Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
III
Arrivée à la Trappe.
Au désert on étudie la vraie sagesse.
Parti de Toulouse à midi, j’arrivai à Cadours vers trois heures ; de là, je m’acheminai seul, à pied, en vrai pèlerin, vers Sainte-Marie du Désert. J’avais quelques heures de chemin à faire pour arriver au couvent ; aussi, après m’être arrêté au sommet d’une colline, pour contempler le paysage, je pressai le pas dans les ravins pour regagner le temps perdu, si je puis appeler ainsi les moments précieux que j’employais à admirer les magnificences de la création.
Plus j’avançais, plus je trouvais l’aspect du pays sévère et en harmonie avec la sainte retraite dont il semble s’enorgueillir.
Parfois, sur le penchant des coteaux, se présentaient quelques habitations rustiques animant un peu les sites sauvages, et se trouvant là, comme une dernière borne, entre un monde bruyant qu’on oublie et une solitude où l’on adore mieux son Créateur.
Le soleil baissait à l’horizon, et je touchais au terme de mon voyage, au but tant désiré.
A l’extrémité de la vallée se détachait, dans la pénombre, une grande masse grise et solitaire : c’était le couvent. Je sentis encore augmenter ce respect religieux, cette douce mélancolie, qui s’étaient emparés de mon âme pendant une marche longue et silencieuse.
La porte du couvent étant fermée, j’agitai la clochette. Un frère convers m’ouvrit sans sortir de sa cellule, qui était auprès, comme une loge de portier ; mais il se présenta à moi, s’inclina profondément pour me donner le salut de l’hospitalité et me fit entrer. Cet accueil simple et religieux fit sur moi une profonde émotion. Quelques paroles de politesse vinrent expirer sur mes lèvres : je sentais trop vivement l’infériorité de notre étiquette banale ; car, je le dis à ma honte, je ne connaissais les Trappistes que par les pamphlets. Pour la première fois je me trouvais en face d’un trappiste. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, d’une taille moyenne ; un ample capuchon ombrageait sa tête ; ses traits, quoique fortement prononcés, avaient une expression douce et prévenante : je me rappelais le tableau du Moine ; sa robe, qui, pour la forme et la couleur, ressemblait à celle des Capucins, était assujettie par une large ceinture de cuir. En m’abordant, il tenait dans ses mains un chapelet auquel il travaillait.
Tandis que je considérais avec une curiosité respectueuse ce costume si étrange et si nouveau pour moi, il me demanda d’une voix amie et avec cet air d’intérêt et d’amabilité que peut seule inspirer la charité chrétienne, le motif qui m’amenait dans cette solitude.
« Je viens, lui dis-je, mon frère, visiter votre monastère et passer quelques jours dans la communauté si on veut bien me le permettre. »
Tout en échangeant nos premières paroles, nous traversâmes un jardin, au milieu duquel se trouve une belle statue de l’Immaculée Conception ; de là, nous parcourûmes plusieurs corridors, pour arriver dans la salle d’attente réservée aux étrangers. « En attendant, me dit le frère, veuillez lire la carte manuscrite attachée au mur ; » et, sur-le-champ, il alla, par trois coups de cloche, donner avis de mon arrivée à deux religieux chargés de recevoir ceux qui viennent visiter la maison.
Je lus cette carte, qui contient les avertissements nécessaires pour se conduire dans la maison : — Il faut éviter, y est-il dit, autant que possible, la rencontre des religieux, n’en questionner aucun autre que l’hôtelier. — Celui que vous auriez connu dans le monde, faites en sorte qu’il ne puisse vous reconnaître ; ne troublez point le silence, il est sacré, il est obligatoire comme un serment. — Veuillez bien croire que c’est avec peine qu’on offre aux étrangers une nourriture si simple, mais elle est prescrite par la règle.
Je terminais à peine de lire ces avertissements que deux religieux se présentèrent. Ils avaient la tête entièrement rasée, à l’exception d’une petite couronne de cheveux large d’un doigt ; ils étaient dans la fleur de la jeunesse ; leurs robes blanches, qui retombaient jusqu’à terre, semblaient encore rehausser la simplicité majestueuse de leur maintien. Ils me firent un profond salut ; puis, tombant tout à coup à mes pieds et s’étendant de toute la longueur de leur corps, ils récitèrent une courte prière, la face prosternée contre terre. S’étant relevés, ils me firent signe de les suivre à l’église ; c’est le lieu de la prière qu’on fait visiter d’abord aux étrangers. Je m’agenouillai quelques instants près de la porte, le cœur ému de ce que je voyais.
Je fus conduit de nouveau à la salle d’attente, où l’un des deux religieux me lut plusieurs versets de l’Imitation de Jésus-Christ ; après quoi ils me firent signe de les suivre de nouveau, et me conduisirent au père Elisée (c’est le nom de l’hôtelier), puis ils se retirèrent après avoir prononcé ces saintes paroles de l’Ecriture : Suscepimus, Domine, misericordiam tuam in medio templi tui.
Le père hôtelier m’offrit ses services et m’introduisit dans une chambre qui, sans être élégante, se faisait remarquer par une propreté parfaite. L’ameublement consistait en un petit lit, une table de sapin et une chaise, modeste comme celle des églises ; une petite planche, appuyée au mur, soutenait un vase plein d’eau ; un christ en plâtre bronzé était accolé à la muraille ; au bas se trouvait une image de l’Immaculée Conception.
« C’est ici que vous serez logé, » me dit ce religieux avec beaucoup de bienveillance. Je lui dis qu’étant venu à la Trappe en visiteur, je désirais, si cela était possible, suivre pendant quelques jours tous les exercices de la communauté. Pour toute réponse, et devinant sans doute ma pensée, ce bon religieux me montra attaché au mur un règlement à l’usage des retraitants, au-dessus duquel étaient écrits ces mots, qui font la joie du Trappiste : S’il est dur de vivre ici, il est bien doux d’y mourir. « Veuillez, continua l’hôtelier, disposer de moi pour tout ce que vous pourrez désirer ; c’est à moi de vous pourvoir ; ce sera m’obliger que de me procurer l’avantage de vous rendre quelque service. » Et il s’en alla.
Sur la table je trouvai plusieurs livres de piété : l’Imitation, l’Evangile médité, le Pensez-y bien, etc. Je suis persuadé que plus d’un voyageur, amené seulement par la curiosité, aura été saisi par la grâce en ouvrant ces livres. Je ne veux pas dire qu’à l’instant il se soit fait trappiste ; mais, après sa lecture, et à la vue de ces religieux qui ont l’air de trouver si léger et si doux le joug du Seigneur, à la paix indicible qu’on respire dans cette sainte retraite, il sera devenu meilleur, et il sera rentré dans le monde avec quelques imperfections de moins.
J’étais à peine installé dans ma cellule, que le père Elisée vint me chercher pour me conduire au réfectoire des étrangers, et m’invita à me mettre à table à côté de deux autres voyageurs. L’un était l’abbé V…, curé à A… ; l’autre était un jeune vicaire de Saint-Etienne de Toulouse. Je m’occupai peu, pendant ce premier repas, de mes deux convives, pour lier conversation avec le père hôtelier, dont la physionomie respirait la sérénité et la candeur ; son regard, ses manières prévenaient ; sa parole était douce et engageante. Sa constitution ne paraissait pas affaiblie par les jeûnes et la pénitence. Il était, comme le frère Matthieu (c’est le nom du frère portier), âgé de trente à trente-cinq ans.
On ne sert jamais aux hôtes qu’un repas frugal, mais très-bon, très-copieux et convenablement assaisonné ; le pain y est excellent. La règle défend expressément la viande aux étrangers quels qu’ils soient, à moins cependant que quelque maladie ne l’exige ; alors on en servirait, mais seulement à l’infirmerie, jamais dans le réfectoire des hôtes. Pendant tout le repas, un religieux de chœur fait aux convives une lecture pieuse, dans le but d’éviter les conversations frivoles. A ce premier repas, la lecture n’eut pas lieu, parce que j’étais arrivée, ainsi que les deux autres voyageurs, après l’heure de la réfection.
Comme l’hospitalité qu’on exerce à la Trappe n’a pas d’autre signification que celle qu’elle a toujours, on n’exige jamais rien des étrangers, mais on reçoit humblement les dons offerts par les personnes aisées.
Le repas terminé, le père hôtelier m’engagea à prendre l’air dans le jardin. Comme j’étais harassé de fatigue, je préférai le repos ; je rentrai dans ma chambre, où je fus seul, seul avec les pensées qui vinrent alors en foule assaillir mon esprit.