Voyage à travers les Cévennes avec un âne
LA DERNIÈRE JOURNÉE
Lorsque Stevenson se leva le lendemain, jeudi 3 octobre, il se mit à la fenêtre de la chambre propre et confortable où il avait passé la nuit. Le jour se levait sans nuages et il avait devant lui une vallée profonde plantée de grands châtaigniers. Il sortit dans la fraîcheur du matin pour visiter les environs.
St-Germain est assis sur la croupe d’une haute colline au milieu d’une des plus belles châtaigneraies des Cévennes. Le temple protestant est bâti au-dessous du bourg sur un épaulement; l’église, qui d’après Louvreleuil remonte à Urbain V, mais qui n’offre rien de bien remarquable, s’élève au centre de la localité. C’est là que l’Abbé du Chayla avait sa maison, son séminaire et sa bibliothèque; c’est là qu’on rapporta son corps le surlendemain du meurtre horrible du Pont-de-Montvert, là enfin qu’il fut enseveli près de l’autel de la Vierge où il avait fait préparer son tombeau. Les funérailles furent, sinon interrompues, au moins hâtées par le bruit qui se répandait que Séguier avec sa troupe était à une demi-heure de là. Tous les prêtres des environs réunis pour la funèbre cérémonie se hâtèrent de s’en aller en des lieux plus sûrs.
Maintenant tout est bien tranquille à Saint-Germain-de-Calberte. Le pouls de la vie humaine bat si lentement dans cette paisible bourgade des Cévennes! Le passage de Stevenson y fut un gros événement, objet de toutes sortes de commentaires. Les enfants couraient après lui, les gens se retournaient ou se mettaient sur leur porte pour le voir passer. Cette curiosité, quoique n’ayant rien de malveillant, l’importunait.
Il quitta les rues et se réfugia sur les terrasses qui sont à cet endroit tapissées de vert gazon et il essaya de rendre avec le crayon les formes inimitables des châtaigniers avec leur majestueux dais de feuillage.
Une faible brise qui soufflait à de courts intervalles agitait les branches et les châtaignes tombaient de tous côtés autour de lui sur la pelouse avec un petit bruit mat. Bientôt le cultivateur pourrait recueillir cette manne précieuse. Au-dessus de sa tête il voyait ces fruits d’un brun luisant apparaître du cœur des bogues entre-bâillées et, à travers les arbres, l’œil embrassait un amphithéâtre de collines ensoleillées et emmantelées de vert feuillage. Il s’était rarement trouvé en présence d’un spectacle si impressionnant. Enveloppé dans une atmosphère de joie il marchait d’un pied léger et en belle humeur.
Revenu à l’auberge, Stevenson déjeuna avec quelques catholiques et la question religieuse fut encore agitée à propos d’un jeune homme qui avait embrassé la religion réformée pour épouser une jeune fille protestante et qui était blâmé par les deux partis. C’est une mauvaise idée d’abandonner la foi de ses pères, disait-on ici comme à Cassagnas, et cela paraissait résumer l’opinion commune du pays.
A cette époque le phylloxera avait ravagé les vignes de la contrée et l’on n’y buvait qu’une pauvre piquette qui, dit Stevenson, était agréable au goût mais peu fortifiante.
S’étant attardé à table et au café, il ne partit de Saint-Germain que peu avant quatre heures. Il descendit au sud-ouest jusqu’au Gardon de Mialet dont le lit large et caillouteux est à peu près à sec en été, traversa St-Etienne-Vallée-Française et arriva vers le soir au bas de la côte de Saint-Pierre qu’il se hâta de gravir aussi rapidement que le permettaient les pas menus de Modestine, car il désirait contempler le côté opposé de la montagne en plein jour.
Mais la nuit le surprit avant qu’il eût atteint le sommet. Une vallée indistincte, s’enfonçant dans les ténèbres, formait comme un immense trou aux pieds du voyageur; par contre les crêtes des montagnes se détachaient nettement sur l’azur, du firmament dominées par le mont Aigoual. Ce sommet, jadis forteresse de Castanet, chef d’une des cinq légions des Camisards, est aujourd’hui couronné d’un observatoire météorologique.
Au haut de la montée de Saint-Pierre Modestine et son conducteur prirent ensemble leur dernière réfection au clair de la lune. La pauvre bête s’était prise d’affection pour son maître et mangeait de meilleur appétit ce qu’il lui donnait dans le creux de la main.
La descente sur Saint-Jean-du-Gard fut longue. A dix heures du soir seulement Stevenson était arrivé dans cette ville et se mettait à table pour souper. Il avait marché plus de six heures et gravi une côte des plus pénibles.