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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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L’ANIER A L’HABIT VERT


Neuf heures sonnaient à l’horloge du Monastier lorsque, délivré enfin des obstacles qui avaient retardé son départ, Stevenson descendit la colline à travers les vaines pâtures.

Tant qu’il fut en vue des maisons, la crainte de quelque accident ridicule l’empêcha de taquiner Modestine. Elle trottinait sur ses quatre petits pieds avec une lenteur compassée. Par instants, elle secouait les oreilles ou la queue; et elle paraissait si petite sous le paquet qu’il en avait pitié. Ils passèrent la rivière sans difficulté. Il n’y avait pas à en douter, elle était la docilité même. Une fois sur l’autre rive, là où la route commence à monter, à travers des bois de pins, Stevenson, non sans hésiter, frappa l’ânesse de son bâton; Modestine alla plus vite pendant trois ou quatre pas, puis reprit sa première allure. Un second et un troisième coup de bâton produisirent le même effet. Stevenson observe qu’en sa qualité d’Anglais il se ferait un cas de conscience de porter brutalement la main sur un animal femelle. Il cessa de frapper et la regarda longuement. Les jambes de la pauvre bête tremblaient et sa respiration était haletante. Il était évident qu’elle ne pouvait aller plus vite à une montée. «Dieu me garde, pensa-t-il, de brutaliser cet animal sans défense. Qu’elle aille à son pas habituel et suivons-la avec patience.»

Ce pas était d’une lenteur mortelle: pour ne pas le devancer chacun des pieds du conducteur devait rester en place pendant des minutes. Après un quart d’heure de piétinement il était à bout de patience et avait des crampes dans les jambes. Et cependant il fallait qu’il marchât à côté de Modestine, réglant son pas sur celui de la bête, car s’il était en avant ou en arrière celle-ci s’arrêtait aussitôt et se mettait à brouter. La pensée que cela durerait ainsi jusqu’à Alais était un crève-cœur pour Stevenson et lui promettait le plus assommant de tous les voyages. Il essaya de se distraire en contemplant le paysage, en fumant, mais il ne pouvait chasser de sa pensée la perspective d’une route d’une longueur infinie, à travers monts et vallées, sur laquelle deux êtres se meuvent insensiblement, d’un pas à la minute, comme dans un cauchemar, désespérant d’atteindre au terme désiré.

A ce moment arriva derrière eux un paysan d’une quarantaine d’années, de taille élevée et de mine morose et ironique vêtu de l’habit vert à basques de ce pays. Il les rejoignit sans se presser et s’arrêta pour examiner leur marche pitoyable.

—Votre âne, dit-il, est très vieux!

—Je ne le crois pas, répondit Stevenson.

—Alors vous venez de très loin.

—Nous venons de quitter le Monastier.

—Et vous marchez comme ça! cria-t-il en éclatant de rire. Stevenson le regardait offusqué de cet accès de gaîté. Il ne faut pas avoir pitié de ces bêtes, dit le paysan, et, coupant une badine dans le taillis, il se mit à cingler Modestine sur la croupe en poussant un cri. La coquine dressa les oreilles et se mit à marcher d’un pas agile qu’elle garda sans faiblir ni sans montrer aucun symptôme de fatigue, tant que le paysan marcha à ses côtés. Sa respiration haletante, son tremblement de tout à l’heure étaient, il faut bien le dire, une comédie.

Ce paysan avisé, avant de quitter Stevenson lui donna quelques conseils peu humains, mais utiles et lui mettant en main la badine, l’assura que la bête y serait plus sensible qu’au bâton. Enfin il lui enseigna le cri magique des âniers: Prout! En même temps il le regardait d’un air narquois et se moquait de son inexpérience à conduire un âne, comme Stevenson aurait pu se moquer de son orthographe ou de son habit vert; mais pour le moment, le paysan avait le beau rôle. Stevenson, tout fier de ce qu’il venait d’apprendre, se croyait désormais maître dans l’art de conduire un âne, et réellement Modestine fit des merveilles pendant le reste de l’après-midi. L’Anglais put à son aise contempler le pays qu’il traversait.

C’était un dimanche. La solitude régnait dans les champs ensoleillés. Lorsque le voyageur traversa Saint-Martin de Frugères, l’église était pleine; il y avait des gens sur les degrés extérieurs de la porte et le chant des prêtres se faisait entendre dans l’intérieur faiblement éclairé. Je suis, écrit notre héros, originaire d’un pays où le dimanche est observé par excellence; toutes les pratiques dominicales, comme un accent écossais, réveillent en moi des sentiments de joie et de peine. Il n’y a que le voyageur parcourant le monde à la hâte, qui puisse réellement jouir du calme et de la beauté d’une grande fête religieuse. La vue d’un pays en repos lui fait du bien. Un silence inaccoutumé régnant dans l’espace est quelque chose de plus impressionnant que la musique; il inspire des sentiments gracieux comme le murmure d’un ruisseau ou les tièdes rayons du soleil.

Stevenson est poète, on s’en aperçoit vite en le lisant.

C’est dans ces agréables dispositions qu’il descendit la colline où Goudet est situé au fond d’une verte vallée. En face, sur un escarpement rocheux, s’élève le vieux château de Beaufort et un cours d’eau limpide comme du cristal forme entre les deux sites comme un lac profond. En amont et en aval, ce mince cours d’eau serpente à travers des cailloux, gardant en quelque sorte la fraîche beauté d’une rivière près de sa source et cette rivière est la Loire. Goudet est de tous côtés enclos de montagnes. Des chemins rocailleux, praticables seulement pour les ânes le mettent en communication avec le reste de la France. Les habitants de ce nid de verdure boivent, jurent où, du seuil de leur porte, contemplent en hiver les montagnes couvertes de neige dans un isolement qu’on croirait pareil à celui du Cyclope de l’Odyssée. Mais il n’en est pas ainsi. Le facteur arrive jusqu’à Goudet et la jeunesse émancipée peut, par le chemin de fer, se rendre au Puy en une journée. Et à l’auberge, on voit le portrait gravé de Régis Senac neveu de l’aubergiste, professeur d’escrime et champion des deux Amériques, titre qu’il gagna avec un prix de 500 dollars à New-York en 1876.

Stevenson déjeuna à la hâte dans cette auberge et reprit immédiatement son voyage. Mais hélas! Quand il fallut gravir les immenses collines du côté opposé, «Prout» sembla avoir perdu sa vertu magique. Ce cri poussé fort comme un rugissement, ou doucement roucoulé comme par une colombe, ne pouvait plus amadouer ni intimider Modestine. Elle s’obstina dans sa marche lente. Rien que les coups, ne pouvait la faire avancer plus vite, et cela pendant une seconde. Il fallait la frapper sans relâche. Aussitôt qu’elle ne sentait plus le bâton elle reprenait son allure désespérante. Quelle situation pitoyable! Stevenson voulait arriver avant le coucher du soleil au lac du Bouchet où il se proposait de camper et pour cela il fallait frapper continuellement cet animal entêté. Le bruit des coups le navrait. «A un moment, dit-il, je la regardai et je lui trouvai quelque ressemblance avec une dame que j’avais connue et qui m’avait anciennement comblé de ses bontés. Ce souvenir me faisait davantage sentir l’horreur de ma cruauté.»

Pour comble de malchance, on rencontra un âne qui se trouvait en liberté. L’âne et l’ânesse se mirent simultanément à témoigner leur joie en leur patois et Stevenson dut couper court à un commencement de roman par un redoublement de bastonnade. Si l’âne rencontré avait eu quelque courage, il aurait attaqué l’homme des pieds et des dents. Ce fut pour celui-ci une sorte de consolation de le trouver tout à fait indigne de l’affection de Modestine; mais l’incident ne laissa pas que de l’attrister. La chaleur était accablante. Stevenson obligé de fouailler continuellement la bourrique était inondé de sueur. A chaque instant, le sac, le panier et le paletot s’en allaient à droite ou à gauche. Il fallait arrêter Modestine, juste quand elle avait pris un pas convenable, pour redresser et consolider la charge. Enfin au village d’Ussel, bât et charge firent la culbute et traînèrent dans la poussière sous le ventre de l’ânesse qui s’arrêta aussitôt paraissant fort satisfaite. Un groupe composé d’un homme, d’une femme et de deux enfants s’étant avancé riait de la catastrophe.

L’Anglais avait à peine remis les choses en place que tout basculait du côté opposé. Jugez de sa détresse. Et personne ne s’offrait pour lui prêter la main. L’homme, il est vrai, disait que le paquet aurait dû être attaché autrement. Stevenson riposta que s’il n’avait rien de mieux à dire il pouvait se taire, et l’autre bonasse, sourit de la repartie. C’était navrant! Il fallait ne laisser que le sac de campement sur le dos de Modestine et que Stevenson se chargeât du reste des bagages; une canne, une bouteille d’un litre, un paletot dont les poches étaient lourdement chargées, deux livres de pain bis et un panier plein de provisions et de flacons. Il ne manquait, certes, pas d’énergie, car il chargea du mieux qu’il put ces objets sur ses bras et dirigea Modestine à travers le village. Selon son invariable habitude, elle tenta d’entrer dans chaque cour, dans chaque maison le long des rues et, n’ayant aucune main libre pour l’en détourner, l’homme se trouvait dans le plus terrible embarras. Les gens qui le voyaient passer se moquaient de lui et il se rappelait lui-même avoir ri quelquefois des autres en pareille situation, mais il se promettait bien d’être plus indulgent à l’avenir.

Au sortir du village, Modestine eut la fantaisie de s’arrêter sur le bord du chemin et s’obstina à ne pas repartir. Stevenson déposa à terre ses paquets et la frappa sans ménagement à la tête. Elle fermait les yeux résignée à chaque nouveau coup. Lui allait pleurer de rage, mais il se ravisa, s’assit par terre pour considérer sa situation sous l’influence calmante d’une cigarette et d’une lampée d’eau-de-vie. Pendant cette pause Modestine mangeait du pain bis d’un air contrit. Stevenson comprit qu’il fallait sacrifier une partie de son chargement. Il se débarrassa de la boîte au lait, du pain blanc, du gigot et du fouet, bien que ce dernier objet lui tint au cœur. Il put ranger tout le reste dans le panier et même attacher le paletot au-dessus. Avec un bout de corde passé à l’épaule, il suspendit le panier à son côté et bien que la corde lui meurtrît les chairs et que le paletot traînât presque à terre, il se remit en marche le cœur soulagé.

Il avait maintenant un bras libre pour frapper Modestine et il le lui fit rudement sentir. Pour qu’on pût atteindre aux bords du lac du Bouchet avant la nuit il fallait qu’elle trottinât vivement. Le soleil s’était déjà couché au milieu de vapeurs rougeâtres, et bien qu’on aperçut encore quelques bandes d’or au sommet des collines et des bois de pins à l’est, tout était déjà gris et froid autour du voyageur. Un réseau inextricable de petits sentiers croisait les champs dans toutes les directions. C’était un vrai labyrinthe. Stevenson pouvait voir bien haut le pic qui domine le lac, mais pas un des chemins qu’il avait devant lui n’y aboutissait. La tombée de la nuit qui décolore tout, le pays dénudé, stérile et rocailleux qu’il traversait le jetèrent dans une sorte de découragement. Le bâton ne s’arrêtait pas et il fallait frapper deux fois pour faire avancer Modestine d’un pas. Le bruit de cette bastonnade troublait seul le silence du chemin.

Soudain la charge roula encore à terre, toutes les attaches se défirent comme par enchantement et les bagages s’éparpillèrent sur la route. Le paquetage dut être entièrement refait d’après un meilleur système et cela prit une demi-heure de temps. La nuit était tout à fait venue lorsque Stevenson se trouva sur un espace gazonné et parsemé de pierres. Rien n’indiquait la direction à prendre. Il commençait à se désespérer lorsqu’il aperçut deux personnages venant à lui, l’un derrière l’autre comme des vagabonds. D’abord un garçon mal fait et discourtois, et après lui sa mère, en habits de dimanche, avec un bonnet garni de beaux rubans, recouvert d’un chapeau neuf et qui, en marchant la robe retroussée, proférait des paroles grossières et des jurons.

Stevenson s’adressa à l’enfant et lui demanda son chemin. Celui-ci indiqua vaguement l’Ouest et le Nord-Ouest en marmottant des paroles inintelligibles et, sans ralentir un instant le pas, traversa la route à angle droit. La mère le suivit sans même tourner la tête. Il eut beau leur adresser appel sur appel, ils continuèrent à monter la colline sans avoir l’air d’entendre. Abandonnant Modestine, il courut après eux en continuant ses cris. Ils s’arrêtèrent à son approche, la mère jurant toujours. C’était une femme assez belle qui avait l’air d’une matrone respectable. Le fils lui répondit de nouveau brusquement et d’une manière inintelligible, et il allait encore s’éloigner, mais cette fois Stevenson saisit la mère qui était plus près de lui et, s’excusant de sa violence, déclara qu’il ne les laisserait pas s’en aller avant qu’ils ne lui eussent indiqué sa route. Au lieu de se fâcher, ils devinrent plus traitables et lui dirent de les suivre. Après quelques mots échangés ils continuèrent à gravir la colline dans le crépuscule qui s’assombrissait de plus en plus. L’Anglais revint vers Modestine, la poussa vivement et, après une rude montée de 20 minutes, atteignit le bord du plateau. Le pays qu’il venait de parcourir lui parut, de ce point, sauvage et triste. Les masses sombres du Mézenc et des monts au delà de Saint-Julien se détachaient à l’Est, sur un ciel clair et froid. Les collines et les vallées intermédiaires étaient noyées dans un chaos d’ombre d’où émergeaient çà et là des taches noires formées par des bouquets de bois et des espaces blancs indiquant des cultures. On distinguait aussi les gorges où serpentent la Loire, la Gazeille et la Laussonne.

A quelques pas de là il se trouva sur une grande route et fut tout étonné d’apercevoir un village assez important dans ce voisinage. On lui avait dit que les bords du lac n’étaient fréquentés que par les truites. La route était encombrée par des troupeaux rentrant du pâturage. Deux femmes revenant du marché voisin, à califourchon sur leur monture et parées de leurs plus beaux atours, passèrent au grand trot devant lui. Il s’informa auprès des petits bergers. Ceux-ci lui dirent qu’il se trouvait au Bouchet Saint-Nicolas. C’était-là, à un mille au-dessous du point désiré et sur le revers d’une crête élevée, que des chemins mal connus et des paysans sans bonne foi l’avaient mené. Son épaule meurtrie par le cordon du panier lui faisait grand mal et son bras était tout endolori à force d’avoir frappé la bourrique. Il renonça à aller camper au bord du lac et chercha une auberge.

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