← Retour

Voyage à travers les Cévennes avec un âne

16px
100%

DANS LA VALLÉE DU TARN


Mais revenons à Stevenson et à son ânesse. Les voilà en chemin sur la nouvelle route qui va du Pont-de-Montvert à Florac par la vallée du Tarn. Cette route court à mi-côte entre le lit de la rivière et le sommet de la falaise, s’enfonçant dans des combes à ce moment déjà noyées dans l’ombre, puis doublant des promontoires éclairés par le soleil à son déclin.

Le Tarn coule en grondant au fond de cette vallée profonde au sommet de laquelle le frêne pousse parmi les rochers comme le lierre sur des murs en ruines; mais sur les pentes inférieures, le long du vallon, le châtaignier dresse partout sa tige robuste couronnée d’un majestueux branchage. Ces arbres forment les uns comme des allées au bord de la rivière, d’autres croissent sur les étroites terrasses qui s’élèvent par degrés sur la pente et d’autres enfin poussent accrochés par les racines aux flancs des précipices. Stevenson fait de ces arbres magnifiques une intéressante description.

Il faut, dit-il, avoir contemplé d’une hauteur tous ces monticules de verdure ou admiré un bouquet de châtaigniers séculaires groupés au haut d’une colline pour avoir une idée de la puissance féconde de la nature. J’ajouterai que le châtaignier est un arbre vraiment providentiel pour les habitants des Cévennes. Il leur fournit libéralement son tronc, comme bois de charpente et de menuiserie, ses branches et ses racines comme chauffage, sa ramure pour la nourriture et la litière des animaux domestiques. De plus une partie de la population se nourrit de châtaignes fraîches ou séchées pendant presque la moitié de l’année.

Notre Anglais attardé par l’humeur traînarde de Modestine et la beauté du paysage ne fit pas beaucoup de chemin pendant cette après-midi. Le soleil avait déjà quitté l’étroite vallée du Tarn. Il fallut chercher une place pour camper la nuit. Cela n’était pas facile. Les terrasses étaient très étroites et la pente si rapide que l’on aurait roulé jusqu’à la rivière. Stevenson aperçut à trente pas au-dessus de la route, une petite plate-forme à laquelle un tronc d’arbre énorme formait une sorte d’abri et de parapet. Il y fit monter Modestine avec grand peine et la déchargea. Mais la place était trop étroite pour deux et il fallut trouver un plateau encore plus haut pour y attacher l’ânesse. Après lui avoir donné sa ration de pain et d’avoine avec un supplément de feuilles fraîches de châtaignier, le voyageur redescendit à son campement. Des chars passèrent sur la route. Redoutant les visites et les regards indiscrets, il se tint caché derrière son tronc protecteur tant que la nuit ne fut pas venue. Il mangea à la hâte, l’œil au guet et à moitié couché, pour qu’on ne put le voir. Ce camp était bien différent de celui de la nuit précédente dans la paisible et fraîche clairière du bois de pins. L’air était chaud et lourd. Le tremolo des grenouilles résonnait au bord de la rivière avant même le coucher du soleil. Quand la nuit fut tout à fait venue, de légers frémissements passaient dans les feuilles sèches, des bruits d’insectes se faisaient entendre et parfois des formes indistinctes semblaient se glisser entre les châtaigniers. Des milliers de grosses fourmis couraient sur le sol; des chauves-souris passaient rapidement et un essaim de moustiques bourdonnaient en l’air.

Stevenson resta longtemps sans pouvoir dormir et, juste au moment où le sommeil s’emparait de lui, un bruit sous sa tête le réveilla brusquement. C’était comme un grattage d’ongles venant de dessous le havresac qui lui servait d’oreiller et qui se répéta trois fois avant qu’il eût le temps de se relever et de retourner le havresac. Il ne vit ni n’entendit plus rien que le chant des grenouilles et le clapotis de la rivière. Le lendemain on lui dit que les châtaigneraies étaient infestées de rats et tous les bruits qui l’avaient alarmé provenaient probablement de ces rongeurs; mais à cette heure et dans ce lieu, le trouble qu’il éprouva le tint longtemps privé de sommeil.

Il fut réveillé le lundi 30 septembre à la pointe du jour par un bruit de pas sur les cailloux, non loin de son refuge. C’était un paysan suivant au milieu des arbres un sentier que Stevenson n’avait pas remarqué la veille. Ce paysan passa sans regarder ni à droite ni à gauche et disparut heureusement sans apercevoir le voyageur, mais il était grand temps de décamper. Il était monté pour donner l’avoine à Modestine et redescendait à la hâte lorsqu’il vit arriver un homme et un enfant auprès de sa couchette défaite. Après un moment de silence l’homme lui dit: Vous avez couché là?

—Oui, comme vous voyez.

—Et pourquoi?

—Ma foi! parce que j’étais fatigué, répondit Stevenson, d’un air dégagé. L’homme lui demanda où il allait et comment il avait soupé. Puis il ajouta d’un ton brusque: «C’est bien, allez-vous-en» et il s’éloigna à quelque distance pour émonder un châtaignier. Stevenson peu satisfait du gîte le quitta sans laisser de monnaie pour en acquitter le prix et descendit sur la route en grignotant une tablette de chocolat. A cette heure matinale la vallée était ravissante.

Bientôt la route côtoya le bord de la rivière et l’Anglais voulut faire sa toilette du matin dans l’eau du Tarn merveilleuse de limpidité et de fraîcheur. Se laver dans l’eau d’une rivière du bon Dieu, en plein air, c’était à ses yeux une sorte de rite lustral et un acte d’adoration demi-païen. Sans doute un cabinet de toilette est commode pour les ablutions, mais cela ne dit rien à l’imagination. Stevenson ainsi rafraîchi reprit son chemin le cœur joyeux, chantant des cantiques au Dieu invisible qui entend tout.

Il rencontra soudain une vieille femme qui lui demanda l’aumône. —Bon, se dit-il, voici la servante qui me présente la note de mon coucher, et il paya sans observations.

Un peu plus loin il fut rejoint par un vieillard coiffé d’un bonnet brun, suivi d’une petite fille qui conduisait deux brebis et une chèvre. Ce brave homme, au regard bon et intelligent sous ses traits ridés, entra en conversation avec lui et, trompé par une réponse ambiguë de son interlocuteur, lui déclara qu’il était méthodiste. Stevenson, touché de sa candeur et de sa foi, s’entretint avec lui comme un fidèle coreligionnaire.

A la Vernède, hameau des bords du Tarn où il demeurait, ce bon vieillard le mena à l’auberge et recommanda qu’on le fit bien déjeuner. Le voyageur se loue grandement de ses bons offices ainsi que de l’accueil bienveillant des habitants de cet endroit (tous protestants, assure-t-il).

Au-delà de la Vernède, la vallée devient de plus en plus pittoresque. Ici ce sont des falaises rapprochées et croulant dans la rivière; plus loin des collines élargies et couvertes de verdure. La route passe sous le vieux château de Miral, juché sur un escarpement. Puis, c’est l’ancien Monastère de Bedouès, aujourd’hui église et presbytère; ensuite le village de Cocurès entouré de vignes, de vergers et de prairies. On était alors en train de gauler les noix sur les bords de la route et de les ramasser dans des paniers.

La vallée s’élargit là de plus en plus, mais les parties hautes des collines sont escarpées et nues et le Tarn coule toujours bruyant dans un lit de pierres arrondies. La température était encore très douce, pourtant l’automne avait déjà teinté de reflets jaunes le feuillage des châtaigniers et des peupliers. Ce pays dont des récits exagérés lui avaient fait un tableau effrayant, Stevenson le trouvait sauvage, mais non sans attrait.

Chargement de la publicité...