Voyage à travers les Cévennes avec un âne
LE CŒUR DE CÉVENNES
Stevenson contempla en passant les ruines du vieux château de Saint-Julien-d’Arpaon; il continua à suivre la route qui longe la Mimente sur la rive gauche et franchit la rivière pour suivre la rive droite un peu avant le hameau des Crozes. Cette route se relève peu à peu sur le flanc de la montagne jusqu’au village de Cassagnas, agglomération de maisons entourées de châtaigniers qui s’est fait une notoriété dans l’histoire des Camisards.
Un de leurs arsenaux était caché non loin de là dans des cavernes de la montagne. C’était là que la troupe de Séguier et de Salomon Couderc avait ses provisions de vêtements, de vivres, d’armes et de munitions, là qu’ils étaient parvenus à fabriquer de la poudre et des balles. Les blessés y étaient aussi amenés et secrètement soignés par des femmes des environs.
Les habitants de Cassagnas parurent intelligents et d’humeur sociable à Stevenson. Sa qualité de protestant lui valut un bon accueil parmi cette population entièrement calviniste, et la connaissance de l’histoire locale dont il eut l’occasion de faire preuve lui attira la considération des fortes têtes de l’endroit. Il dîna à l’auberge avec un gendarme et un colporteur tous deux étrangers et catholiques. Il y eut à table une sorte de controverse religieuse assez courtoise de part et d’autre. Le marchand n’était pas du même avis que l’Anglais au point de vue historique et il s’échauffa un peu dans la discussion; mais le gendarme l’approuva pleinement. «Que chacun vive dans la religion de ses pères, dit-il sentencieusement», et tout le monde se rangea à cette opinion.
Ce n’était pas l’avis du curé et du commandant de N.-D. des Neiges; mais les gens de ce pays sont d’une race différente.
Le colporteur s’intéressa fort au récit du voyage de Stevenson. Il observa que coucher dehors exposé aux loups et aux rôdeurs de nuit était dangereux. Ce fut la seule personne qui trouva téméraire une chose si simple. Beaucoup, il est vrai, n’en voyaient pas la nécessité; mais par contre, le méthodiste de la Vernède s’était écrié que c’était admirable de dormir ainsi à la lueur des étoiles, sous l’œil du Seigneur.
Stevenson repartit de là vers les deux heures. Abandonnant la route 107bis il traversa la Mimente et prit un sentier raboteux qui s’élevait sur l’autre versant de la montagne couvert de pierres roulantes et de touffes de broussailles. Sur le sommet du mont, il n’y avait plus trace de sentier et Stevenson dut s’avancer au hasard sur le plateau pour retrouver son chemin.
Cette crête forme la ligne de séparation des eaux de deux vastes bassins. Au Nord, les cours d’eau s’écoulent dans la Garonne et l’Océan Atlantique; au Midi, elles vont dans le bassin du Rhône.
On peut, dit notre voyageur, considérer cette montagne comme le centre, le cœur du pays des Camisards. De leurs cinq légions, quatre campaient dans un rayon de quelques lieues, deux au Nord, deux au Sud et quand l’œuvre de dévastation accomplie par Julien dans les hautes Cévennes, en octobre et novembre 1703 fut terminée, quand la pioche, la hache et l’incendie eurent détruit les 199 villages ou hameaux des 32 paroisses environnantes, toute vie sembla s’être retirée de ce pays désolé.
Heureusement des temps meilleurs sont venus et l’activité de l’homme a réparé ces ruines. De cette élévation le spectacle est d’une grandeur étrange. On a derrière soi la montagne du Bougès et plus haut la cime de la Lozère. Devant soi au Sud, on voit tout un réseau de crêtes couronnées par des pics s’élevant les uns sur les autres. Les torrents formés par les pluies de l’hiver ont creusé un labyrinthe de profondes vallées empanachées de châtaigniers de haut en bas et présentant en certains endroits des précipices de rochers vertigineux.
Le soleil allait disparaître et l’ombre avait déjà envahi le fond des collines lorsque Stevenson rencontra un vieux berger qui le mit sur le chemin de Saint-Germain-de-Calberte. La partie haute de ce pays est fort solitaire. A peine aperçoit-on au loin quelque séchoir de châtaignes ou quelque ferme isolée. Après une assez longue descente, l’Anglais trouva une grande route poussiéreuse: la nuit était venue et la lune argenta bientôt de sa lumière le versant de la vallée.
Stevenson prenant sa gourde qu’il avait remplie de vieux Bourgogne à Florac la porta à ses lèvres et but à la majesté sacrée de l’astre de la nuit. Cette libation lui rendit des forces et Modestine elle-même, ranimée par cette lumière, prit une allure plus rapide. Sur la pente opposée, les arêtes et les creux des ravins se distinguaient vaguement à la lueur de la lune et au loin, dans quelque maison isolée, une fenêtre éclairée formait une tache de feu au milieu du vaste espace d’ombre.
Après un grand nombre de tournants Stevenson trouva un ravin plus profond que les autres que la route traversait au milieu d’une grande obscurité et, arrivé au bord opposé, il fut tout surpris de tomber brusquement dans Saint-Germain-de-Calberte. Ce bourg n’a ni gaz ni réverbères et il semblait endormi dans un paisible silence. Cependant il y avait encore de la lumière à l’auberge. Le voyageur put s’y faire donner à souper et y prendre gîte pour la nuit.