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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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UN CAMPEMENT DANS LES TÉNÈBRES


Le lendemain 24 septembre, il était 2 heures de l’après-midi lorsqu’il eut rédigé son journal de voyage et préparé son havresac qu’il s’était décidé à porter sur son dos, ne voulant plus s’embarrasser d’un panier. Il partait aussitôt pour le Cheylard-l’Evêque, localité située sur le bord de la forêt de Mercoire. C’était, lui disait-on, à une heure et demie de distance. Il pensa qu’avec son ânesse il ne mettrait pas plus de quatre heures.

Tout le long de la montée, à partir de Langogne, la pluie et la grêle se succédaient sans interruption. Le vent devint de plus en plus froid. Le ciel était couvert de gros nuages venant du Nord, les uns bas et chargés de pluie, les autres en masses moins sombres présageant la neige. Le voyageur sortit bientôt de la vallée cultivée de l’Allier.

Plus d’attelages de bœufs au labour, plus de riants paysages. La lande nue; des bruyères et des marécages; des espaces rocheux parsemés de pins; des bois de bouleaux au feuillage jauni par l’automne, de loin en loin quelque ferme isolée et de maigres cultures, voilà l’aspect de la contrée. C’est une suite sans fin de montagnes et de vallées. Les petits sentiers rocailleux que les bestiaux tracent en passant sur le gazon se coupent et s’enchevêtrent, formant trois ou quatre lignes qui vont se perdre dans une flaque d’eau, puis reparaissent quand le terrain se relève, ou à la lisière d’un bois.

Aucune route directe ne conduisait au Cheylard et il n’était pas facile de se diriger dans un pays si accidenté, à travers ces mille sentiers si peu apparents. Il était 4 heures quand Stevenson arriva à Sagnerousse. C’était un point de repère assuré. Deux heures après, le vent s’étant calmé et la nuit venant rapidement, il sortit d’un bois de pins où il s’était égaré et trouva, au lieu du village qu’il cherchait, un enfoncement marécageux entouré de pentes escarpées et glissantes. Il entendait depuis un moment des tintements de clochettes.

En émergeant du bois, il aperçut devant lui une douzaine de vaches et un nombre peut-être plus grand de personnes qu’il pensa être des enfants, bien qu’ils parussent à travers le brouillard d’une taille exagérée. Ils exécutaient en silence une ronde, tantôt se tenant par la main, tantôt se séparant et se faisant la révérence. Une danse d’enfants n’inspire que des sentiments d’innocente gaîté; mais à la tombée de la nuit, dans ce site sauvage, elle lui parut étrange et fantastique.

Lui qui avait pourtant beaucoup étudié Herbert Spencer resta un moment tout étonné. Mais il ne tarda pas à se reprendre et d’un coup d’aiguillon fit repartir Modestine. Sur un chemin battu l’ânesse avançait sans se faire prier, mais une fois sur le gazon ou dans les broussailles elle perdait la tête et s’obstinait à tourner en rond; il fallait que Stevenson déployât toute son adresse pour la faire avancer en droite ligne dans un champ où nul chemin n’était tracé.

Pendant qu’il cherchait à se tirer de la fondrière, enfants et vaches s’en allaient; il ne restait plus que deux fillettes à qui il demanda son chemin. Les paysans, en général, sont, selon lui, peu disposés à renseigner le voyageur. Un vieillard diabolique s’était barricadé dans sa maison à son approche, il avait eu beau frapper à la porte à tour de bras, le vieux avait fait la sourde oreille. Un autre qu’il avait mal compris le vit prendre une fausse direction sans lui faire un signe. Que lui importait que le voyageur errât toute la nuit sur la montagne? Les deux fillettes auxquelles il s’adressa alors se moquèrent impudemment de lui: l’une lui tira la langue et l’autre le renvoya à ses vaches, et toutes les deux se mirent à rire en se poussant du coude. La bête du Gévaudan avait dévoré une centaine d’enfants dans ces parages. Elle commençait à lui inspirer de la sympathie.

N’obtenant rien des deux espiègles, Stevenson traversa la fondrière, puis un autre bois et tomba sur un grand chemin. La nuit devenait de plus en plus noire. Modestine, pressentant quelque mésaventure, hâta spontanément le pas et, à partir de ce moment, ne lui donna plus de tracas. Ce fut le premier signe d’intelligence qu’il remarqua en elle. A la même heure une rafale du vent du Nord amena une forte averse. Stevenson aperçut de l’autre côté du bois des fenêtres éclairées. C’était le hameau de Fouzilhet bâti sur la colline près d’un bois de bouleaux. Il trouva là un brave homme qui l’accompagna sous la pluie pour le mettre sur le chemin du Cheylard et qui refusa énergiquement toute rémunération. Notre héros, l’esprit plus tranquille, se voyait déjà à table à côté d’un bon feu alors que de nouvelles et plus grandes misères allaient l’atteindre. Subitement la nuit était arrivée telle qu’il n’en avait jamais vu de plus obscure. Les rochers, la route bien battue et les arbres étaient à peine perceptibles. Le ciel était absolument noir et Stevenson ne pouvait même pas distinguer l’aiguillon qu’il portait à la main.

Bientôt le chemin qu’il suivait se divisa, selon l’habitude du pays, en trois ou quatre tracés dans une espèce de pâtis pierreux. Stevenson dans cette conjoncture comptait sur l’instinct de Modestine. Mais que peut-on attendre de l’instinct d’un âne? Au bout de quelques minutes elle tournait dans les pierres absolument incapable de retrouver son chemin. L’Anglais aurait campé n’importe où s’il eût eu les provisions nécessaires, mais, vu le peu de longueur du trajet à faire ce jour-là, il n’avait emporté ni vin, ni pain pour lui, mais seulement une ration pour Modestine.

En outre, il était, ainsi que l’ânesse, trempé jusqu’aux os, ne trouvant même d’autre eau que celle qu’il recevait sur le dos. Il se détermina à revenir à Fouzilhet pour y chercher un guide. Mais ce retour était bien difficile. Stevenson n’avait pour se guider que la direction du vent.

Ne retrouvant plus la route il se jeta à travers champs, pataugeant dans des flaques d’eau, tournant les murs que la bête ne pouvait franchir, jusqu’à ce qu’il retrouvât les fenêtres éclairées. Elles ne se présentaient pas du même côté. Il se trouvait, non à Fouzilhet, mais à Fouzilhac, hameau peu éloigné du premier, dont les habitants différaient entièrement par leurs mœurs inhospitalières.

La première maison à laquelle il frappa était habitée par une femme qui refusa de lui ouvrir, prétextant qu’elle était seule et boiteuse. Il heurta à une autre porte. Un homme, deux femmes et une petite fille s’avancèrent avec une lanterne pour examiner le voyageur. L’homme n’avait pas une mauvaise apparence, mais il souriait d’un air matois. Il s’accota au montant de sa porte et le laissa exposer son cas. Stevenson ne demandait qu’un guide pour le mener au Cheylard.—Il fait trop noir, répondit l’homme. Stevenson eut beau prier, promettre une récompense, insister jusqu’à se mettre en colère. Rien ne put vaincre l’obstination de cet homme.—Il fait trop noir répétait-il, je ne sortirai pas par une pareille nuit. Stevenson hors de lui se retira en lui lançant ces mots: «Vous êtes un poltron.»

En voyant l’air embarrassé de ce paysan il pensa que le souvenir de la bête du Gévaudan était la cause de sa pusillanimité. Il battait en retraite quand, à un éclat de rire de la gamine, il reconnut que c’était justement une de celles de la ronde qui s’était déjà moquée de lui. «Tous bêtes du Gévaudan,» grommela-t-il en s’éloignant. Toutes les autres maisons du village étaient noires et silencieuses.

Après avoir en vain frappé à plusieurs portes, il revint à Modestine en chargeant Fouzilhac de ses malédictions. Avec ou sans eau, il dut se résigner à camper. Il chercha un abri sous les arbres, car le vent était froid et violent et, dans ce pays tout boisé, il fut près d’une heure à trouver l’endroit désiré.

Il rencontra enfin un bouquet d’arbres dont les branches entrelacées formaient sur le bord du chemin une espèce de voûte toute noire dont l’entrée simulait vaguement celle d’un donjon. Il chercha à tâtons une tige solide et y attacha Modestine. La pauvre bête était effarée, ruisselante de pluie et exténuée de fatigue. Alors il déchargea son ballot, le plaça le long du mur sur le bord de la route et déboucla les courroies du sac de campement. Il trouva bien la lanterne, mais où étaient les bougies? En fouillant il rencontra la lampe à alcool. Quelle chance! elle remplaçait la lanterne.

Le vent mugissait sans trêve dans les arbres secouant les branches et faisant bruire les feuilles; cependant la place du campement était noire comme un four, mais admirablement abritée. A la seconde allumette la mèche s’enflamma. A cette lumière livide et mouvante, les ténèbres semblaient tout autour devenir plus épaisses.

Stevenson attacha Modestine de manière à lui ménager l’espace nécessaire et lui donna à manger la moitié du pain bis, réservant l’autre moitié pour le lendemain matin. Il réunit à portée de sa main tout ce dont il pouvait avoir besoin, enleva ses chaussures et ses guêtres détrempées et les enveloppa dans son waterproof. Il mit son havresac comme oreiller au-dessous du revers du sac de campement, se glissa dans ce sac et s’y boucla comme un enfant au maillot. Il ouvrit une boîte de saucisson de Bologne et mangea avec cette conserve une tablette de chocolat. Ce fut tout son dîner, dîner étrange, et il n’eut pour l’arroser que de l’eau-de-vie, boisson également étrange pour le repas. Mais il avait grand faim et la cigarette qu’il fuma après lui parut délicieuse.

Ensuite il mit une pierre dans son chapeau de paille, rabattit la fourrure de sa casquette sur son cou et ses yeux, posa son revolver à côté de sa main et s’emmitoufla bien chaudement dans la peau de mouton. Il se demanda d’abord s’il pourrait dormir. Son cœur battait plus vite que d’habitude, comme sous l’impression d’un grand bien-être physique. Mais une fois ses paupières fermées il ne les rouvrit plus. Le souffle du vent à travers les arbres lui servait de berceuse. Tantôt c’était un gémissement monotone et prolongé, tantôt des grondements furieux qui secouaient les arbres et faisaient pleuvoir sur Stevenson de larges gouttes des averses de la veille. Pendant bien des nuits, couché dans son lit en Ecosse il avait écouté ce bruyant concert du vent dans les bois, mais ici, soit que les arbres ou le sol fussent d’une autre espèce, soit parce qu’il était en plein air, il constatait que le vent chantait sur un ton différent au milieu de ces monts du Gévaudan.

Cependant le sommeil l’envahit peu à peu; la dernière sensation dont il se rendit compte fut ce bruit du vent auquel ses oreilles d’étranger n’étaient pas habituées.

Une première fois pendant la nuit, froissé par un caillou qui était sous le sac, et une seconde fois dérangé par Modestine qui, à bout de patience, frappait du pied et grattait le sol sur la route, le dormeur rouvrit les yeux et aperçut des étoiles et les festons du feuillage se découpant sur le firmament. Lorsqu’il se réveilla pour la troisième fois, la terre était éclairée par cette teinte bleu-clair qui annonçait l’aurore du mercredi 25 septembre. Il eut devant les yeux les feuilles secouées par le vent et le blanc ruban de la route. A côté de lui Modestine, attachée à un bouleau, se tenait presque au milieu de la route, dans une attitude de patience angélique.

Il constata avec surprise que sa nuit s’était passée facilement et non sans agréments, même par un temps de tempête. Sans la pierre qui l’avait gêné, sans l’obligation de camper par une nuit si noire, il n’aurait éprouvé d’autre désagrément que de rencontrer sous son pied la lanterne ou le second volume des Pasteurs du Désert qui faisaient partie des objets contenus dans le sac de campement. Il n’avait pas ressenti le moindre froid et s’éveillait l’esprit content et le corps dispos.

Alors il se secoua, se chaussa, donna à Modestine le pain réservé la veille et parcourut les environs, cherchant à se reconnaître. Notre original voyageur déclare qu’il a couru toute sa vie après une aventure, comme les anciens chevaliers errants: Or, s’éveiller par hasard un matin au coin d’un bois du Gévaudan, sans boussole, aussi ignorant du pays environnant qu’un homme jeté subitement dans une île déserte, c’était presque la réalisation de ses rêves. Il se trouvait sur la lisière d’un petit bois de bouleaux mêlés de hêtres; derrière s’étendait un autre bois de pins; en face s’ouvrait un petit vallon herbeux. Tout autour se dressaient des cimes dénudées à peu près de même hauteur. Le vent courbait les arbres et balayait des tourbillons de feuilles jaunies. Le ciel était traversé de nuages qui disparaissaient rapides sous le souffle de la tempête. La température était glaciale. Stevenson mangea du chocolat, but une gorgée d’eau-de-vie et fuma une cigarette; ses doigts commençaient à s’engourdir.

Pendant qu’il rassemblait ses bagages et les attachait sur le bât, le jour était venu; le soleil se levait et couvrait d’une traînée d’or les cimes nuageuses des montagnes situées à l’est. Il se mit gaîment en route et au bout de quelques minutes, à un tournant de chemin il se retrouva en face de Fouzilhet. Pour comble de chance il rencontra encore le vieillard complaisant qui, la veille, l’avait accompagné quelques pas pour lui montrer son chemin. Le brave homme courut vers lui avec des exclamations de surprise. Stevenson lui raconta ses mésaventures. Le refus de l’homme de Fouzilhac le mit dans l’indignation: «Cette fois, du moins, dit-il, je ne veux pas que vous vous égariez», et malgré ses jambes à demi percluses il l’accompagna pendant plus d’un quart d’heure jusqu’à ce qu’on fut presque en vue du Cheylard, embryon de village après lequel Stevenson avait si longtemps soupiré.

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