amitié. Plusieurs ont péri par le tranchant du glaive, disait Salomon, mais ils sont plus nombreux ceux que la langue a tués : on a compté les morts sur les champs de bataille, on ne sait pas les victimes du salon. Telle réunion s’est dissoute, telle soirée a manqué, tel cercle ne s’ouvre plus pour éviter les bons mots d’un parleur trop spirituel. La nature humaine est capable de dompter les bêtes sauvages, dit saint Jacques ; elle a apprivoisé les oiseaux, adouci les vipères et réduit les animaux ; mais il sera toujours plus difficile de dompter une langue qui, insensible au frein, indocile au commandement, résiste à tous nos efforts : Dieu seul pourra la soumettre au silence. »
Les philosophes de l’antiquité avaient ordonné le silence à leurs disciples, pour éloigner, disaient-ils, les embarras d’une discussion ; mais Jésus-Christ, qui est venu accomplir la loi et non l’abroger, l’a recommandé comme moyen d’éviter le péché. Tout le travail de l’homme consiste à bien régler sa langue. Il l’a observé lui-même assez rigoureusement, ne disant rien pendant trente ans, parlant peu dans sa vie publique, se taisant même souvent quand on l’interrogeait.
Le chrétien, désireux d’imiter son Maître, l’a pratiqué à son tour, non dans un accès de misanthropie, mais par religion. Il allait loin du bruit, cherchant le désert pour y vivre dans le silence. « Arsène, debout, fuis et tais-toi, » disait une voix mystérieuse. Les solitudes se peuplaient, tout en demeurant silencieuses. A Scété, le calme était si profond, dit Marule, que vous eussiez cru le lieu inhabité. A Tabenne, les trois mille religieux qui vivaient sous la conduite d’Ammon, dit Ruffin, s’occupaient à prier, sans jamais parler à personne. A Clairvaux, dit l’abbé de Saint-Thierry, le silence qui y régnait imprimait une profonde vénération, une profonde retenue, même aux étrangers qui arrivaient ; il agissait sur eux si puissamment, qu’ils n’osaient émettre ni paroles mauvaises ou oiseuses, ni même celles qui auraient été hors de propos.
Les enseignements de saint Bernard avaient porté leurs fruits ; il y avait prêché la circoncision de la langue, aussi nécessaire au moine, disait-il, que la circoncision de la chair au juif et la circoncision du cœur à un chrétien.
Le silence monastique empêche non-seulement les discussions irritantes, les froissements, comme il en arrive trop souvent dans les monastères où la règle n’oblige pas au silence, mais il a un autre avantage, c’est d’isoler le religieux des religieux qui l’entourent, en lui permettant de vivre en ermite dans la communauté : c’est la solitude unie à la vie cénobitique. Un moine de Scété demandait un jour s’il ne serait pas possible de s’enfoncer plus avant dans la solitude, et mettant le doigt à la bouche, Macaire lui répondit : « Retirez-vous dans cette cellule et fermez-en la porte à tout jamais. » Oui, le silence procure au cénobite tous les avantages de la vie érémitique sans lui faire perdre les agréments de la communauté : il est seul sans être délaissé ; il a l’indépendance d’un solitaire sans en courir les dangers, la tranquillité du désert sans en éprouver les ennuis ; il trouve dans son couvent l’isolement de l’ermitage et les ressources de la communauté.
Tels sont, dans un monastère, les avantages du silence, qui devient comme le lien de la vie commune, la sauvegarde de la charité et le bonheur du religieux ; « il le met à couvert de beaucoup de maux, dit saint Jean Chrysostôme ; il l’élève au-dessus de ses passions et le rend invulnérable ; il est un rempart pour l’oreille, un frein pour la langue, un port tranquille ; il est le soutien de la prière, l’échelle du Ciel, le chariot d’Elie qui nous enlève à la terre pour nous donner à Dieu. » Le silence, parfois, est plus expressif que la parole : l’éloquence s’en est servie souvent pour arriver au sublime ; le Trappiste l’emploie, ce qui vaut mieux encore, pour s’élever à la vertu.
« Les Trappistes sont toujours silencieux, soit au travail, soit au repas, seuls ou en communauté, en un mot partout, excepté au chœur, où leur voix, libre enfin, peut chanter des heures entières sans ennui, sans fatigue, sans enrouement : la langue ne sort du repos que pour y rentrer, et, reprenant dans le silence une énergie nouvelle, elle peut, sans s’épuiser jamais, toujours fraîche et reposée, redire les chants du psalmiste royal. »
Les lèvres qui touchent l’hostie consacrée doivent être saintes, la bouche qui mange le pain des anges, la manne eucharistique, ne doit s’ouvrir que pour publier les louanges de Dieu ; la langue qui sert à la communion ne doit pas devenir un membre d’iniquité, servir d’instrument au péché ; elle sera donc muette ou ne parlera que le langage sacré : c’est l’enseignement profond, la haute leçon qui ressort de cette loi monastique.
Tout à la Trappe annonce qu’il faut se taire, tout y prêche le silence. Quelques sentences bibliques, imprimées sur les murs, en rappellent l’étroite obligation : « Seigneur, mettez une garde à ma bouche et une porte à mes lèvres. » (Eccl. XXII, 55). « Le silence est notre gardien et notre force. » (Is. XXX, 15). Mais plus souvent le mot SILENCE est écrit tout seul, çà et là, en gros caractères, en lettres majuscules, comme pour mieux en faire sentir l’importance.
Le silence était une loi, on a établi les peines les plus sévères contre son inobservance ; une simple humiliation ne suffirait pas, il faut un châtiment disciplinaire, et la loi est encore bien sage dans cette rigueur apparente. Qui ne sait combien l’observation de cette excellente vertu contribue efficacement au bon ordre des établissements où elle est bien pratiquée ? Quelle sauvegarde assurée contre les désordres, les jalousies, les haines, les inimitiés et les divisions qui font le malheur de la société ! Une charité toute cordiale fait les délices des couvents ; mais serait-il possible de se maintenir dans ces heureux sentiments, si, dans les maisons nombreuses surtout, chacun avait la faculté de dire son sentiment, de donner son avis, de communiquer toutes ses idées ? Quelle confusion et quel désordre en bien peu de temps ! puisque c’est une opinion assez reçue, que l’on compte presque autant de sentiments qu’il y a de têtes admises à délibérer. Combien de ces paroles, innocentes peut-être dans l’intention de celui qui les prononce, sont mal saisies et mal interprétées par celui qui s’y croit offensé, et tôt ou tard quelle perturbation n’occasionnent-elles pas !
Au reste, cette pratique du silence, qui serait si pénible et si impraticable dans le monde, au milieu de ceux qui ne l’observeraient pas, n’a pas ce caractère à la Trappe. Ici-bas, tout est relatif, et ce qui serait intolérable partout ailleurs, paraît doux et aisé au religieux, pour qui la contemplation devient vite un besoin ; comme ses frères, qui lui en donnent l’exemple, il préfère bien mettre toutes ses délices à converser avec Dieu dans l’oraison et avec les saints par la lecture, plutôt que de perdre son temps dans des conversations dont il sent si fort l’abus et les dangers.
De plus, ce silence n’est pas si absolu qu’il ne puisse y être dérogé. Ainsi, le supérieur et quelques employés en sont dispensés dans bien des circonstances ; une nécessité quelconque est encore un motif suffisant pour obtenir la permission d’échanger quelques paroles.
Enfin, il y a dans l’ordre un petit dictionnaire de signes, à l’aide desquels les religieux peuvent, sans parler, s’entendre entre eux pour les choses les plus usuelles, et se communiquer leurs idées lorsqu’il y a quelque nécessité de le faire.
Dans le chapitre suivant, j’analyserai la journée des Trappistes, et l’on ne pourra s’empêcher de penser, en disant cette analyse, que ces hommes, desquels on a tant parlé en les calomniant, en les raillant, en les méprisant, sont arrivés au plus haut degré de perfectibilité auquel l’homme puisse atteindre.