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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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LES RELIGIEUX


Le père Michel, homme d’environ 35 ans, de bonnes manières et de figure fraîche et souriante, conduisit Stevenson à l’Office et lui servit un verre de liqueur en attendant le dîner. Il fut un moment laissé seul dans le jardin, espèce de cour dans laquelle étaient des allées sablées, des plates-bandes de dahlias, et au milieu, une fontaine avec la statue de la Vierge. Les bâtiments qui formaient les quatre côtés de ce jardin n’avaient d’autre ornementation architecturale qu’un clocheton et deux pignons couverts d’ardoise. Des frères vêtus les uns de blanc, les autres de brun, se promenaient silencieusement dans les allées; d’autres priaient prosternés à terre.

Le monastère est dominé d’un côté par un sommet nu, de l’autre par un bois. Il est battu par le vent, et la neige y règne du mois d’octobre au mois de mai. Les bâtiments eux-mêmes respirent le froid et la tristesse, et déjà en septembre, avant le dîner, Stevenson était pris de frissons tant à l’intérieur que dans la cour.

Après un dîner confortable, notre voyageur fut conduit dans une cellule faisant partie du bâtiment affecté aux retraitants. Cette cellule était propre, blanchie à la chaux et meublée sommairement d’un crucifix, d’un buste du pape, d’une imitation de Jésus-Christ et de quelques autres livres de piété. Un règlement suspendu au-dessus de la table indiquait à MM. les retraitants les offices auxquels ils doivent assister, l’heure de réciter le chapelet ou de faire la méditation, celle du lever et du coucher, etc...

Stevenson avait à peine passé sa cellule en revue que le frère Ambroise revint lui annoncer qu’un pensionnaire anglais désirait lui parler et introduisit un Irlandais de cinquante ans environ qui n’était encore que diacre. Il était resté sept ans dans un couvent en Belgique et cinq à N.-D. des Neiges, sans avoir lu un seul journal anglais. D’un caractère sociable, à la fois curieux et naïf, il fut enchanté de guider son compatriote dans le monastère. Il lui montra sa chambre où il passait son temps à dire son bréviaire, à lire la bible et les romans de Walter Scott.

De là il le mena dans le cloître, à la salle capitulaire, au vestiaire, à la bibliothèque, où se trouvaient les œuvres de Veuillot, de Chateaubriand, les Odes et Ballades, voire Molière, sans parler des Pères de l’Eglise et de quantités d’ouvrages historiques. On se rendit ensuite dans les ateliers où les frères font, l’un du pain, un autre des roues de char, un autre de la photographie.

Pendant qu’un religieux classe une collection de curiosités, un autre élève des lapins; car une fois les devoirs religieux et les travaux communs accomplis, chaque trappiste a une occupation de son choix. Chacun doit chanter au chœur, s’il a de la voix et l’oreille juste, et aider à faire les foins, s’il a des bras robustes; mais aux heures dont il peut disposer il peut travailler comme il lui plaît pourvu qu’il travaille. Tel s’occupe de littérature; le frère Apollinaire construit des routes et l’Abbé s’adonne à la reliure.

Dans leurs pérégrinations, Stevenson et son guide rencontraient des pères ou des frères qui passaient sans paraître les voir. Si l’Irlandais avait une permission à leur demander, elle était accordée ou refusée sur un simple signe de la tête ou de la main.

Les religieux faisaient encore à cette époque deux repas par jour, mais pendant le temps de leur grand jeûne qui dure de la fin de septembre à Pâques, ils ne mangent qu’une fois toutes les 24 heures, à deux heures de l’après-midi, 12 heures après leur lever. Ces repas si espacés sont d’une grande frugalité. Un carafon de vin est attribué aux religieux, mais beaucoup n’y touchent pas. Les excès de nourriture sont nuisibles, mais, par contre, ce régime des trappistes semblerait défectueux au premier abord, et Stevenson fut étonné de la fraîcheur de leur teint et de leur bonne humeur. Ces gens-là lui paraissaient les plus heureux et les mieux portants du monde.

Vivant sous un climat très rigoureux et travaillant sans trêve, ils arrivent rarement à un âge très avancé, mais les longues souffrances leur sont épargnées. Tous les religieux avec lesquels notre voyageur entra en conversation lui plurent par leur enjouement et leur douceur. Ils s’intéressaient à tout et particulièrement aux voyages et au sac de campement de leur hôte. Les frères affectés au service des étrangers ont l’autorisation de parler, mais pour ceux qui sont astreints à un rigoureux silence Stevenson s’étonne qu’ils puissent supporter un si triste et si solennel isolement.

Et cependant il trouve, en dehors de l’esprit de mortification une certaine sagesse dans la règle qui exclut les femmes de ce cloître et qui impose le vœu du silence. Il avait fréquenté des phalanstères laïques, tous d’une durée éphémère. La femme par les passions qu’elle fait naître est le principal dissolvant de ces associations; le second c’est la langue.

Un autre point qui fait de la règle des trappistes un modèle de sagesse, c’est que de deux heures du matin à huit heures du soir, moment du coucher, la cloche sonne, heure par heure, et parfois à chaque quart d’heure, tellement la journée est divisée en une variété infinie d’occupations. Le frère qui soigne les lapins, par exemple, court de ses clapiers à la chapelle, à la salle du chapitre, au réfectoire tout le long du jour; à chaque heure il y a un office à chanter, un devoir à remplir. Il se lève bien avant le jour, à deux heures du matin, et il reste sur pied changeant cent fois d’occupations jusqu’à huit heures du soir où il va enfin se livrer au sommeil.

Dans combien de maisons le son de cette cloche du monastère, qui règle si exactement toutes les occupations de la journée, n’apporterait-elle pas le calme de l’âme et une salutaire activité du corps?

Pour être admis dans l’ordre il faut se soumettre à un long noviciat et donner les preuves les plus convaincantes d’une vocation ferme et d’une santé robuste. Pourtant peu de novices se découragent dans ces épreuves. Stevenson vit dans l’atelier de photographie le portrait d’un novice en costume de simple soldat. Ce jeune homme appelé par la loi militaire pendant son noviciat, avait fait l’exercice et monté la garde en garnison en Algérie jusqu’au jour de sa libération.

Celui-là certainement avait pu voir le pour et le contre de deux genres de vie bien différents, cependant, quand il eut obtenu son congé il revint finir son noviciat et prononça ses vœux[2].

Lorsque le trappiste tombe sérieusement malade, il ne quitte pas ses habits, il gît couché sur son lit de mort, tel qu’il a prié et travaillé pendant sa frugale et silencieuse existence et quand la mort libératrice arrive, avant même qu’on l’ait porté, revêtu de sa robe, pour faire sa dernière station à la chapelle, au milieu des chants de la communauté, du haut du clocheton d’ardoise la cloche tinte en sons joyeux, comme pour un mariage, annonçant qu’une autre âme s’est envolée vers la patrie céleste.

Le soir, Stevenson conduit par le bon Irlandais prit place dans la tribune pour entendre les complies et le Salve Regina qui terminent la journée des religieux Cisterciens. Les murs blancs de la chapelle, les moines encapuchonnés dans le chœur, les cierges allumés, les chants mâles, suivis d’un profond silence et le spectacle de toutes ces têtes inclinées pour la prière, puis la cloche sonnant la fin de l’office et l’heure du repos: tout cela impressionna fortement l’étranger. Il rentra fatigué dans sa cellule et s’endormit au bruit du vent qui grondait dans le bois de pins environnant. Il fut éveillé dans la nuit noire, à 2 heures du matin, par la cloche qui sonnait le lever. Tous les frères se hâtaient de se rendre à la chapelle. Ceux qui sont morts pour le monde commençaient déjà à cette heure où tout repose encore, le cercle monotone de leurs travaux quotidiens. Stevenson qui n’était pas comme eux las des vanités de cette vie, se félicita de n’être pas mort au monde.

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