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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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LE CHEYLARD ET LUC


Notre Anglais trouva dans ce village une auberge dans le genre de celle du Bouchet, tenue également par de bonnes gens qui l’accueillirent de leur mieux. Il commença par avaler une pinte de lait, se prépara du chocolat qu’il prit sur la table poussiéreuse qui se levait et s’abaissait à l’aide de charnières au coin d’un vaste foyer.

C’est sur cette table qu’il écrivit son journal pendant que ses bottes et ses guêtres séchaient devant un feu si ardent qu’il lui brûlait les jambes. Après s’être encore fait servir une omelette, Stevenson rechargea Modestine pour se remettre en route. L’aubergiste, ancien muletier, l’aida avec une adresse remarquable.—«Cette bête est «mal chargée, dit-il, et cela la fatigue beaucoup: voyez!» Ses pieds de devant et sa croupe étaient en effet écorchés. Stevenson ne s’en préoccupa point. A quoi serait bonne une ânesse si elle ne pouvait porter un sac de nuit et quelques accessoires? Il voyait le moment où il serait peut-être obligé de porter cette bête sur ses épaules, comme dans la fable.

Modestine n’était pas la seule préoccupation de Stevenson. Il réfléchissait sur les difficultés qui se multipliaient devant ses pas. Du Cheylard à Luc le vent soufflait si fort qu’il fut obligé de soutenir continuellement de la main la charge de l’ânesse. En outre, le pays qu’il traversait, froid, nu, désolé, sans arbres, sans une plante, était bien fait pour augmenter sa mélancolie. La route et quelques clôtures étaient les seuls accidents de ce plateau monotone. Une ligne de piliers de pierre s’espaçait sur la route pour servir de direction en temps de neige.

Luc et le Cheylard ne méritent guère l’attention du voyageur, mais Stevenson ne voyageait pas, dit-il, pour aller quelque part, il ne recherchait que la sensation du déplacement. La grande affaire pour lui était de se mouvoir, de se sentir de plus près aux prises avec les nécessités et les embarras de la vie, de s’arracher au lit moelleux du milieu civilisé et de pénétrer jusqu’à la couche de granit et de silex que la civilisation a recouverte, à mesure que nous avançons dans la vie et que les affaires nous absorbent davantage.

Lutter contre le vent pour maintenir une charge sur un âne, cela n’exige pas de grands efforts intellectuels, mais cela occupe et calme l’esprit. Et lorsque le présent attire notre attention, nous ne pensons pas à nous tourmenter de l’avenir.

Stevenson était revenu sur les bords de l’Allier. On ne pourrait imaginer de plus triste paysage à cette saison de l’année. C’était un entassement de collines, les unes boisées, les autres nues, avec quelques bouquets d’arbres à leur sommet. Les ruines du château de Luc se dressaient en face du voyageur, dominées par une statue colossale de la Vierge, statue qui pèse, dit-on, cinquante quintaux. C’est dans ces gorges ravinées que coule l’Allier grossi par un affluent descendant d’une large vallée du Vivarais.

Luc se compose d’une double rangée de maisons bâties sur le flanc de la montagne et n’a de remarquable que les ruines du vieux castel et la statue dont il a été question. Mais il y avait une auberge spacieuse et propre. La cuisine, avec ses deux lits-armoires garnis de rideaux à carreaux, sa vaste cheminée surmontée d’une longue étagère garnie de lanternes, de statuettes de saints en plâtre colorié, avec ses bahuts et ses deux pendules, était vraiment le modèle des cuisines anciennes, une cuisine de mélodrame.

L’hôtesse, une femme d’un certain âge, encore belle, mais silencieuse et vêtue et coiffée de noir ne déparait pas cette salle d’une autre époque. La chambre à coucher, commune aussi, était remarquable avec ses longues tables et ses bancs où pouvaient s’asseoir cinquante personnes et ses trois lits-armoires sur les côtés. Dans un de ces lits, garni de paille, Stevenson, mal couvert et claquant des dents, passa une longue nuit, regrettant sa chaude peau de mouton et la voûte de feuillage d’une forêt.

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