Voyage à travers les Cévennes avec un âne
A TRAVERS LE GOULET
Le vent très fort dans la matinée s’était calmé vers midi, le ciel était sans nuages. Stevenson rechargea Modestine, prit congé de son nouvel ami l’Irlandais et de frère Apollinaire et se remit en route. Il remonta le cours de l’Allier jusqu’à la forêt de Mercoire où cette rivière prend sa source et suivant la route qui gravit une montagne et traverse un plateau dénudé, il arriva à Chasseradès au coucher du soleil.
Ce soir-là, dans la cuisine de l’auberge, il soupa avec des employés occupés à un tracé de chemin de fer, gens intelligents et affables, avec lesquels il disserta fort avant dans la nuit sur l’avenir de la France en buvant du vin chaud. Il y avait quatre lits dans l’unique pièce du premier étage et ils étaient six. Stevenson eut un de ces lits, les autres s’arrangèrent comme ils purent. Le lendemain samedi 28 septembre, au point du jour, le voyageur eut en ouvrant les yeux le spectacle de cinq bonnets de nuit émergeant des lits qui l’entouraient. Le temps était calme et promettait une belle journée. Il se leva et partit sans retard.
La route qu’il suivait quitta bientôt le plateau pour descendre dans la vallée du Chassezac, cours d’eau qui arrose de vertes prairies bordées de falaises. Elle franchit la rivière et s’élève sur des pentes échelonnées jusqu’à la montagne du Goulet qu’elle traverse.
A Lestampe, Stevenson trouva un troupeau de moutons qui encombrait le chemin et, par ses bêlements et l’accompagnement des sonnailles, formait un étrange concert. Plus haut, deux hommes émondaient un arbre et l’un chantait la bourrée. Puis ce furent les chants du coq et un air de flûte venant d’un hameau lointain. Ces sons familiers firent présager au voyageur des contrées moins sauvages.
Il lui sembla qu’à l’autre versant de la montagne qu’il franchissait il descendrait comme dans un jardin; et, en effet, il n’eut plus à subir les jours de pluie et de vent qui avaient rendu maussade la première partie de son voyage. Pourtant avant d’arriver au sommet de la montagne il y eut encore un sérieux conflit entre lui et Modestine. La route faisait de si longs zigzags qu’il voulut prendre un raccourci. La bête, trouvant la montée trop raide, se retourna, recula, se cabra et protesta si bruyamment que tous les environs en retentirent. Jouant de l’aiguillon d’une main et de l’autre soutenant la charge, l’homme parvint à hisser la bête au haut du raidillon avec des peines infinies.
Sur la crête du Goulet, il n’y avait d’autres traces de chemin que des pierres plantées de distance en distance. Sous les pieds s’étendait un gazon élastique et odorant. De Lestampe au Bleymard, Stevenson n’avait rencontré que des alouettes et un char traîné par des bœufs. Il avait maintenant devant lui une vallée peu profonde et au delà la chaîne du mont Lozère, dont les flancs sont en partie boisés et d’aspect assez agréable, mais dont la ligne de faîte est d’une rigidité monotone. L’œil n’aperçoit guère d’autre apparence de culture que des prairies qui bordent autour du Bleymard le ruban de route allant de Mende à Villefort, prairies plantées de hauts peupliers et où l’on entend résonner les clochettes des troupeaux de bœufs.