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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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LE PONT-DE-MONTVERT


Ce qui frappa d’abord les regards de Stevenson en arrivant au Pont-de-Montvert ce fut le temple protestant bâti sur une plate-forme dominant le bourg. Ce n’était que la nouveauté la plus en évidence de toutes celles qu’il allait observer. Bien qu’il soit difficile de caractériser exactement ce qui fait différer le Pont-de-Montvert du Monastier, de Langogne ou du Bleymard, la différence est indéniable. La place publique, les maisons, les allées et la rivière limpide qui le traverse dénotent déjà le Midi.

Le dimanche dans les montagnes règne un calme absolu. Ici les rues et les cafés et cabarets sont pleins d’animation et de bruit. A l’auberge, Stevenson déjeuna en nombreuse compagnie et de nouveaux consommateurs arrivaient sans cesse. De ce côté de la Lozère les paysages avaient un autre aspect et les habitants paraissaient de race différente. Ils étaient vifs, de figure expressive, le questionnaient et lui répondaient avec à propos. Sa manière de voyager, loin de les choquer, les intéressait par son originalité.

Au point de vue plastique, le changement n’était pas moins agréable. Depuis le Monastier où Stevenson avait vu une jolie femme, une seule, il n’avait rencontré que des figures sans attraits. Ici, sur trois dames qui avaient mangé à table avec lui, deux étaient d’une beauté au-dessus de l’ordinaire. Et Clarisse? Que dire de Clarisse? Elle servait à table d’un air doux, grave, indifférent, avec de grands yeux noyés de langueur; la bouche, le nez, les joues étaient d’une pureté de lignes peu ordinaire. Quel dommage qu’une si belle personne restât dans une auberge de campagne et n’eût pour admirateurs que des paysans! Stevenson lui adressa ses compliments qu’elle reçut sans baisser les yeux, comme une personne habituée aux hommages de tous. L’humoriste ajoute malicieusement que si Clarisse savait lire l’Anglais il se ferait scrupule de mentionner que sa taille ne répondait pas à sa figure et qu’elle était faite comme un échalas, mais qu’elle se formerait peut-être avec le temps.

Le Pont-de-Montvert est célèbre dans l’histoire des Camisards. C’est là que la guerre débuta. La révocation de l’Edit de Nantes en 1685 fut un des actes les plus impolitiques et les plus malheureux de Louis XIV. Pour établir en France l’unité religieuse il ne recula pas devant les mesures les plus violentes. Les hommes furent envoyés aux galères, les femmes enfermées dans des couvents ou emprisonnées; mais ni les sévices, ni les dragonnades, ni les incendies, ni même le gibet et la roue ne purent ramener les dissidents à l’Eglise catholique. Ce fut alors que dans tous ces esprits exaspérés se répandit cette espèce de trouble prophétique constaté chez les hommes, les femmes et les tout petits enfants.

Le principal agent des persécutions était l’abbé du Chayla, inspecteur des missions et archiprêtre des Cévennes. Il habitait à Saint-Germain-de-Calberte, mais se rendait de temps à autre au Pont-de-Montvert où il possédait une maison avec une prison pour les catéchumènes récalcitrants.

A ce moment, le séjour dans le pays était devenu intolérable pour les protestants et il était rigoureusement défendu de s’expatrier. Une famille de six personnes qui tentait de s’enfuir à Genève sous la conduite d’un guide connaissant bien les sentiers de ces contrées montagneuses, tomba entre les mains des gens de du Chayla fut emprisonnée et mise aux ceps dans le cachot du Pont-de-Montvert. Les parents des prisonniers implorèrent le secours des protestants à une assemblée tenue au bois d’Altefage sur le Bougès. Le prophète Séguier déclara que le temps de la soumission était passé, qu’il fallait délivrer les captifs et purger le pays de tous les prêtres de Baal.

Les paysans, entraînés par les discours de leurs prédicants se réunirent en armes au nombre de plus de cinquante (Louvreleuil dit 200) et entrèrent au Pont-de-Montvert à 10 heures du soir en chantant des psaumes. Ils entourèrent la maison de l’archiprêtre et enfoncèrent la porte, se servant d’une poutre en guise de bélier. Entrés au rez-de-chaussée, ils délivrèrent les prisonniers et voulurent aussi s’emparer de du Chayla et de ses gens réfugiés au premier étage; ceux-ci tirèrent sur eux et en abattirent un. Alors les assaillants furieux et craignant une sérieuse résistance mirent le feu à la maison qui fut tout aussitôt en flammes. L’abbé chercha à s’échapper par une fenêtre, mais en tombant il se cassa la cuisse. On le découvrit à la lueur de l’incendie, auprès de la haie du jardin où il avait cherché à se cacher en rampant. Il fut traîné sur la place du quai et frappé de 52 blessures dont 5 à la tête, 11 au visage, 26 à la poitrine ou au ventre et 10 au côté ou au dos. 24 des plaies étaient mortelles.

Je ne veux pas insister sur cette tragédie. J’en ai lu le récit dans quatre historiens, un prêtre, deux pasteurs et un libre-penseur. A mon avis aucun n’a gardé dans son œuvre une impartialité complète, mais j’ai le regret de déclarer que le libre-penseur s’est montré le plus passionné des quatre. Le Pont-de-Montvert possède un poète, brave ouvrier devenu aveugle par suite d’un éclat de mine, qui a composé un poème en vingt-cinq chants redisant l’histoire de cette triste guerre[3]. Il serait hasardeux de prédire à ce poème les vingt ou trente siècles de durée, de l’Iliade, œuvre d’un autre aveugle immortel. On y sent pourtant vibrer le sentiment persistant que ces luttes religieuses ont laissé dans l’âme du peuple. Le vers n’a pas l’envolée des œuvres de génie, mais on y trouve le reflet de passions que le temps n’a pas encore tout à fait éteintes. Guerres civiles, guerres religieuses! ne remuons pas ces cendres brûlantes de crainte d’en voir jaillir des étincelles.

Séguier et ses montagnards chantèrent toute la nuit des cantiques de victoire et de mort autour de ce cadavre affreusement mutilé. A l’aube, ils se rendirent à Frugères dont le curé fut aussi tué d’un coup de fusil. Celui de Saint-Maurice ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval. A Saint-André-de-Lancize, curé et maître d’école furent également tués et mutilés.

A la Devèze une famille de six personnes fut impitoyablement immolée pour avoir refusé de livrer ses armes, et les meurtres étaient accompagnés de pillage; mais les troupes royales étaient déjà sur les traces des révoltés. Le Capitaine Poul les surprit à Font-Morte. Séguier et deux de ses compagnons furent pris, jugés et condamnés. Séguier fut brûlé vif au Pont-de-Montvert. Les deux autres furent, l’un roué à la Devèze, et l’autre pendu à Saint-André de l’Ancize.

La maison de du Chayla dont on refit le toit détruit par l’incendie est encore debout à côté du pont du Rieumalet ayant devant elle le jardin en terrasse dans lequel il tomba en s’échappant par la fenêtre.

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