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Voyage à travers les Cévennes avec un âne

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UNE NUIT AU MILIEU DES PINS


Stevenson dîna au Bleymard, et, bien que la journée fût déjà avancée, il entreprit la montée du mont Lozère par un sentier rocailleux tracée par les bestiaux. A l’extrémité supérieure de la partie boisée qui s’arrête à mi-côte sur cette pente battue des vents il se dirigea à gauche, sous les pins, jusqu’à ce qu’il rencontrât un enfoncement tapissé de gazon, à côté d’une source limpide, s’épanchant du creux d’une roche. C’était un asile à souhait pour la nuit. Les arbres n’étaient pas très élevés, mais leurs troncs rapprochés cachaient la clairière de tous côtés. Il n’hésita pas à y installer son campement. Quand il eut pris ses arrangements et donné à manger à Modestine, le jour était à son déclin. Il se boucla les jambes jusqu’à la ceinture dans le sac de peau de mouton, soupa de très bon appétit; puis, lorsque le soleil eut disparu à l’horizon, il rabattit sa casquette sur ses yeux et s’endormit.

La nuit sous un toit est lente et monotone; mais en plein air, elle passe légèrement avec son cortège d’étoiles, la fraîcheur de la rosée et les saines odeurs que la terre exhale, et chaque heure amène un changement d’aspect dans la nature.

Ce qui semble une sorte de mort momentanée aux gens enclos de murs et de rideaux, n’est qu’un assoupissement léger pour celui qui dort en pleine campagne. Dans tout le cours de la nuit il entend pour ainsi dire respirer la nature. La terre accomplit sa rotation pendant que tout repose. Il est une heure émouvante que ne connaissent pas ceux qui se claquemurent dans des maisons, alors qu’un souffle léger de réveil se répand sur l’hémisphère endormi et met sur pied tous les animaux des champs.

C’est alors que le coq chante pour la première fois, non pour annoncer l’aurore, mais comme une sentinelle attentive, marquant que la nuit hâte sa course. Les troupeaux s’éveillent dans les pâturages et les gens sans asile, couchés n’importe où, entr’ouvrent les yeux pour contempler la beauté de la nuit.

Par quel appel secret, par quel charme impulsif de la nature, tous ces êtres dormants sont-ils ainsi réveillés à la même heure? Les étoiles versent-elles d’en haut un fluide magique ou sentons-nous frémir sous notre couche notre mère la terre avec laquelle nous sommes en contact? Les bergers et les vieux paysans qui ont le plus cherché à scruter les secrets de la nature ne peuvent former de conjecture sur les causes et le but de cette nocturne résurrection. Ils déclarent qu’elle se produit à deux heures du matin; ils n’en savent et ne cherchent pas à en savoir davantage. C’est pourtant un phénomène très curieux. Notre sommeil n’est interrompu que pour que nous puissions mieux sentir l’agrément du repos. Nos yeux peuvent alors s’élever jusqu’aux étoiles. Et il y a pour certains esprits une satisfaction particulière à se sentir en communion avec les êtres qui vivent en liberté autour d’eux, d’échapper aux bastilles de la civilisation et de ne se croire pour le moment qu’un innocent animal, une simple brebis du troupeau de la Nature.

Stevenson s’éveilla à cette heure de la nuit au milieu des pins. Se sentant altéré, il prit son gobelet à moitié plein d’eau à côté de lui et le vida d’un trait. Complètement réveillé par cette boisson fraîche, il s’assit sur son séant et fuma une cigarette. Les étoiles brillaient sur un ciel pur comme des diamants et l’air n’était pas froid. La voie lactée s’étendait au-dessus de sa tête comme une légère vapeur et autour de lui les troncs des pins se dressaient immobiles. La blancheur du bât lui faisait deviner Modestine marchant en rond autant que la longueur de son attache le lui permettait; elle broutait l’herbe sans perdre de temps. Rien, que le léger bruit de la source, coulant parmi les cailloux, ne troublait le silence de la nuit. Stevenson fumait lentement observant la couleur de l’espace d’un gris rougeâtre à la cime des pins et d’un bleu foncé et lumineux dans l’immensité étoilée.

Un vent très faible, plutôt un souffle frais qu’un courant d’air, passait par moments dans la clairière, si bien que l’air était renouvelé toute la nuit dans cette chambre à coucher improvisée. Notre héros se rappela avec horreur la nuit passée à l’auberge de Chasseradès et les cinq bonnets de nuit réunis dans la même pièce.

La pensée des exploits nocturnes des étudiants, de l’atmosphère viciée des salles de théâtre et de l’espace étroit des alcôves lui inspira un profond dégoût. Il s’était rarement senti plus en possession de lui-même, plus indépendant de toute aide matérielle.

Le monde extérieur dont nous nous isolons en nous enfermant dans des maisons, lui semblait après tout un séjour agréable. N’y a-t-il pas chaque nuit un lit préparé pour l’homme dans les champs où Dieu tient maison ouverte? Stevenson croyait avoir découvert une de ces vérités révélées aux sauvages et ignorées des économistes. Il avait, tout au moins, découvert un plaisir nouveau pour lui. Pourtant il s’aperçut que quelque chose manquait à son bonheur dans ce nouvel Eden entouré de pins sur les flancs du mont Lozère. Il était seul, Eve était absente.

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, des sons d’abord à peine perceptibles montèrent vers lui du milieu du bois. Ces sons devinrent de plus en plus distincts.

Quelque passant suivait la grande route dans la vallée en chantant à pleine voix; ce chant était fruste, mais assez puissant pour se répandre dans tout le vallon. Stevenson avait souvent entendu, dit-il, des gens passant la nuit dans une rue déserte, il avait pendant quelques minutes perçu de son lit le roulement d’une voiture sous ses fenêtres. Il y a un roman dans les allées et venues de tous ces passants nocturnes, nous cherchons du moins à nous le figurer. Ici le roman avait deux faces. D’un côté ce brave passant excité par le vin dont la chanson rompait le silence de la nuit, et de l’autre ce voyageur bouclé dans son sac et fumant solitaire dans le bois de pins, à quelque 13 ou 1,400 mètres d’altitude vers les étoiles.

Lorsque Stevenson rendormi se réveilla pour la seconde fois (dimanche 29 septembre): la plupart des constellations avaient disparu. Les astres de première grandeur restaient seuls visibles. A l’horizon, du côté de l’Est, il aperçut une légère brume lumineuse, comme la voie lactée vue à son précédent réveil. Le jour allait paraître. Il alluma sa lanterne et chaussa ses bottes et ses guêtres. Il donna du pain à manger à Modestine, remplit sa gourde à la source et se prépara du chocolat à l’eau avec sa lampe à alcool.

La clairière où il avait si commodément dormi était encore plongée dans une demie obscurité: mais bientôt une large bande orangée, puis jaune d’or, se montra sur le sommet des montagnes du Vivarais. Stevenson éprouva un joyeux transport à contempler cet épanouissement progressif du jour naissant. Il écouta le murmure de la source avec ravissement et regarda autour de lui espérant apercevoir quelque chose de magnifique et d’inattendu.

Les pins à la verdure sombre, la clairière creuse, l’ânesse broutant, tout gardait son apparence ordinaire, mais tout était baigné par la lumière qui anime les êtres et les choses d’un esprit de vie et de paix dont il éprouvait avec délices l’influence étrange.

Il prit son chocolat bien chaud et arpenta la clairière en long et en large. Pendant ce temps un courant de vent froid, prolongé comme un grand soupir, s’éleva du côté de l’Est. Le branchage sombre des arbres voisins s’agitait à son passage et on pouvait voir le long de la colline les cimes élancées des pins se balancer au souffle du matin. Dix minutes après le soleil dorait la montagne, la marbrant de taches d’ombre et de lumière. Le jour avait complètement pris possession de l’espace. Stevenson se hâta de charger ses bagages pour gravir la montée qu’il avait à escalader.

Au moment de quitter son asile il fut pris d’une singulière fantaisie. Il avait été hospitalièrement accueilli et ponctuellement servi dans ce vert caravansérail. La chambre était bien aérée, l’eau excellente et l’aube l’avait appelé au moment voulu; ajoutons pour mémoire, la tapisserie, le plafond inimitable et la vue magnifique qu’on avait des fenêtres. Il était redevable à quelqu’un de cette libérale réception et il voulut, moitié par plaisanterie, laisser en s’en allant sur le gazon en pièces de monnaie le prix de son coucher, avec l’espoir qu’elles ne seraient ramassées que par quelque pauvre berger de la contrée.

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