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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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VOYAGE
A TRAVERS LES CÉVENNES
AVEC UN ANE
Par R.-L. STEVENSON


Stevenson n’était pas un voyageur du genre de ceux que promène l’Agence Cook.

Portant toujours avec lui un album et un carnet pour prendre des croquis et consigner ses impressions de la journée, c’étaient les contrées les moins fréquentées qu’il prenait pour but de ses excursions.

Il était âgé de 28 ans en 1878 lorsque sa fantaisie le conduisit au Monastier, chef-lieu de canton de la Haute-Loire, à 20 kilomètres du Puy, au milieu des Montagnes du Velay. Voici sur cette petite ville de 2.000 habitants les remarques qu’on lit dans son «Voyage à travers les Cévennes avec un âne,» voyage fort original où nous le suivrons pas à pas.

Le Monastier, écrit-il, est remarquable par la fabrication des dentelles, par l’ivrognerie, la licence de langage de ses habitants et l’acharnement de leurs discussions politiques. Tous les partis qui divisent la France y sont représentés. Pleins de haine et de mépris les uns pour les autres, ils se dénigrent, se calomnient et ne s’adressent la parole que pour s’injurier: c’est une vraie «Pologne de montagne.» L’appréciation est sévère; il serait à désirer qu’elle ne fût pas juste, tant pour ce canton que pour beaucoup d’autres.

Au milieu de cette Babel de partis divergents, Stevenson devint un centre de ralliement. Chacun s’empressa de se montrer complaisant et serviable envers l’étranger, non pas seulement parce que ces montagnards ont des mœurs hospitalières, mais surtout parce qu’il s’était attiré leur intérêt en leur faisant part de son projet de se rendre à pied dans le Midi en traversant les Cévennes.

Ce projet leur paraissait tellement extraordinaire que, tout en prenant l’Anglais en pitié, ils éprouvaient pour lui un sentiment respectueux. Tout le monde s’offrait pour l’aider dans ses préparatifs et lui faciliter l’achat de ce qui lui serait nécessaire.

Le mois de septembre était aux trois quarts écoulé avant que Stevenson fût prêt à se mettre en route, et sur les montagnes qu’il voulait traverser l’été de la Saint-Martin est inconnu. Il était résolu à camper au besoin en plein air, car il trouvait très incommode de courir dans la nuit à la recherche d’une habitation et les auberges de village ne lui semblaient pas très sûres. Une tente pour un seul voyageur est peu pratique. Un sac de campement, au contraire, est ce qu’il y a de plus commode; on n’a qu’à se glisser dedans. Il peut servir de lit pendant la nuit et de valise pendant le jour. Rien ne fait prévoir que ce paquet va servir de couchette à la belle étoile, et c’est, dit Stevenson, un point important, car si l’on se doute que vous campez ainsi, les gens du voisinage se feront un malin plaisir de venir voir ce phénomène et de troubler votre sommeil.—Notre Anglais se décida donc pour un sac de campement et, après plusieurs voyages au Puy et des débats animés entre le futur voyageur et ses conseillers Cévenols, l’objet fut commandé, bâti et apporté triomphalement à domicile.

Ce sac avait environ six pieds carrés (1m 85) avec deux revers triangulaires, l’un en haut pour servir d’oreiller la nuit, et l’autre au fond comme fermeture. C’était une espèce de long rouleau vert, en peau imperméable, garni à l’intérieur de laine bleue, commode comme valise, sec et chaud comme couchette. Une seule personne s’y trouvait au large et au besoin deux y auraient tenu. Stevenson s’y enfonçait jusqu’au cou. Il se couvrait la tête d’un bonnet de fourrure qui se rabattait sur ses oreilles et ne laissait découvert que le nez. En cas de grande pluie, il se serait fait une sorte de tente avec son waterproof.

On conçoit qu’il ne pouvait porter sur ses épaules un paquet si encombrant. Il lui fallait une bête de somme.

Un cheval coûte cher d’achat et d’entretien. Le cavalier ne peut l’abandonner d’un pas, c’est donc un compagnon qui complique les tracas d’un voyage.

Un coursier à bon marché, petit, dur à la fatigue et d’humeur tranquille, voilà ce que désirait notre Anglais. Un âne seul réunissait toutes ces qualités.

Il y avait justement au Monastier un vieux bonhomme quelque peu dément, appelé le père Adam, qui allait par les rues avec une carriole traînée par une ânesse minuscule, pas beaucoup plus haute qu’un chien, à la robe couleur de souris, l’œil doux et la mâchoire inférieure très prononcée. Elle avait en elle quelque chose de gentil, de distingué, une simplicité élégante qui plurent tout de suite à Stevenson quand il la vit sur la place du marché. Pour montrer que la bête était d’humeur paisible, plusieurs enfants furent mis sur son dos et la firent trotter. Elle les envoya tous rouler à terre les quatre fers en l’air, si bien qu’aucun gamin ne voulut plus se risquer pour continuer l’essai. Les conseillers de Stevenson le poussaient à acheter l’ânesse; bientôt tous les gens du marché s’en mêlèrent. A la fin l’affaire fut conclue au prix de 65 francs, et un petit verre. Le sac de campement avait coûté 80 francs et deux verres de bière. Modestine,—c’est le nom que Stevenson donna à l’ânesse—Modestine était le moins cher des deux achats. Et c’était naturel, car elle n’était en quelque sorte qu’un accessoire du lit, couchette automatique se mouvant sur ses quatre pieds.

Le père Adam en prenant le verre d’eau-de-vie stipulé par le marché eut l’air d’être très affecté de se séparer de sa bête. Souvent, disait-il, il l’avait nourrie avec du pain blanc quand il mangeait lui-même du pain bis. Mais cela était sans doute un effet de son imagination, car il avait la réputation de maltraiter brutalement la bourrique. Pourtant une larme coula sur sa joue ridée au moment où il s’en sépara.

Sur le conseil d’un sellier de l’endroit une selle en cuir avait été fabriquée et munie d’anneaux pour y attacher le paquet du voyageur. Il s’occupa avec soin de la composition de son trousseau. En fait d’armes et d’ustensiles, il y mit un revolver, une petite lampe à alcool, une casserole, une lanterne et quelques petites bougies, un couteau de poche, et une grande gourde recouverte de cuir. La partie la plus importante du bagage consistait en deux assortiments complets d’habits chauds, outre les habits de velours à côtes que Stevenson portait sur lui, un paletot, et un gilet de laine; il y avait en plus quelques livres et une couverture de voyage qui, étant aussi en forme de sac, servirait d’abri supplémentaire pour les nuits froides. Les provisions de bouche se composaient de tablettes de chocolat et de boîtes de saucisson de Bologne. Tous ces objets, à l’exception de ce que Stevenson avait sur lui, furent arrimés dans le sac de peau de mouton.

Il y enferma aussi heureusement son havresac plutôt pour la commodité du transport que dans la pensée qu’il pourrait en avoir besoin au cours de son voyage.

Pour ses besoins immédiats, il se munit d’un gigot de mouton cuit, d’une bouteille de Beaujolais, d’une boîte à lait, d’un fouet pour les œufs et d’une bonne provision de pain bis et blanc pour lui et pour l’ânesse, mais, au contraire du père Adam, il réservait le pain blanc pour lui.

Tous les politiciens du Monastier avaient prédit à Stevenson les aventures les plus étranges et une mort inévitable. Il était menacé du froid, des loups, des voleurs et des mauvais plaisants auxquels la nuit on est exposé. Pourtant, pas un de ces prophètes n’avait annoncé le vrai danger qui l’attendait. Ce fut de son bagage seul que vinrent les ennuis de son voyage.

Avant de parler de ses mésaventures, relatons en deux mots les leçons de son expérience. Si un ballot est retenu avec de bons liens aux deux bouts et posé tout de son long à travers le bât, et non plié en deux, le voyageur n’a rien à craindre. Le bât ira mal certainement, tel est le peu de perfection des choses de ce monde. Il ballottera et tendra à tourner; mais on trouve des pierres partout le long de la route et un homme a vite appris l’art d’équilibrer, à l’aide d’une pierre, un poids qui penche trop d’un côté.

Le 22 septembre, jour de son départ, Stevenson s’était levé à 5 heures. A 6 heures on commença à charger l’ânesse et dix minutes après les bagages roulaient à terre. La selle ne pouvait rester fixée une seconde sur le dos de Modestine.

L’Anglais la rapporta chez le sellier et eut avec lui une violente discussion. La selle était jetée des bras de l’un dans ceux de l’autre pendant qu’ils échangeaient les paroles les plus discourtoises.

Le harnais fut changé. On mit sur le dos de l’ânesse ce qu’on appelle une barde dans le pays et on la chargea des effets du voyageur. Le sac roulé et plié en deux, un paletot, une forte tranche de pain bis et un panier contenant le pain blanc, le gigot et les bouteilles furent reliés ensemble par des cordes savamment serrées et nouées. Toute cette charge encombrante pesait sur les épaules de l’ânesse sans que rien pendit des deux côtés pour faire équilibre, avec un bât tout neuf, s’adaptant mal au dos de la bête, avec des courroies toutes neuves que la marche ferait relâcher; il fallait être aveugle pour ne pas prévoir une catastrophe.

A ce système compliqué d’attaches, trop de gens avaient mis la main. Pour ce genre d’ouvrage une seule personne expérimentée fait plus sans effort qu’une demi-douzaine d’aides maladroits.

Stevenson le comprit plus tard, mais à ce moment, sans expérience, même après la mésaventure de la selle, il franchit la porte de l’écurie avec une assurance imperturbable, comme un bœuf allant à l’abattoir.

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