Voyage à travers les Cévennes avec un âne
LES PENSIONNAIRES
Il y a à Notre-Dame des Neiges un bâtiment destiné aux retraitants et aux visiteurs. Ce bâtiment qui se trouve près de l’entrée de l’Abbaye est composé d’une petite salle à manger au rez-de-chaussée et d’une rangée de cellules s’ouvrant sur un corridor au premier étage. C’est dans l’une de ces cellules que Stevenson avait été logé. Les retraitants paient environ 3 francs par jour de pension. Les visiteurs accidentels donnent ce qu’ils veulent; mais les religieux font difficulté pour accepter les sommes dépassant cent sous.
Stevenson avait dîné seul à cause de l’heure tardive de son arrivée. A souper il eut pour commensaux deux retraitants. L’un était un curé de campagne des environs de Mende, arrivé le matin même à pied pour se livrer pendant 4 jours au recueillement et à la prière. C’était un homme vigoureux, le visage haut en couleur et sillonné de rides, avec de grandes jambes et retroussant les pans de sa soutane qui embarrassaient sa marche. L’autre était un homme gros et court à figure grisonnante de 45 à 50 ans, vêtu d’un veston et d’un gilet de laine, portant à la boutonnière le ruban de la Légion d’Honneur. C’était un vieux soldat arrivé au grade de commandant. Il avait gardé quelque chose de la brusquerie militaire. Aussitôt qu’il avait obtenu sa retraite, il était venu à Notre-Dame des Neiges comme pensionnaire et avait décidé d’y entrer comme novice après en avoir pendant quelque temps étudié la discipline. Déjà ses manières sentaient moins la caserne. Il était à moitié soldat, à moitié trappiste. Sorti du tumulte des camps il avait mis le pied dans cette région voisine de la tombe où les frères dorment la nuit vêtus de la robe qui leur servira de suaire et, pareils à des fantômes, ne communiquent que par signes.
Pendant le repas on vint à parler politique. Stevenson se faisait, dit-il, une règle en France de prêcher la modération et la tolérance, rappelant les malheurs de la Pologne. Le prêtre et le commandant l’assuraient qu’ils étaient dans les mêmes sentiments; mais le hasard l’ayant amené à louer Gambetta, le commandant devint rouge de colère, frappa du poing sur la table, et le défia de justifier son opinion. A ce moment le curé lui lança un regard sévère; l’autre comprit le ridicule de sa sortie et la discussion cessa aussitôt.
Le lendemain matin, vendredi 27 septembre, après le café, les deux retraitants découvrirent que Stevenson était hérétique à propos d’une question qui lui fut posée inopinément. Le frère Apollinaire, le frère Michel et le bon diacre Irlandais en apprenant le vice dont il était entaché, sous le rapport de l’orthodoxie, s’étaient montrés pleins de tolérance et lui avaient dit en lui frappant doucement sur l’épaule. «Vous deviendrez catholique et vous irez au ciel.»
Mais ici il avait affaire à des orthodoxes d’une autre espèce, aigres, raides et à l’esprit aussi étroit que l’Ecossais le plus entêté.
Stevenson eut à subir un terrible assaut de controverse; il riposta d’abord avec calme, cela ne fit qu’exciter ses contradicteurs; il tenta des diversions qui compliquèrent la dispute au lieu d’y mettre fin. Dieu l’avait conduit à Notre-Dame des Neiges pour le salut de son âme, lui dirent-ils; il devait sans plus tarder aller trouver le prieur et lui soumettre son cas. Fatigué de ces objurgations, l’Anglais prétexta qu’il avait froid aux pieds et s’en fut explorer les alentours de l’Abbaye. A dîner la tentative de conversion recommença plus pressante; le curé se permit quelques appréciations sarcastiques sur ce qu’il appelait la secte écossaise. Stevenson à la fin perdit patience et bien que le prêtre fût âgé et eût droit à ses égards, il ne put s’empêcher de lui reprocher ce mot de secte, comme une impolitesse. Celui-ci fut tout désappointé. «Je n’avais, dit-il, d’autre objet que le salut de votre âme».
Ainsi finit ce débat; mais Stevenson n’en garda aucune rancune. Honnête homme, écrit-il, c’était un curé de campagne plein de zèle et de foi. Puisse-t-il longtemps parcourir les monts du Gévaudan avec sa soutane retroussée pour aller réconforter ses paroissiens à leur lit de mort! Il braverait sans hésiter les tourmentes de neige pour répondre à l’appel du devoir.