Voyage à travers les Cévennes avec un âne
LE PAYS DES CAMISARDS
SUR LE MONT LOZÈRE
En sortant du bois Stevenson ne trouva plus de trace de chemin. Un alignement de pierres plantées, comme pour le mont du Goulet, le guidait sur cette pente où ne pousse plus que du gazon. Le soleil était chaud; il quitta sa jaquette ne gardant sur lui que son tricot. Modestine en belle humeur se mit pour la première fois à trotter de son propre mouvement. A chaque pas de montée, la vue en arrière s’étendait plus au loin dans le Nord du Gévaudan.
Quelques arbres, quelques maisons isolées apparaissaient sur la vaste étendue de cette chaîne, qui s’élève au Nord, à l’Est et à l’Ouest, dans un lointain vaporeux, dorée par le soleil du matin. Des vols de petits oiseaux se levaient en gazouillant à l’approche du voyageur, se posaient sur les pierres alignées, picoraient dans l’herbe ou volaient en cercle dans les airs.
Depuis quelque temps un murmure sourd arrivait à l’oreille de Stevenson, pareil au bruit d’une cascade lointaine. Ce bruit devint bientôt un sifflement prononcé et en même temps il sentit des bouffées d’air frais qui lui arrivaient du sommet de la montagne. Il comprit bientôt que le vent du sud soufflait avec force sur l’autre versant de la Lozère et qu’à mesure qu’il approchait de la crête il en ressentait davantage les atteintes. Ce sommet si longtemps désiré, ce fut presque sans s’en apercevoir qu’il l’atteignit. Un pas qui n’était pas plus grand que tous ceux qu’il venait de faire le mit en présence d’une nouvelle partie du monde. Au lieu de cet immense rempart gazonné qu’il avait si longtemps escaladé, il avait au-dessus de sa tête le ciel à peine noyé d’une brume transparente et à ses pieds une contrée couverte d’un réseau de croupes baignant dans l’azur.
La chaîne de la Lozère court de l’Est à l’Ouest coupant le Gévaudan en deux portions inégales. Son point culminant, le pic de Finiels sur lequel Stevenson se trouvait, s’élève à 1702 mètres d’altitude. Par un temps clair la vue s’étend de là sur tout le bas Languedoc jusqu’à la Méditerranée. Derrière lui il laissait au Nord cette contrée montagneuse qu’il venait de traverser, contrée déboisée, habitée par une population d’intelligence lente. Mais devant lui, à demi voilé par une vapeur transparente, s’étendait un nouveau Gévaudan, riche, pittoresque et que des évènements dignes de mémoire ont illustré.
Au Monastier et dans les endroits qu’il venait de parcourir Stevenson était, sans doute, dans les Cévennes, mais la contrée mouvementée et couverte d’arbres qu’il avait à ses pieds, c’étaient les Cévennes des Cévennes, pour parler comme les gens du pays. C’était la contrée des Camisards, la patrie des Cavalier, des Roland, des Castanet, guerriers étranges, inspirés par l’esprit prophétique qui infligèrent aux troupes de Louis XIV de sanglants échecs.
Les piliers de pierre qui avaient dirigé Stevenson n’allaient pas plus loin que le bord du plateau sur lequel il s’était arrêté pour contempler le panorama qui s’offrait à sa vue, mais on pouvait descendre par un sentier de chèvre en lacets jusqu’au bas d’une pente vertigineuse au fond de laquelle commence le grand tapis de verdure de Prat-Soubeyran où la réunion de plusieurs sources forme le ruisseau de Rieumalet. Ce ruisseau descend en une succession de cascades écumantes, entre des prairies et les arbres du frais vallon, jusqu’au Pont de Montvert où il va se jeter dans le Tarn. Ses eaux sont si limpides et forment à la chute des cascades des bassins d’un vert si cristallin que Stevenson, qui les côtoyait en descendant vers ce bourg par une route assez bonne, fut pris d’une folle envie de se dépouiller de ses vêtements souillés de poussière et de baigner ses membres nus dans cet air et cette eau si purs de la montagne. Après une descente opérée rapidement, mais sans incidents dignes de remarque, Stevenson et sa fidèle compagne Modestine arrivèrent au Pont-de-Montvert, lieu de tragique mémoire.
Vue générale du Pont de Montvert. (Lozère)