Une semaine à la Trappe: Sainte-Marie du Désert
VII
Les nuits à la Trappe.
Je dors, mais mon cœur veille.
Jusqu’à ce jour, ce titre a été employé par les écrivains modernes, habiles dans l’art de séduire, pour amorcer l’attention de leurs lecteurs ; ils s’en sont servis malheureusement pour décrire les mœurs dissolues de la société et donner des scandales au public. Néanmoins, malgré l’abus qu’on en a fait, nous n’avons pas craint de l’inscrire en tête de ce chapitre : il pourra, ce nous semble, réparer un peu le mal qu’il a produit, en faisant connaître des mystères véritablement édifiants, les mystères de la mortification monastique.
J’ai visité le dortoir des Trappistes, j’ai touché leurs lits ; et assurément ce n’est ni une chambre bien meublée, ni un lit richement sculpté, et encore moins une couche au mol duvet. On ne voit rien dans ce dortoir qui ressemble au luxe, à l’affectation et à la délicatesse. Leur dortoir est une longue salle vaste et aérée, contenant, à droite et à gauche, ce que les religieux appellent leurs lits ; une lampe y reste allumée toute la nuit. Ces lits ne sont pas autre chose que deux planches élevées de terre par quatre supports, sans art, sans menuiserie, sans dessin, grossièrement façonnés, laissant trop voir qu’ils ne sont passés ni au tour ni au rabot ; une natte de paille piquée recouverte d’une toile, deux couvertures de laine et un traversin de paille, voilà tout ce qu’il faut pour faire reposer le Trappiste. Chaque couche se trouve séparée par une colonne et une cloison en planches, ce qui forme une espèce d’alcove. Le nom de chaque trappiste est écrit au-dessus de chacun de ces lits. Celui du père abbé est confondu avec ceux de ses frères ; rien ne le distingue. Dans ce dortoir, comme dans le reste de cette maison, qui n’appartient en rien au monde, tous les noms de famille disparaissent : l’on n’y connaît que ceux que la religion a donnés.
Après les plus rudes travaux, les mortifications et les prières du jour, les Trappistes n’ont à proprement parler qu’une planche pour se reposer. Ce lit ne sourit pas à la mollesse, il n’invite pas à passer la grasse matinée, mais il suffit au repos du corps : il délasse sans énerver, il procure un sommeil léger, calme et naturel ; on y dort paisiblement, sans suffocations, sans sueurs, sans cauchemar, comme sur un lit de camp, d’où l’on se lève toujours frais, agile et dispos à recommencer la journée.
« La nuit est dangereuse pour l’homme, a dit le comte de Maistre dans l’une des Soirées de Saint-Pétersbourg ; et sans nous en apercevoir, nous l’aimons tous un peu, parce qu’elle nous met à l’aise. La nuit est une complice naturelle constamment à l’ordre de tous les vices, et cette complaisance séduisante fait qu’en général nous valons tous moins la nuit que le jour. La lumière intimide le vice ; la nuit lui rend toutes ses forces, et c’est la vertu qui a peur. Encore une fois, la nuit ne vaut rien pour l’homme…
Depuis le brigand des grands chemins jusqu’à celui des salons, quel homme n’a jamais dit : « Viens, j’ai besoin de ton ombre ? » La société, la famille la mieux réglée est celle où l’on veille le moins, et toujours l’extrême corruption des mœurs s’annonce par l’extrême abus de ce genre. La nuit étant donc de sa nature mauvaise conseillère, de là vient que les fausses religions l’avaient consacrée souvent à des rites coupables, sous le nom de Bonne Déesse. »
Le philosophe chrétien a dit vrai ; et se méfiant de la nuit comme d’un ennemi dangereux dont ils veulent éviter les coups, les Trappistes se retirent à la chute du jour (à huit heures du soir de Pâques au 14 septembre, et à sept heures du 14 septembre à Pâques). Sur ces couches si dures, le sommeil ne tarde point à descendre et à venir reposer ces hommes qu’aucune inquiétude n’agite, qu’aucun remords ne tourmente : car si quelques-uns ont été coupables, ne sont-ils pas venus échanger leurs remords contre un saint repentir, et Dieu ne donne-t-il pas la paix à qui se repent ?
Comme le soldat au camp, le Trappiste dort tout habillé, afin d’être prêt au premier signal. « Chaque religieux repose avec ses habits réguliers, sans jamais les quitter, portant toujours la tunique, le scapulaire et la coule qui doive lui servir de vêtement pendant le jour, de drap pendant la nuit et de linceul à la mort. » Le Trappiste, après avoir pris l’habit, ne s’en dépouille plus ; il l’a promis, les vers seuls le déshabilleront.
« La nuit se passe sans insomnie, les heures fuient rapides sans qu’on puisse les compter, les paupières sont fermées, l’œil dort, et si le cœur veille, comme celui de l’Epouse des Cantiques, c’est dans l’attente de quelque sainte communication qui va venir lui montrer ce que l’œil ne peut voir, lui dire ce que l’oreille ne saurait entendre, ces choses mystérieuses qui furent découvertes à tant de saints par des visions. Il y a des songes naturels qui sont l’expression de nos goûts, de nos penchants, de nos inclinations ; des songes diaboliques qui sont la preuve du pouvoir occulte que le démon exerce sur nous ; mais il y a aussi des songes divins pendant lesquels Dieu, pour parler le langage de Job, ouvre nos oreilles, parle à notre cœur et nous instruit. »
« Si la nuit, dit encore Joseph de Maistre, donne de mauvais conseils, il faut lui rendre justice, elle en donne d’excellents : c’est l’époque des profondes méditations et des sublimes ravissements ; pour mettre à profit ces élans divins et pour contredire aussi son influence funeste, le Christianisme s’est emparé à son tour de la nuit et l’a consacrée à de saintes cérémonies qu’il anime par le chant de l’office divin. »
Dans les âges de foi, les chrétiens se levaient la nuit pour prier ; ils se rendaient à l’église pour assister à la récitation des nocturnes ; ils allaient mêler leurs voix, en redisant les psaumes, à celle de David, qui suspendait son sommeil pour prier, qui passait ses nuits à gémir et qui arrosait son lit des larmes de la pénitence. Aujourd’hui, l’usage s’en est perdu ; l’Eglise est trop bonne mère pour ne pas ménager, autant que possible, les faiblesses de notre nature. Il est une nuit que les chrétiens sanctifient encore par la prière : c’est la nuit de Noël. Cependant, grâce à la réforme de Cîteaux, la règle de saint Benoît n’a pas varié ; au milieu de la nuit, la cloche se fait entendre, appelant les religieux à matines, et chaque Trappiste quitte sa couche et descend à l’église, où il commence par prier Dieu de lui donner son secours, d’ouvrir sa bouche, de délier sa langue, avant d’en chanter les grandeurs sur le ton du psalmiste.
Les chants qui retentissent à la Trappe, dans le silence des nuits, sont plaintifs, gémissants et coupés au milieu du verset comme par un sanglot ; ils disent les mêmes paroles que David, sans les accompagner du psaltérion et de la cithare. Il faut les avoir entendues, ces psalmodies nocturnes, pour comprendre tout ce qu’elles ont de triste, d’élégiaque et d’émouvant. Les Trappistes, donc, pendant que d’autres se livrent au plaisir, veillent sur nous pendant la nuit, prient quand nous dormons, et gémissent, debout au pied des autels, anges protecteurs de la terre, éloignant par leurs prières ce que la nuit a de mauvais pour nous ; le monde oublie son Dieu, les Trappistes se souviennent du Seigneur en conversant avec lui.
L’auteur de la psalmodie sacrée a lui-même marqué l’heure où doit commencer le saint office : « Mediâ nocte, dit-il, surgebam ad confitendum tibi : Je me levais au milieu de la nuit pour chanter vos louanges. » Et les noms de matines et de nocturnes, que porte encore cette partie de l’office, annoncent bien le temps où il doit se célébrer : c’est du moins littéralement ce qui se pratique chez les Trappistes.
La dureté de la couche m’avait empêché de dormir ; aussi, lorsqu’à une heure après minuit la cloche du monastère sonna pour appeler les religieux au chœur, je n’eus pas de peine à me réveiller. En me rendant à la tribune de la chapelle, je vis les religieux un à un descendre lentement ; et dans le plus profond silence, l’escalier qui conduit du dortoir à l’église ; et, dans l’obscurité que la lueur vacillante de la lampe ne dissipait que faiblement, ils apparaissaient, avec leur longue coule blanche, comme des ombres glissant au milieu de la nuit. J’étais placé de manière à voir arriver tous les religieux et presque à les compter. J’aperçus beaucoup de jeunes gens mêlés à des vieillards et à des hommes d’un âge mûr. Ils étaient, en général, plutôt robustes et pleins de santé, qu’affaiblis et languissants. On remarquait, sur presque toutes les figures, plutôt le hâle de l’air brûlant du midi que la pâleur et la trace des austérités ; quelques-uns avaient de la noblesse et de la grâce, mais les jeunes trappistes avaient perdu l’élégance de la taille et jusqu’à la légèreté de la marche.
Chaque religieux avait les bras croisés sur la poitrine, se prosternait en passant devant l’autel et se rendait ensuite à sa stalle ; à droite et à gauche du chœur, les autres frères de la communauté étaient à genoux, le front courbé vers la terre. Pas une voix ne se faisait encore entendre ; un seul bruit frappait l’oreille, dans un si auguste silence : c’était le balancier de l’horloge, dont le retentissement monotone marquait les secondes et la rapidité des heures à ces hommes qui ne pensent qu’à l’éternité. Prosternés sous la main du temps, ils me semblaient attendre leur arrêt : l’heure suprême peut sonner, je les crois tout prêts. Les religieux, couverts de leurs capuchons, étaient agenouillés, la tête baissée ; ils priaient au milieu d’un silence solennel, immobiles comme ces statues de marbre inclinées sur les tombeaux. Puis, tout à coup ils se relevèrent, et l’on crut entendre une seule et immense voix monter vers le trône de l’Eternel : nos psaumes, si pleins de poésies et de beautés graves, devenaient encore plus touchants et plus solennels, chantés ainsi dans le calme de la nuit, alors que rien ne distrait l’esprit et que les paroles sacrées parviennent mieux au cœur. C’est vraiment un spectacle grave et plein de majesté que ces moines placés sur deux rangs, éclairés par la faible lueur d’une seule lampe, et chantant d’une voix retentissante les louanges du Seigneur, pendant que tout repose dans le sommeil.
Pendant l’office, plusieurs religieux ont quitté leur stalle et sont venus séparément se prosterner sur les marches du sanctuaire. Parmi eux, j’ai reconnu le R. P. prieur ; il est venu s’agenouiller et se coucher la face contre terre, pour donner à ses religieux l’exemple de la pénitence et de l’humilité. O vous qui lirez ces lignes, allez entendre et admirer ces hommes voués à Dieu, ces cénobites oubliés du monde, qui prient avec la charité sans bornes que commande le premier précepte de la loi divine ; vous serez humiliés de votre relâchement, et vous garderez gravées au fond de vos cœurs les paroles de ce cantique : « A l’heure où la débauche allume ses flambeaux, j’allumerai les cierges de l’autel ; à l’heure où le méchant médite son crime, où le coupable sent ses remords, où le pauvre souffre sans lumière et sans amis, je prierai pour le pauvre, pour le coupable, pour le méchant ; je prierai pour ceux qui sont morts et pour ceux qui vont mourir ; je prierai pour le malheureux, afin qu’il espère, pour les heureux, de crainte qu’ils n’oublient Dieu. »
En écoutant ces paroles, j’étais honteux de moi-même ; la voix de ces solitaires favorisés du Ciel me paraissait si pure et si fervente ! J’étais comme un criminel qui comprend le bonheur de la vertu et la sévérité du Juge suprême, parce qu’il s’est éloigné trop longtemps de l’une et qu’il se trouve en face de l’autre.
Je restai ainsi abîmé dans ce flot de réflexions et de retours sur moi-même, moments précieux où l’âme s’ouvre à la grâce, où l’esprit triomphe de la matière, où l’on jette loin de soi ce fardeau misérable des inquiétudes humaines.
L’office ne se termina qu’à quatre heures et demie. Le jour commençait à poindre quand je regagnai ma chambre.