Voyage à travers les Cévennes avec un âne
L’AIGUILLON
L’auberge du Bouchet Saint-Nicolas était une des plus modestes que Stevenson eut vues jusque-là; mais il en rencontra beaucoup de pareilles dans son voyage. Voici comment notre Anglais décrit ces auberges de nos montagnes:
Une maison à deux étages avec un banc à côté de la porte, une étable attenant à la cuisine, si bien que Modestine et lui mangeaient à peine séparés par une cloison. L’ameublement est des plus sommaires, parquet en terre battue et pour les voyageurs, une chambre à coucher qui n’a d’autres meubles que des lits. Dans la cuisine on prépare le repas, on mange et on couche. Celui qui veut se débarbouiller le fait en public à un lavabo commun. La nourriture parfois est peu abondante: poisson salé et omelette; vin très médiocre et eau-de-vie exécrable. Quelquefois un porc familier, glissant sous la table et vous caressant les jambes, vient agrémenter le repas de sa visite. Mais, neuf fois sur dix, les gens de l’auberge se montrent aimables et attentionnés. Aussitôt que vous avez franchi leur porte vous n’êtes plus un étranger pour eux; et quoique ces paysans soient grossiers et bourrus hors de chez eux, dans leur intérieur, ils traitent leurs hôtes assez poliment.
Ainsi, au Bouchet, Stevenson déboucha sa bouteille de Beaujolais et invita l’aubergiste à en boire. Celui-ci voulut à peine y goûter, «j’aime ce vin, dit-il, et je serais capable de ne pas vous en laisser assez».
Dans ces petites auberges, le voyageur doit avoir un couteau à lui. Un verre, une fourchette en fer et un morceau de pain, voilà tout ce qu’on trouve en se mettant à table. L’aubergiste admira beaucoup le couteau anglais de Stevenson. C’était un beau vieillard affable, mais tout à fait ignorant; sa femme était d’humeur moins agréable, mais elle savait lire et parlait d’un ton d’autorité, faisant sentir que c’était elle qui gouvernait dans le ménage, ce que le mari acceptait de bonne grâce.
Stevenson fut accablé de questions sur son voyage et la femme lui suggéra ce qu’il devait consigner dans la relation qu’il en ferait; par exemple ce qu’on récolte dans telle ou telle contrée; s’il y a des forêts; quelles sont les coutumes des gens et les conversations qu’ils lui ont tenues. Stevenson approuvait ironiquement. Tu vois, dit-elle à son mari, que je devine ce que le livre contiendra. Tous deux écoutèrent avec le plus grand intérêt le récit des mésaventures du voyageur.
—Demain matin, dit le mari, je vous ferai quelque chose de mieux que votre canne. Les ânes ont la peau dure, vous pouvez les rouer de coups de trique sans les faire avancer d’un pas. Cette promesse intrigua Stevenson.
Il y avait deux lits dans la chambre à coucher. Quant il monta pour prendre possession de l’un, il fut abasourdi de trouver un jeune homme, sa femme et leur enfant prenant possession de l’autre. C’était la première fois que pareille aventure lui arrivait et si, écrit-il, je devais toujours me trouver aussi sot et embarrassé, je prie Dieu que ce soit la dernière. Je n’insisterai pas sur l’embarras de notre Anglais, ni sur l’originalité de la situation. Le coucher se passa d’ailleurs de façon décente.
Le lendemain, lundi 23 septembre, Stevenson se leva le premier et se hâta de faire sa toilette afin de laisser place libre à ses compagnons de chambre. Il prit une tasse de lait et sortit pour voir les environs du Bouchet. Il faisait terriblement froid par cette matinée grise. Des nuages chargés de pluie rasaient le sol, poussés par un vent glacial qui sifflait sur le plateau dénudé. On apercevait un seul point coloré, bien loin derrière le mont Mézenc et les crêtes de l’est, où le ciel était illuminé des teintes orangées de l’aube.
A cinq heures du matin, sur un plateau de plus de 1.200 mètres de hauteur, Stevenson dut abriter ses mains dans ses poches et courir pour se réchauffer. Les gens qui s’en allaient par groupes travailler aux champs se retournaient en passant pour considérer cet étranger. Il les avait vus rentrer du travail la veille, il les y voyait retourner le lendemain. Ainsi allait la vie dans le minuscule village du Bouchet. Lorsqu’il rentra à l’auberge pour déjeuner, l’hôtesse peignait sa fillette dans la cuisine. Il lui fit compliment sur la belle chevelure de l’enfant.
Non, dit la mère, elle n’est pas si belle qu’elle pourrait l’être; ses cheveux sont trop fins.—Ainsi, à notre époque de démocratie débordante, la majorité fait de ses défauts un type de beauté.
Où est votre mari? demanda Stevenson.
Il est en haut, répondit-elle, il vous fait un aiguillon.
Béni soit celui qui inventa l’aiguillon. Béni soit l’aubergiste du Bouchet Saint-Nicolas qui m’en fit connaître l’usage, s’écrie notre héros. Cette simple baguette armée d’une pointe de trois millimètres fut un vrai sceptre mis entre ses mains. A partir de ce moment Modestine fut son esclave. Un coup d’aiguillon la détournait des portes d’étables les plus tentantes. Un coup d’aiguillon lui faisait prendre un petit trot et dévorer l’espace. La vitesse n’était pourtant pas excessive, dix milles en 4 heures au plus. Mais quel admirable changement depuis hier. Plus d’odieux coups de gourdin, plus de fatigue au bras pour fustiger. Rien que quelques coups de pointe discrets et sans brutalité. Parfois une goutte de sang coulait sur la croupe de Modestine; qu’y faire? Stevenson en était désolé sans doute. Mais les exploits de la journée précédente avaient banni la pitié de son cœur. Puisqu’on ne pouvait rien obtenir par la douceur de ce petit animal pervers, il fallait bien employer l’aiguillon pour le faire marcher.
Le temps était sombre et froid et jusqu’à Pradelles, Stevenson ne rencontra sur la route qu’un groupe de femmes chevauchant à califourchon et des courriers. Un jeune poulain qui paissait dans une prairie avec une clochette au cou s’avança au galop jusqu’au bord de la route, puis s’enfuit avec la même hâte et le tintement de la clochette retentit longtemps à l’oreille de Stevenson.
Pradelles est situé sur une haute colline au-dessus de l’Allier, au milieu des vertes prairies d’où lui est venu son nom. De tous côtés on fauchait le regain et cette orageuse matinée de septembre était toute parfumée de l’odeur de foin coupé. De l’autre côté de l’Allier des collines montaient par degrés jusqu’à l’horizon lointain; paysage d’automne d’un brun terne, avec des espaces sombres de bois de pins et des rubans de routes blanches traversant les collines sous un ciel voilé de nuages cuivrés.
Tout cela engageait le voyageur à ne pas s’attarder en route, car il était maintenant à la limite du Velay et ce qu’il avait devant lui faisait partie d’une autre région: le Gévaudan, pays sauvage, montagneux, peu habité et déboisé, il n’y a pas très longtemps par terreur des loups. Je laisse à Stevenson la responsabilité de cette assertion plus que contestable. Le passage suivant est aussi presque littéralement extrait de son récit:
Les loups hélas! de même que les brigands semblent fuir à mesure que s’accroît l’affluence des voyageurs; on peut parcourir toute l’Europe sans la moindre rencontre de ces deux espèces nuisibles. Mais ici, plutôt que nulle part ailleurs il devrait être permis d’espérer, car nous sommes dans la région de la légendaire «bête du Gévaudan, ce Napoléon Buonaparte des loups» (la qualification est bien anglaise). Quelle carrière que celle de ce loup! Il parcourut pendant de longs mois le Gévaudan et le Vivarais de 1764 à 1767 dévorant des femmes, des enfants et des bergères renommées pour leur beauté; il poursuivit des cavaliers armés. On le vit, en plein midi, courir sur le grand chemin après une chaise de poste qui s’enfuyait au galop. Il fut signalé comme un ennemi public et sa tête fut mise à prix pour 10.000 francs. Lorsqu’il fut tué et envoyé à Versailles, il se trouva que ce n’était qu’un loup et non des plus grands.
Stevenson prit son repas à la hâte et, se dispensant de visiter Notre-Dame de Pradelles, malgré les conseils de son hôtesse, il descendait au bout de trois quarts d’heure la pente rapide qui mène à Langogne sur l’Allier.
Des deux côtés de la route, les paysans labouraient pour les semailles. Dans chaque champ un attelage de grands bœufs creusait de longs sillons et ces bêtes pacifiques en tirant la charrue suivaient de leurs grands yeux étonnés l’homme et l’ânesse qui passaient le long de la route. C’était un tableau charmant d’activité rustique. A mesure que Stevenson continuait à descendre, les montagnes du Gévaudan se dressaient en face de lui jusque dans les nuages. Il avait franchi la Loire la veille; maintenant il allait traverser l’Allier; tant ces deux rivières sont rapprochées au commencement de leurs cours.
Juste sur le pont de Langogne la pluie qui menaçait depuis longtemps se mit à tomber. Ce fut la bienvenue qu’il reçut en entrant dans le Gévaudan.
Stevenson, arrêté par la pluie, dut coucher à Langogne le 23 septembre, bien qu’il n’en dise rien dans son livre.