Autour des trônes que j'ai vu tomber
IV
LE ROI
Mon père a été plus qu'un grand roi: un grand homme.
Un grand roi peut l'être par le seul art de s'entourer et de tirer parti des valeurs qu'il lui est facile de grouper autour de lui. Bien peu, d'ailleurs, l'essayent. Il faut être déjà très supérieur, au moins par le cœur, pour avoir le goût des supériorités.
En arrivant au pouvoir, le roi Léopold II ne songea pas à réunir autour de lui une élite qui l'aurait inspiré. Il n'avait ni les ressources d'hommes que trouva un Louis XIV, ni celles que son exemple développa dans son royaume. La Belgique était encore un Etat adolescent et dont la croissance exigeait les soins d'une main habile et exclusive.
Elle est venue au monde faite de deux pays jumeaux, fort différents de caractère. Ils sont unis par une même loi. Leur même politique nationale est comme une membrane qui doit les tenir assemblés. Mais une telle constitution n'est pas sans inconvénient.
Le Roi avait, dès longtemps, la conviction secrète que, pour durer et se fortifier, la Belgique avait impérieusement besoin d'un haut dessein qui ferait en elle l'unification des intelligences et des efforts et qui lui permettrait de prendre une place plus grande dans le monde.
Il avait étudié la carte de la terre et conçu le projet inouï de doter son petit royaume d'un immense domaine colonial. Il n'avait pas d'argent, il n'avait pas d'armée, il n'avait que son idée. Il s'y enferma et ne vécut plus que pour elle et par elle.
L'homme que je revois, lorsque je pense au Roi, est toujours celui dont le mutisme effraya mon enfance.
La Reine est assise, ayant en main un livre qu'elle ne lit point. Elle me tient près d'elle, en suivant des yeux le souverain. Les portes du salon sont ouvertes sur les pièces voisines, et le Roi va et vient, les mains derrière le dos, d'un pas d'automate, sans nous regarder, sans que rien le dérange de sa méditation interminable. Autour d'elle, le silence s'est fait dans le palais. Nul n'ose entrer. Le Roi a interdit l'accès de l'appartement royal. La Reine et moi, nous sommes les prisonnières involontaires de ce prisonnier de sa volonté.
Le Roi était grand et fort. Sa personnalité imposante et sa physionomie si caractéristique sont connues même des générations nouvelles. Elles en ont vu l'image populaire. La photographie ne saurait rendre l'expression de finesse sceptique de son regard. Ses yeux, dont j'ai dit la teinte brun clair, prenaient, à la moindre contrariété, une fixité qui, arrêtée sur nous quand nous étions en faute, mes sœurs et moi, nous terrifiait plus que les reproches et punitions.
La voix du Roi, d'un timbre grave, avec quelque chose d'enveloppé, et, par instant, de nasillard, était, dans la colère, d'une dureté de pierre. Mais, s'il voulait plaire, il savait lui donner de la douceur et de l'émotion. On parle encore de la manière dont il prononça le discours du Trône, après la mort de Léopold Ier, et de ce début émouvant: «La Belgique, Messieurs, a, comme moi, perdu un père…»
S'il plaisantait, il avait de l'entrain. Quand le Roi se mêlait de montrer de l'esprit, c'était un esprit à l'emporte-pièce, mais il en avait, et beaucoup. J'ai gardé le souvenir de certains de ses jugements sur ses ministres ou divers de ses contemporains. Il en est qui vivent encore, et qui seraient très flattés; il en est d'autres qui le seraient moins.
Le Roi ne s'occupait guère de mes sœurs et de moi. Ses caresses étaient rares et brèves. Nous étions, devant lui, toujours impressionnées. Il nous paraissait Roi bien plus que père.
A l'égard de son attitude chez la Reine, si je remonte jusqu'au plus lointain de mes souvenirs, je vois toujours un homme absorbé, parlant peu.
Il va de soi, d'ailleurs, que nous étions rarement en tiers avec nos parents réunis. Moi seule qui, par mon âge et l'avance que j'ai eu sur mes sœurs, ai pu être près de notre père et de notre mère alors que les difficultés entre eux n'étaient pas commencées, je n'arrive pas à me souvenir de quelque douceur ou bonté que ma jeunesse aurait remarquée.
Je sais seulement que le Roi qui, ainsi que la Reine, avait le culte des fleurs, ne manquait jamais, à une certaine époque (ce devait être vers mes onze ans), d'en apporter lui-même, chaque semaine, à notre mère. Il était allé les cueillir dans les jardins royaux. Il arrivait dans l'appartement de la Reine, chargé de sa moisson odorante, et il disait: «Voici, ma bonne femme.»
Aussitôt, Stéphanie et moi, de renouveler la parure des vases, moi, surtout, la grande, et qui avais appris de la Reine à aimer et disposer les fleurs, discrètes compagnes de nos pensées, et qui mettent dans le home des parfums, des couleurs, des caresses, du repos, quintessence de la terre et du ciel.
Un jour, à Laeken, le Roi m'offrit un gardénia. Je fus éblouie. J'avais à peu près treize ans. J'ai longtemps espéré, mais en vain, que cette gracieuseté paternelle se renouvellerait.
Ce prince de génie, dont les conceptions politiques et sa façon de mener les négociations utiles à la Belgique font l'admiration, sinon de ceux qui leur ont dû tant d'avantages, du moins des compétences d'autres pays, était, par certains côtés, singulièrement minutieux. Il tenait à ce qu'il portait, à ce qu'il avait personnellement, d'une manière obstinée. Je l'ai vu prendre soin des jardins, à Laeken, avec rigueur.
Des pêches énormes et succulentes poussaient en espalier, et le Roi en était fier. J'avais la passion des pêches. J'osai, un soir, me régaler d'une d'entre elles qui était invisible sous les feuilles. Et, cette année-là, l'espalier donnait beaucoup de fruits.
Le lendemain, le Roi découvrit le larcin. Dramatique affaire. Promptement soupçonnée, j'avouai mon crime et je fus punie. Le Roi savait le compte de ses pêches!
Ce grand réalisateur était d'esprit réaliste et le matérialisme l'emportait, chez lui, sur l'idéalisme. Je ne me permettrai pas de supposer qu'il ne croyait pas en Dieu, mais certainement il s'en faisait une autre idée que la Reine. Elle en souffrait. Il persistait dans sa façon de penser.
Il allait à la messe le dimanche. C'était un exemple qu'il devait à la cour et au peuple. Or, il fut un temps où il escortait la Reine à l'office, en prenant d'autorité Squib, un minuscule ratler que ma mère affectionnait et dont le Roi parlait toujours comme d'une personne: il l'appelait le Squib.
Il fallait voir ce grand corps, tenant sous son bras ce tout petit chien qui ne bougeait, comme terrifié. Ainsi, l'un portant l'autre, tous deux entendaient la messe près de la Reine qui, assurément, ne jugeait pas que ce fût très catholique. L'office achevé, le Roi, toujours chargé «du Squib», allait, à travers les salons, jusqu'à la salle à manger où il déposait gravement le tout petit chien sur les genoux de la Reine.
De la politique du Roi, je n'ai compris et connu que celle du Congo. J'ai su, j'ai vécu par ricochet les alternatives de crainte et d'espérance par lesquelles passait l'auteur de cette gigantesque entreprise. On ne parlait que de cela autour de moi. C'était d'ailleurs à voix basse, mais les choses dites tout bas sont celles qu'on entend le mieux.
Je sais que la fortune royale, et celle de ma tante, l'Impératrice Charlotte, administrée par le Roi, se trouvèrent un moment engagées, non sans risque, dans la conquête et l'organisation des possessions que l'une ou l'autre des grandes Puissances européennes pouvait disputer à la Belgique. Journées d'angoisse pour le Roi. Il se débattit habilement entre les Puissances. L'Histoire connaît son œuvre. Elle dit quel profond politique il sut être. La Belgique officielle ne s'en souvient plus. Mais le peuple n'a pas oublié. J'ai confiance dans l'âme belge. Elle a montré sa grandeur en 1914-1918. Le roi Léopold II aura un jour, dans le pays qu'il a fait si riche et qu'il eût voulu mieux armer contre le danger de guerre, les réparations que sa gloire mérite.
Les fautes de l'homme, dans l'ordre privé, n'ont pu faire de tort qu'à lui-même et aux siens. Son peuple n'en a jamais souffert. Il a même bénéficié, au mépris du droit naturel, des biens immenses qu'il a plu au Roi de lui attribuer, sans réserver la part de ses filles, ainsi exclues, par lui, de la famille belge.
Ici, nous touchons à un côté du caractère du Roi qualifié de contre-nature par les psychologues, comme la législation dont le gouvernement belge s'est servi en la circonstance paraît, aux légistes, contraire au Droit.
L'excuse de la Belgique, s'il en est une à l'illégalité, est que le Roi voulut passer outre au droit naturel.
J'ai lu, sous la signature d'un journaliste, que, dès avant son mariage, ou peu s'en faut, le Roi annonçait qu'il n'accepterait jamais aucun bénéfice de la charge royale et que sa fortune, en tout état de cause, ne saurait s'accroître au bénéfice de ses descendants.
Plaisante histoire et de pure invention. Un roi, du reste, est un homme comme un autre: sa charge vaut par les qualités qu'il y montre. Le Roi pouvait se ruiner, le Roi pouvait s'enrichir. Il a eu du génie, et il faudrait que ce fût une raison pour que ses enfants aient pu être bien et dûment dépouillés d'une fortune constituée, en partie, sur leur bien propre, engagé dans l'entreprise par la hardiesse paternelle!
Mais pourquoi le Roi voulut-il déshériter ses filles de son immense accroissement de richesse? Voilà ce qu'il faut préciser.
Le Roi voulut, dès longtemps, nous réduire, mes sœurs et moi, au minimum de ce qu'il croirait convenable de nous attribuer, c'est-à-dire beaucoup moins qu'à l'erreur de l'âge et des passions tardives, parce qu'après la mort de notre frère Léopold, il ne vit jamais en nous que des héritières repoussées par son ambition, torturée de n'avoir pas de descendance mâle.
Seule de mes sœurs, j'ai pu observer que, dans les années qui suivirent la mort de son fils, le Roi, à diverses reprises, se montra d'une humeur différente avec notre mère; il fut même aimable et plus fréquent. J'ai compris, devenue femme.
Clémentine vint au monde. Sa naissance avait été précédée d'une espérance déçue; et l'enfant qui arrivait était encore une fille!
Le Roi renonça, prenant en grippe l'admirable épouse à laquelle Dieu refusait de rendre un fils. Mystère des épreuves humaines.
Quant aux filles nées de l'union royale, elles furent acceptées, tolérées, sans que le cœur du Roi s'ouvrît vraiment pour elles.
Cependant, nous n'en fûmes pas totalement exclues. Les sentiments de notre père à notre égard varièrent selon les circonstances, et pour moi, notamment, selon les calomnies et les intrigues. Ma sœur Stéphanie eut aussi à en souffrir.
Mariées toutes deux, de bonne heure, parties au loin, privées de l'occasion de revoir souvent le Roi, nous ne pouvions prétendre à être l'objet de sa constante pensée. Nous courions le risque d'être aisément desservies par des courtisans au service de nos ennemis.
Clémentine fut mieux placée. Elle eut de lui toute la tendresse qu'il pouvait accorder à l'une de ses trois descendantes, restée près de lui et qui l'entourait d'affection filiale, et conservait à la Maison Royale les traditions qu'à défaut de la Reine, savait y représenter une fille de la mère que nous avons eue.