Autour des trônes que j'ai vu tomber
IX
MA SŒUR STÉPHANIE ÉPOUSE L'ARCHIDUC RODOLPHE. IL MEURT À MAYERLING.
En 1880, ma sœur cadette coulait des jours heureux à Bruxelles. Ses dix-huit ans étaient d'une beauté rayonnante. Sans savoir encore quel personnage elle épouserait, elle était portée à penser qu'elle s'établirait mieux que sa sœur aînée.
Le Roi n'avait jamais été enthousiaste du prince de Cobourg. Il ambitionnait davantage pour moi. Mais la Reine avait souhaité ce mariage. J'ai résumé ses raisons.
Pour se revancher, le Roi entendait que Stéphanie eût un trône. Il avait pensé à Rodolphe de Habsbourg, et la Reine autant que lui. Projet hardi. Pour honorable que fût la Maison Royale de Belgique, elle était loin de la grandeur de celle d'Autriche.
Je ne fus pas étrangère, comme je l'expliquerai tout à l'heure, à un mariage qui s'annonça sous les plus éblouissants auspices et aboutit, en peu d'années, à une épouvantable catastrophe.
C'est bien plus cette chute qui intéresse l'Histoire que le détail de l'union de Rodolphe de Habsbourg et de Stéphanie de Belgique. J'irai donc droit au but, en montrant Rodolphe à la veille de sa mort.
Rodolphe avait trente ans. Il eût pu s'appeler le Bien-Aimé. La plus belle cour était à ses pieds; la plus belle ville du monde après Paris était comme une demeure où tout lui aurait appartenu. Les peuples de la monarchie ne formaient pour lui qu'un peuple qui plaçait ses espérances en son avenir. Il avait une épouse que chacun proclamait enviable; une fille qu'il comblait de caresses; une mère très noble et très bonne, pour laquelle il professait un culte; un père, enfin, dont le trône imposant devait lui revenir; et Rodolphe, malheureux, voulait mourir.
Finissons-en une bonne fois avec les légendes, si tant est qu'il soit possible d'en finir, ici-bas, avec le mensonge:
Rodolphe de Habsbourg s'est tué.
—La preuve manque, a-t-on dit.
On se trompe. Elle existe. Je l'indiquerai tout à l'heure.
L'histoire de la liaison qui le mena au tombeau a été souvent contée. Je me bornerai à quelques traits inédits ou peu connus.
Il y eut, dans l'amour de l'Archiduc héritier pour Mary Vescera, une sombre fatalité ou une sinistre influence…
Peu de temps avant que je me décide à rédiger ces pages, un jour, après avoir rangé des papiers qui, justement, me ramenaient à l'époque où j'étais la confidente et l'amie de Rodolphe, je suis sortie dans Vienne.
Au détour d'une rue encombrée, j'ai aperçu, de ma voiture qui allait lentement, une vieille femme, dans un costume sombre et d'une poignante révélation. Comme écrasée par des calamités multiples, courbée vers le sol sous le poids d'un accablant fardeau, elle s'avançait obliquement, rasant les murs, avec quelque chose de morne et d'épouvanté dans un visage ravagé de sillons tragiques.
En cette apparition funeste, j'ai cru reconnaître la mère de la Vescera.
Qu'était-elle devenue, la femme parée que j'entrevis, accompagnant sa fille, alors dans l'épanouissement de son affolant prestige?
Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir aussi cette Mary Vescera, superbe, à une soirée chez le Prince de Reuss, ambassadeur d'Allemagne, dernière et sensationnelle apparition, dans la société viennoise, de celle qui allait être l'héroïne de la «sanglante énigme» de Mayerling.
Bien simple énigme, du reste. Encore fallait-il être placé pour voir et pour savoir. Et cela sera toujours difficile aux journalistes, improvisateurs des versions tendancieuses de «l'Actualité», cette ennemie de l'Histoire. Chacun d'eux continuera d'y remédier de sa place, par des imaginations ou des aperçus qui varient selon le point de vue. Si, après cela, la vérité est longue à venir, ce n'est pas extraordinaire. L'étonnant de la Presse n'est pas qu'elle abonde en fausses nouvelles, c'est que, parfois, elle en donne de vraies.
Je venais d'arriver à l'Ambassade. Le prince de Reuss me quitta pour aller au-devant de ma sœur et de son mari, qui faisaient une entrée de souverains.
Rodolphe m'aperçut, et, laissant Stéphanie, vint à moi directement.
—Elle est là-bas, me dit-il sans préambule. Ah! si quelqu'un pouvait m'en délivrer!
Elle, c'était sa maîtresse au masque ardent. J'eus un regard vers la séductrice. Deux yeux brûlants nous fixaient. Un mot suffit à la dépeindre: une sultane impérieuse, et qui ne craint aucune favorite, tellement sa beauté pleine et triomphante, son œil noir et profond, son profil de camée, sa gorge de déesse, toute sa grâce sensuelle, sont sûrs de leur pouvoir.
Elle avait pris totalement Rodolphe et voulait qu'il l'épousât! Leur liaison durait depuis trois ans.
La famille d'où sortait Mary Vescera était d'origine grecque, famille bourgeoise avec quelques attaches de noblesse. Nombreuse et peu fortunée, elle bâtissait tout un avenir sur la faveur du prince héritier. Seule ne s'en souciait pas, peut-être, une sœur de l'idole, qui n'avait point la beauté physique en partage. Son mérite était d'un ordre moins périssable. Quand le drame de Mayerling emporta Rodolphe et son amante, la sœur de la morte disparut dans un couvent.
A la soirée du prince de Reuss, je fus frappée de l'énervement de mon beau-frère. C'était au début de la seconde quinzaine de janvier 1889. Je crus bon d'essayer de le calmer en lui disant, de la Vescera, un mot qui ne devait pas lui déplaire, et j'observai simplement:
—Elle est bien belle!
Puis je regardai ma sœur, autrement belle, et royalement parée, qui faisait son cercle… Mon cœur se serra. Tous trois étaient malheureux!
Rodolphe s'était éloigné sans me répondre. Un moment après, il revint et murmura:
—Je ne peux plus m'en détacher!
—Pars, dis-je alors, va en Egypte, aux Indes, en Australie. Voyage. Si tu es malade d'amour, tu te guériras.
Il eut comme un imperceptible haussement d'épaules et ne me parla plus de la soirée. Triste soirée! Une atmosphère de malaise pesait sur la brillante assistance. Je fus, pour ma part, si impressionnée, que, rentrée chez moi, je ne pus, de la nuit, trouver le sommeil.
J'avais suivi, pour ainsi dire, pas à pas le développement de la passion de Rodolphe.
Dès mon arrivée à la cour, l'Archiduc m'avait plu et il me témoignait de l'amitié. Nous étions presque du même âge. J'ose dire que, par bien des côtés, nous nous ressemblions. Nos idées étaient les mêmes sur beaucoup de points. Rodolphe fut confiant avec moi, et je sentis bientôt dans sa confiance quelque chose de plus.
Cela m'arrivait trop souvent, de divers côtés, depuis que j'étais à Vienne, pour que je ne fusse pas en garde. Mais Dieu sait qu'alors, j'eus quelque mérite à dire au prince, dans la cordialité du tutoiement d'usage dans les familles royales et princières que régit l'esprit patriarcal allemand:
—Marie-toi… J'ai une sœur qui me ressemble. Epouse-la!
Une première fois, il s'en fut en me répondant:
—J'aime mieux Middzi!
C'était une jolie fille, type parfait de la Viennoise, cette Parisienne de l'Est européen. Il en eut deux enfants.
Cependant, la sagesse l'emporta et, peut-être aussi mon influence, sans compter que, jeune mère, et puisant dans la maternité le courage de supporter bien des choses qui, plus tard, aggravées, ne furent plus supportables, je n'étais encore ni «démente, ni prodigue, ni capable de toutes les duplicités», au dire de mes persécuteurs.
Bien au contraire, longtemps mes qualités et mes vertus ont été exaltées par des gens qui devaient ensuite me couvrir d'opprobre. A cette époque, ma sœur cadette parut devoir être une réplique heureuse de ce que j'étais, et Rodolphe prit le train pour Bruxelles. Stéphanie devint la seconde dignitaire de l'Autriche-Hongrie, la future impératrice de la Double Monarchie.
L'Archiduc n'eut pas de peine à lui plaire. Il avait plus que la beauté: la séduction. De taille moyenne, bien proportionné, il cachait beaucoup de résistance sous une apparence frêle. Il faisait songer à un pur-sang: il en avait le fond, l'aspect léger et les caprices. Sa force nerveuse égalait sa sensibilité. Sur son visage au teint mat se reflétaient ses sentiments. Son œil, dont l'iris brun et brillant se colorait par moment de teintes diverses, semblait changer de forme en changeant d'expression. Il passait promptement de la caresse à la colère, et de la colère à la caresse. Il était troublant; il révélait une âme prenante, diverse et raffinée. Le sourire de Rodolphe faisait peut-être encore plus d'impression. C'était le sourire de sphinx angélique, particulier à l'impératrice, avec, en plus, une façon de parler, de se donner, de capter qui faisait l'effet d'extérioriser, de livrer la personne mystérieuse de Rodolphe à son interlocuteur, flatté de posséder cet être rare et prestigieux.
Très lettré, très ouvert au mouvement des idées, l'Archiduc recherchait la société des artistes et des savants. Il se plaisait en compagnie d'hommes comme ces peintres supérieurs Canon et Angeli, et l'éminent physiologue professeur Billroth.
Qu'on n'attende pas de moi, à présent, un portrait de ma sœur. Il m'est bien difficile de m'attarder sur elle, en détails laudatifs, puisque j'ai dit qu'elle me ressemblait. Je dirai seulement: en mieux, physiquement.
Rodolphe et Stéphanie formaient un couple en apparence bien assorti. Leur fille, Elisabeth, aujourd'hui Princesse de Windischgraetz, doit à la fortune dont elle a hérité de son grand-père, l'Empereur François-Joseph, une indépendance matérielle qui, jointe à son indépendance morale, a fait d'elle une jeune femme très en vue.
Après sa naissance, ma sœur, au lendemain des relevailles, eut l'idée de voyager. Elle avait besoin de se remettre, en allant à la mer. Elle se rendit à Jersey et y séjourna longuement.
Rodolphe fut contrarié de son départ. Il s'y était opposé en disant qu'il fallait qu'elle restât près de lui qui, retenu par ses obligations de prince héritier, ne pouvait l'accompagner.
Mais nous sommes d'une famille où, lorsque nous avons décidé quelque chose, il est bien difficile de nous faire revenir sur notre détermination.
Stéphanie s'en fut. Elle ne songea pas qu'une jeune femme doit rester le plus possible près de son jeune mari, surtout quand il est l'homme le plus exposé de la cour de Vienne aux tentations.
Rodolphe, un peu plus tard, eut un chagrin autrement vif que la contrariété d'une absence qui, en somme, pouvait s'excuser, à la condition de n'être pas aussi prolongée qu'elle le fut.
L'Archiduchesse héritière de la Couronne tomba malade. Lorsqu'elle sortit des mains des chirurgiens qui eurent à lui prodiguer leurs soins, Rodolphe apprit qu'il aurait peu de chances, désormais, de voir s'accroître le nombre de ses enfants légitimes.
Le coup fut rude. De ce jour, il commença à s'étourdir. Il était porté à s'oublier au cours des beuveries, des parties de chasse et autres. Ce penchant s'accentua. Ce fut à ce moment que la Vescera se trouva sur son chemin.
La première fois que je fus fixée sur sa beauté, je faillis perdre contenance, mise dans une situation imprévue et délicate, qui me fit appréhender l'excès de la passion dans une nature telle que celle de Rodolphe.
Il y avait un dîner au palais de Cobourg. L'Archiduc héritier était, selon son rang, à ma droite, et ma sœur en face de moi.
On parlait beaucoup, dans Vienne, de la liaison de Rodolphe et de la Vescera. Stéphanie, quoique silencieuse là-dessus, par dignité de caractère, devait souffrir. Je n'avais pas craint de dire à Rodolphe, aussi doucement que possible, mon opinion sur ce sujet difficile, et j'avais exprimé l'espoir que les racontars exagéraient. Je voulais penser qu'il ne s'agissait que d'un caprice. Et voilà qu'à table, les valets derrière nous, les convives attentifs à nos moindres gestes, et, premièrement, ma sœur et mon mari, Rodolphe s'avisa de me montrer, dans sa main, cachée par le couvert et ses ornements propices, un portrait de femme en miniature, dissimulé dans quelque chose qui me parut être un porte-cigarettes.
—C'est Mary, dit-il. Comment la trouves-tu?
Je n'eus d'autre ressource que de sembler n'avoir ni vu, ni entendu et, par-dessus la table, d'adresser la parole à ma sœur.
Mais, ainsi débridé, que ne ferait pas Rodolphe? On ne fut pas long à le voir.
Mon beau-frère est mort le 30 janvier 1889, entre six et sept heures du matin. Trois ou quatre jours auparavant, dans la matinée—chose bien rare—ma sœur vint chez moi. Fatiguée, j'étais encore au lit. Stéphanie était inquiète, agitée.
—Rodolphe, dit-elle, va partir pour Mayerling et y rester quelques jours. Il n'y sera pas seul. Que faire?
Je me redressai sur mes oreillers, saisie d'un pressentiment sinistre. Les paroles de l'Archiduc à la soirée du Prince de Reuss étaient encore dans mes oreilles.
—Pour l'amour de Dieu! m'écriai-je, ne le laisse pas partir seul. Va avec lui.
Mais était-ce possible? Hélas! il en fut autrement. Je ne devais revoir ma sœur que veuve et mon beau-frère, inerte, sur son lit de parade, le visage exsangue, entouré d'un bandeau blanc…
Le 28, dans l'après-midi, je faisais une promenade au Prater, seule avec ma dame d'honneur. C'était un beau jour d'hiver, et le soleil oriental semblait s'attarder à Vienne. J'avais fait mettre ma voiture au pas pour goûter la clémence du ciel, mieux regarder les équipages et les cavaliers, et recevoir et rendre les saluts.
Dans la Hauptallee, j'aperçus avec étonnement Rodolphe sans suite, à pied, et qui causait d'une manière animée, avec cette comtesse L…, qui a beaucoup fait parler d'elle, publié bien des choses, et dont le rôle, près de Rodolphe, fut tel qu'il ne me convient pas de l'apprécier.
L'Archiduc vit ma voiture. Il me fit signe d'arrêter et vint au marchepied.
Il allait me parler pour la dernière fois!
Je me suis demandé bien souvent pourquoi ses paroles banales, en somme, me causèrent un trouble indéfinissable. Leur son est resté en moi, et je n'ai jamais oublié le singulier regard qui les accompagnait. Rodolphe était pâle, fiévreux, à bout de nerfs.
—Je pars tantôt pour Mayerling, prononça-t-il. Dis au «gros» de ne pas venir ce soir, mais seulement après-demain matin.
Le «gros», révérence parler, c'était mon mari. Le prince de Cobourg comptait parmi les plus fidèles compagnons de Rodolphe dans ses parties de chasse et de plaisir.
Je voulus retenir un instant mon beau-frère, essayer de le faire causer davantage. Je demandai:
—Quand viendras-tu me voir? Il y a longtemps que tu n'es venu.
Il répondit étrangement:
—A quoi bon?
* *
Rodolphe allait rester du 28 au soir au 30 au matin à Mayerling, en tête à tête avec sa maîtresse. Quand ses invités habituels, ajournés de 36 heures, pour la chasse qui devait commencer à 8 heures, arrivèrent, la réunion était comme un de ces banquets où la Mort a été priée par la volonté du Prince, ainsi qu'au temps de Néron ou de Tibère.
Le condamné, ici, c'était le Prince lui-même, et il entraînait dans l'abîme l'amante impérieuse qui l'y avait poussé.
On les trouva morts dans leur chambre. Spectacle affreux, et que virent, les premiers, le Comte Hoyoz, puis le Prince de Cobourg.
Si la Vescera fut une dominatrice,
Rodolphe, par un sursaut de désespoir et de rage, ne lui pardonna pas de l'avoir mis dans une situation impossible qu'il ne se pardonnait pas non plus. Au matin d'une énervante orgie, ils moururent tous les deux. Ce fut le temps d'un éclair.
Il ne pouvait continuer à avoir deux ménages. Impétueux et asservi, il ne supportait plus une liaison qui le paralysait et que, cependant, il ne pouvait rompre, tant elle tenait à son corps par des fibres multiples.
Les romanciers ont souvent dépeint cette situation affreuse de l'esclavage de la matière, et de la protestation éperdue de l'esprit qui ne peut s'évader que dans la mort.
Rodolphe, à trente ans, désespérait de tout. Il était excédé de vivre dans l'atmosphère d'une cour où il étouffait. Sa mort volontaire eut diverses causes dont les principales furent celles-ci:
D'abord, l'amer regret d'un mariage qui ne lui donnait pas ce qu'il en avait attendu, par la quasi-certitude de rester sans héritier; l'impossibilité de réaliser le vœu de le rompre, vœu impie aux yeux de ses proches, du Saint-Siège et de la catholicité; enfin, la vision précise des chances de longue vie de l'Empereur, être insensible et qui s'embaumait, tout vivant, de soins égoïstes et minutieux.
J'ai entendu Rodolphe me dire bien des fois:
—Jamais je ne régnerai! Jamais il ne me laissera régner…
Et s'il avait régné…?
Ah! s'il avait régné!
J'ai connu ses projets et ses vues. Je n'en dirai que ceci: rien ne l'effrayait des idées modernes. Les plus hardies l'auraient trouvé adapté. Il avait, de lui-même, brisé dans ses résolutions l'appareil désuet de la monarchie austro-hongroise. Mais comme les pièces d'une invisible armure tenues par des chaînes extensibles, les contraintes, les formules, les conceptions archaïques, les ignorances du parti pris et de l'erreur, tout ce dont il avait voulu, il voulait s'échapper, se resserrait autour de lui. Sa vie était un combat perpétuel contre une cour usée, finie, aveugle, corrompue, dont les mœurs avaient asservi son corps sans enchaîner son intelligence.
Il fallait qu'il succombât ou qu'il régnât à temps pour triompher, jeter bas l'armure de Nessus, ouvrir les fenêtres, renverser la muraille de Chine, chasser à coups de fouet la camarilla.
Mais la monarchie austro-hongroise devait périr, plutôt que se transformer. Il fut envoyé dans la mort en courrier.
La sinistre nouvelle parvint à Vienne dans la matinée du 30. Ce fut un affolement général.
L'après-midi, un aide de camp de l'Empereur vint, de sa part, s'informer près de moi.
J'étais presque hors d'état de me tenir et de parler. On était venu me dire, à la première heure, que le prince de Cobourg avait assassiné mon beau-frère!
Il s'était trouvé de bonnes âmes, dans Vienne et à la Cour, pour ne pas admettre que l'affection de Rodolphe fût pour moi fraternelle.
Ah! si l'on savait à quelles ignominies de la jalousie et de la méchanceté, plus on monte, plus on est exposé!
Le Prince héritier disparaissant, les imaginations et les vilenies se donnaient libre carrière!
Je répondis à l'aide de camp que je ne savais rien, sauf le bruit de la fin sinistre de Rodolphe et de la Vescera, et que mon mari, parti le matin même vers 6 heures, pour la chasse, à Mayerling, n'était pas rentré.
Entre temps, j'avais reçu une dame d'honneur de Stéphanie, qui me faisait prévenir de la catastrophe.
Me dominant, je me fis conduire à la Hofburg, près de ma sœur.
Je la trouvai, blême et muette, tenant en main une lettre dont le secret, aujourd'hui, est dû à l'Histoire.
Cette lettre, on venait de la découvrir dans le bureau particulier de Rodolphe, à l'adresse de Stéphanie. Elle annonçait sa mort.
Tout était résolu, quand mon beau-frère me parlait au Prater. La lettre débutait ainsi: «Je prends congé de la vie…»
C'était trop pour moi de lire cela. Les mots se brouillaient sous mes larmes.
«Sois heureuse à ta façon», disait-il à sa femme.
Et sa recommandation ultime était pour leur enfant: «Prends bien soin de ta fille. C'est ce qui m'est le plus cher. Je te laisse ce devoir.»
Malheureuse enfant, qui n'a pas eu de père, je l'ai plainte bien souvent, et je la plains plus que jamais. Elle ne sait pas ce qu'elle a perdu.
Le Prince de Cobourg ne revint au palais que dans la nuit du 31, après de longues heures passées chez l'Empereur. Il entra chez moi. Le désordre de ses traits et la fébrilité de ses paroles disaient quelles émotions il venait de traverser. Je le pressai de me donner des détails.
—C'est horrible! horrible! ce que j'ai vu là-bas, prononça-t-il. Mais je ne puis, je ne dois rien dire, sinon qu'ils sont morts tous deux.
Il avait prêté serment de se taire entre les mains de l'Empereur, de même que les autres amis de Rodolphe, venus pour chasser à Mayerling. Le secret fut bien gardé. Les quelques gens de service qui auraient pu parler eurent aussi de fortes raisons de ne rien dévoiler.
Quand je me rendis près de l'Impératrice, sur son appel, je fus en face d'une statue de marbre couverte d'un voile noir.
Je ressentais une émotion si forte que j'avais peine à marcher.
Je baisai passionnément la main qu'elle me tendit, et, de sa voix brisée de mère au Calvaire, elle murmura:
—Tu pleures avec moi, n'est-ce pas?… Oui, je sais que tu l'aimais bien!
Oh! l'infortunée, elle adorait son fils. Il lui faisait supporter l'ennui de cendre grise que dégageait son père, si mesquin, près d'elle, si grande. Rodolphe ravi à sa tendresse et à l'œuvre impériale, elle allait fuir, elle aussi, cette cour désormais sans avenir pour elle, et rencontrer la mort. On sait de quel coup subit et cruel elle mourut, innocente victime des fautes de son rang.
J'ai vu, je vois, dans les drames successifs de la fin de la Maison d'Autriche, un châtiment céleste. Un pareil enchaînement de fatalités sanglantes, qui nous ramène aux tragédies de Sophocle ou d'Euripide, n'est pas le simple jeu du hasard. La justice des dieux fut toujours celle de Dieu. La cour de Vienne devait périr, terriblement frappée. Elle avait tout trahi et, d'abord, ses traditions, car il n'y restait rien de haut, même dans l'intrigue. Ce n'était plus qu'une basse cuisine de valets de Berlin. Et, lorsque François-Joseph, au fameux Congrès Eucharistique de la veille de la guerre, avait paru dans le carrosse impérial et devant les Autels, en Prince de la Foi, il allait, au sortir de ces pompes, finir platement sa journée en écoutant, chez Mme S…, les potins de Vienne et les racontars de police.
Rodolphe est mort de dégoût.