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Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert

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XIX
Allez à la Trappe.

Le cloître est un vaste camp où l’on s’exerce au métier de la vertu sous les drapeaux du Christ.

(S. J. CHRYSOSTÔME.)

« Il est dans la vie des moments de lassitude, de découragement et d’ennui qui viennent parfois, en allongeant les heures, doubler le temps de la journée ; on regarde sa pendule, l’aiguille ne marche plus, le cadran marque toujours la même heure ; et la minute dure un siècle ; on languit dans l’irrésolution de toutes choses, l’existence devient pesante, on éprouve le besoin de changer d’atmosphère. »

En allant une semaine à la Trappe, on échappe, pieuse évasion, au tumulte du monde, on se soustrait à toutes les misères de la vie humaine, et on va, loin du monde, du bruit et des soucis, reprendre haleine, ranimer ses forces, avant de continuer sa route sur le chemin de la vie.

Après avoir assisté à une homélie de saint Jean Chrysostôme, sur la sainteté de l’état religieux, l’empereur Théodose sortit de la ville pour aller visiter un ermite, marchant seul, sans escorte à ses côtés, afin de n’être pas reconnu. Il entre dans la cellule du solitaire, regarde et ne voit que du pain sec dans une corbeille. L’empereur s’incline pour recevoir la bénédiction de l’anachorète et demande à partager son repas. Le saint ermite prend de l’eau dans une écuelle, y met deux grains de sel et en offre. — Me connaissez-vous ? dit l’empereur. — Peu importe, répondit-il en souriant, Dieu sait qui vous êtes ; la charité me dit que vous êtes mon frère, prenez. — Heureux ermite, vous avez plus de bonheur dans cette grotte solitaire que l’empereur sur son trône. Théodose lui-même vous le dit en portant envie à votre sort ; il cacherait volontiers sa tête sous le froc, moins lourd à porter que la couronne.

On le comprend à ce langage, l’empereur avait senti la vanité du faste et des grandeurs, à côté de ce moine qui, ignorant les choses du siècle, les cérémonies de l’étiquette, recevait, indifféremment assis à terre, les rois chez lui.

Eh bien, lecteurs, je vous propose la même promenade, une visite à la Trappe ; vous pourrez, comme Théodose, partager le repas de l’anachorète, goûter l’eau salée de son écuelle, y tremper votre pain, et la saveur en sera peut-être meilleure que vous ne pensez. Votre santé n’en souffrira pas ; votre corps s’y reposera dans la sobriété de toutes choses ; mais ce qui surtout y gagnera en vigueur, en énergie, en bien-être, c’est votre moral, dont les forces ont besoin d’être remontées quelquefois, comme les rouages de la pendule de saint François de Sales, qui ne sonnait plus, disait-il, les heures de la ferveur. Quand le marin, désireux d’échapper aux tempêtes de l’Océan, veut arrêter la marche de son vaisseau, fatigué de ramer, il cingle vers le port, où le murmure des vagues ne viendra plus troubler son repos.

O vous, qui que vous soyez, qui aurez la facilité d’aller visiter un des monastères de la congrégation de la Trappe, ne négligez pas de vous procurer cette consolation : si vous le pouvez, faites-y quelques jours de retraite, vous aurez lieu d’en être satisfait ; si vous ne pouvez pas vous déterminer à y faire d’exercices spirituels, allez-y toujours, ne serait-ce que par curiosité, vous ne laisserez pas d’en retirer quelque profit. Ce ne sont pas des discours pathétiques que vous entendrez dans ce séjour du recueillement et du silence ; mais ce silence même, ce recueillement parleront à votre cœur et lui feront entendre un langage bien éloquent : tout prêche à la Trappe, jusqu’aux murailles, qui sont couvertes de sentences dont le sens profond pénètre les cœurs les plus insensibles. Fuis le monde, Arsène, et tu seras sauvé : tel est le salut que donne par écrit, à tout étranger qui arrive, la porte d’entrée des cloîtres d’Aiguebelle. En effet, ce frontispice contient l’abrégé de ce qui se passe dans ce sanctuaire, où tout respire le mépris des vanités du monde et les précieux avantages de la solitude, dans l’intérêt du salut éternel. Tout y fait impression, et ces impressions sont salutaires et durables. A l’aspect de ces visages austères, de cet extérieur recueilli, de ces hommes, en un mot, que la ferveur de la pénitence prive volontairement de l’usage de leurs sens, et rend pour ainsi dire aveugles, sourds et muets par choix, on a de la peine à revenir de sa surprise et de son admiration ; cet étrange contraste avec ce qui se passe de si opposé dans le monde, frappe et étonne. On est presque tenté de douter s’ils appartiennent encore à la race vivante, ou si la trompette du dernier jour n’a pas sonné pour eux.

Il est impossible d’aller faire un voyage à la Trappe et de n’en pas revenir meilleur. L’idée de tout ce qu’on a vu poursuit partout, soutient dans les circonstances difficiles de la vie, fait éviter les actions mauvaises et détermine plus d’une fois à en faire de bonnes.

Ajoutons que cette vue suffit quelquefois pour porter à des résolutions généreuses.

Tous les hommes, sans doute, ne doivent pas fuir le monde pour aller dans la solitude, mener une vie d’anachorète ; mais il y a bien quelques âmes que Dieu y appelle, et qui auront une grande facilité pour se sanctifier si elles suivent sa voix, mais aussi qui éprouveront des difficultés épouvantables pour se sauver, si elles résistent. Il vous importe donc, ô vous qui vous sentez attiré au désert, de bien discerner l’esprit qui vous agite. Si c’est véritablement celui de Dieu, votre vocation est trop sublime pour que Dieu ne vous accorde pas toutes les lumières qui doivent éclairer la marche que vous devez suivre. Peut-être vous ne verrez pas bien clair d’abord : mais soyez fidèle, Dieu vous tracera lui-même la voie par où vous devez marcher : il a mille moyens pour cela.

Lorsque le moment sera venu, que vous vous sentirez intérieurement touché de la visite du Seigneur, et pressé d’immoler la victime qu’il demande de vous, gardez-vous d’hésiter encore, mais armez-vous de courage et consommez le sacrifice. C’est une avance que Dieu vous a faite ; si vous êtes fidèle à y correspondre, vous voilà fixé dans le bien ; et Dieu, content de votre générosité, vous donnera un surcroît de grâces qui vous feront avancer de vertus en vertus.

Car, ne vous y trompez pas, vous tous qui pouvez vous trouver dans ce cas : d’après tous les Pères de la vie spirituelle, il est des temps et des moments que Dieu s’est réservés dans sa miséricorde, et qu’il a fixés pour chacun de nous, pour accomplir les desseins qu’il a sur nous et que sa grâce nous suggère ; malheur à nous, si nous manquions de fidélité ! Qu’est-ce qui fit tous les malheurs et la réprobation du peuple juif ? C’est de ne pas avoir connu le temps de la visite du Seigneur ; il y eut pour chaque juif en particulier un de ces instants critiques, où il s’agissait de reconnaître ou non Jésus pour le Messie. Ceux qui furent infidèles en cette rencontre, résistèrent depuis aux plus grands miracles, et ils finirent par le crucifier comme un blasphémateur. Exemple terrible qui, par malheur, ne se renouvelle que trop souvent ; car nous ressemblons tous plus ou moins aux juifs, et Dieu tient toujours la même conduite dans la distribution de ses grâces, mais bien plus dans la grâce si décisive de notre vocation.

Si labor terret, merces magna nimis invitet. Ne vous laissez point effrayer par le silence, le jeûne, les veilles… Ce qui coûte d’abord à la nature, devient facile ensuite ; on y trouve même du goût et de la joie ; la grâce est si puissante qu’elle adoucit les choses les plus amères. Plus un ordre est austère, plus on y a de contentement et de vrai bonheur. Si donc Dieu, riche en bonté et en miséricorde, vous appelle à un si saint état, faites comme cet homme de l’Evangile, qui, ayant trouvé une perle d’un grand prix, donne tout pour l’avoir, c’est-à-dire se donne lui-même, dit saint Bernard, pour la posséder en sûreté : Pro quâ universa dare debemus, id est, nosmetipsos. Puis il ajoute dans un grand sentiment d’admiration : O margarita præfulgida, religio pretiosior auro, religio gratissima et toto corde perquirenda ! O religio habitaculum Dei et angelorum ejus ! Vita beata, vita angelorum ! Verè religio est paradisus ; o homo, fuge homines, fuge seculum, religionem elige, et salvaberis ! Pourquoi votre salut est-il assuré dans la religion ? poursuit le même saint qui suivait précisément la même règle que l’on observe aujourd’hui à la Trappe. Il répond que c’est parce que dans la religion l’homme vit plus saintement, tombe plus rarement, se relève plus promptement. N’est-ce pas encore là, continue-t-il, qu’il reçoit plus souvent la douce rosée de la grâce et de la consolation céleste, irroratur frequentiùs ; qu’il repose plus paisiblement, quiescit securiùs ; qu’il meurt avec plus de confiance, moritur fiduciùs ; qu’il demeure moins de temps dans le purgatoire, purgatur citiùs ; enfin, qu’il reçoit une plus grande récompense dans le ciel, prœmiatur copiosiùs ?

Le sacrifice n’est pas bien grand, quand on considère le peu qu’on laisse en quittant le monde et ce qu’on gagne en entrant dans la religion ; d’un côté, il n’y a qu’illusion, mensonge, tromperie, peines de l’esprit et du cœur ; de l’autre côté, il y a le calme, la paix et le bonheur. S’il faut faire des efforts pour surmonter les obstacles qu’on rencontre avant de faire le dernier pas, s’il faut faire violence à la nature et rompre les liens les plus chers, Dieu est là ; il nous soutient par sa grâce ; il nous encourage par l’exemple de son divin Fils, qui a marché le premier dans la voie des sacrifices et des souffrances, quoiqu’il fût parfaitement innocent. On s’expose dans le monde aux plus grands dangers, pour acquérir des biens passagers et méprisables, ou pour obtenir une gloire qui n’est que de la fumée ; pourquoi ne ferait-on pas quelques sacrifices pour avoir les seuls biens véritables, ceux qui sont dignes de notre estime, la seule vraie gloire, celle qui consiste à servir et à aimer Dieu ?

Je le répète en terminant : Allez, lecteurs, allez à la Trappe ; vous y trouverez une cellule pour vous recevoir, une règle pour vous diriger, une nourriture pour vous fortifier, des religieux pour vous édifier, et un père trappiste pour vous entendre.

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