Autour des trônes que j'ai vu tomber
X
FERDINAND DE COBOURG ET LA COUR DE SOFIA
La famille de Cobourg était à son apogée au temps de Léopold Ier et du Prince consort.
Elle donnait à l'Europe une série de princes faits vraiment pour diriger des peuples. Leur influence, directe en Belgique, indirecte en Angleterre, mais non moins efficace, créait une période de paix et d'entente dont on sait les fructueux résultats.
Plus tard, au temps où mon père continua brillamment l'œuvre du sien, le duc Ernest, prince régnant dans le duché de Saxe-Cobourg-Gotha, ne se montrait pas inférieur à son cousin de Bruxelles. A Vienne, le Prince Auguste, si parfaitement bon, et que j'eus trop peu comme beau-père, avait aussi prouvé qu'il était un homme de valeur.
Des divers Cobourg, ceux de Vienne, frères de mon mari, étaient avec lui les descendants mâles qui devaient continuer le nom et la race.
Je parlerai principalement de l'un d'eux, Ferdinand, ex-tsar de Bulgarie. Je ne m'étendrai pas de nouveau sur la branche de ma famille à laquelle il appartient. Son rôle dans l'Histoire contemporaine est suffisamment connu.
Ferdinand de Cobourg, encore vivant quand j'écris ceci, est un des êtres les plus curieux qu'il soit possible d'imaginer.
Pour le dépeindre, il faudrait un Barbey d'Aurevilly, à défaut d'un Balzac.
Plus ma pensée s'est affermie, en vieillissant, et plus j'ai cherché à comprendre ce personnage étrange, moins je l'ai compris, si je le considérais d'un des points de vue ordinaires à la psychologie humaine.
J'ai lu souvent que la femme est une énigme. Il y a des hommes pires que des femmes. C'est à se demander si celui-ci ne s'était pas créé, encore plus que Guillaume II, un monde artificiel, dans lequel il a voulu vivre. Je dirai lequel tout à l'heure.
Je reconnais que l'éducation princière, en excitant par ses respects et flatteries de tous les jours l'amour-propre des princes, a tôt fait de les rendre singuliers, si, d'autre part, quelque influence salutaire ne fait frein aux excitations de l'orgueil.
Une mère supérieure ne parvint pas à équilibrer les dons incontestables de Ferdinand. Il était né à l'automne de la Princesse Clémentine. C'était son Benjamin. Elle fut faible pour lui. Cette force de toutes nos forces, l'amour des mères, a ses faiblesses. Les mauvais fils sont ceux qui en abusent, et ceci, suivant cette justice qui ne se laisse jamais voir, mais qui a ses arrêts et ses châtiments, parfois visibles ici-bas,—ceci doit être durement expié.
Il avait seize ans lorsque je suis arrivée au palais Cobourg. Il était élégant et svelte; son visage, éclairé de deux yeux d'un bleu d'acier, avait la beauté de la jeunesse, avec quelque chose de bourbonien. Le feu de l'intelligence, l'enthousiasme et la curiosité de vivre l'animaient.
Il promettait d'être différent, de toute façon, de son frère aîné. Au moral, il paraissait riche des qualités du cadet, le charmant Auguste de Cobourg, mais elles n'aidèrent chez lui qu'à cette aisance distinguée qui lui fut, plus tard, naturelle, pour couvrir d'une brillante apparence sa nature complexe et tourmentée.
J'avais un an de plus que lui. Nous étions la gaieté du vieux palais, aux moments où je pouvais oublier son ennui et mes rancœurs. J'étais la confidente de Ferdinand, et je me retenais de faire de lui mon confident.
Sans qu'il le fût et quoique, plus tard, il dût me témoigner de l'hostilité, il se dévouait volontiers à plaire à sa belle-sœur, et à l'entourer de fleurs, de prévenances et de soins. Or, ceci advint, qui dura longtemps, qu'à cause de moi le premier né et le dernier né des Cobourg furent des frères ennemis, sous les dehors qu'ils devaient à leur situation.
Il faut bien dire ces choses-là, car on ne s'expliquerait guère autrement tant d'inimitiés qui, un jour, m'accablèrent. Elles procédaient, du côté masculin, de la même cause, si misérable et qui sera éternellement au fond de tant de drames humains: la jalousie et l'appétit du plaisir, contrariés par une règle morale.
Ferdinand de Cobourg, idolâtré par sa mère, accueilli en enfant gâté par la société, initié de bonne heure aux joies raffinées, se laissa emporter dans un monde singulier par une imagination exaltée.
J'ai vu, je vois encore en lui, une espèce de nécromant moderne, de magicien «fin de siècle». Il a été cabaliste, comme M. Péladan était mage. Et de ces aventures-là, il reste toujours quelque chose qui pèse sur la destinée.
Si d'abord je ne pus que lui voir faire des gestes surprenants sans m'expliquer ce qu'ils décelaient de tendances bizarres, je suis arrivée, par la suite, avec l'expérience des hommes et des choses, à comprendre pourquoi il était incompréhensible: il devait être possédé de l'Au-delà, pris à rebours. Il ne croyait pas à Dieu; il croyait au Diable.
Je ne raconte que ce dont je suis sûre; je ne dis que ce que j'ai vu. Pas d'être plus superstitieux, par certains côtés, et plus troublant que Ferdinand de Cobourg. Je me demande à quelle secte fantastique, à quelle confrérie sabbatique il fut de bonne heure affilié, dans l'idée, sans doute, de servir ses conceptions ambitieuses et extraordinaires.
Je me souviens qu'en notre palais de Vienne, parfois, il me demandait de lui faire de la musique, certains soirs où nous étions seuls. Il voulait que la pièce fût aussi peu éclairée que possible. Il s'approchait du piano. Il écoutait en silence. Minuit venait, il se levait…
Il se levait avec une espèce de solennité, le visage recueilli, concentré. Il regardait la pendule. Il attendait le premier des douze coups, et quand il était proche, il disait:
—Joue la marche d'Aïda.
Alors, se reculant jusqu'au milieu du salon, il prenait une attitude d'officiant et prononçait des paroles incompréhensibles qui m'effaraient.
Il articulait des formules cabalistiques en ouvrant les bras, la taille cambrée, la tête rejetée en arrière.
Dans ses paroles mystérieuses, revenait le mot Kopt ou Kofte; ou Cophte (?), que je lui ai demandé d'écrire, un jour. Il a tracé des lettres dont je n'ai point su ce qu'elles étaient, sauf que j'ai cru y reconnaître une sorte de caractères grecs.
Je l'ai questionné après ces séances, car, pendant, il fallait se taire et jouer la marche d'Aïda. Il m'a répondu en somme:
—Le démon existe. Je l'appelle et il vient!
Je n'en croyais rien; je veux dire que je ne croyais pas à sa visite. J'avais un peu peur tout de même. Et, quand mon beau-frère recommençait, je cherchais à découvrir si rien d'insolite ne se révélait autour de nous. Mais il n'y avait d'insolite que Ferdinand et ma curiosité—et notre avenir à tous deux!
Fécond en singularités, il enterrait les gants et les cravates qu'il avait portés. C'était encore toute une cérémonie à laquelle, parfois, j'ai dû assister. Il avait lui-même creusé la fosse, et il prononçait aussi des paroles étranges, d'un air mystérieux.
Sa bouche prenait alors ce pli amer que l'âge devait accentuer.
Jouait-il avec le Dominateur, et gagnait-il à ce jeu l'esprit de domination qui devait être si fort chez lui?
Etait-ce une sorte d'excitation cérébrale qu'il cherchait dans des pratiques où je crois bien qu'on s'auto-suggestionne dangereusement?
Je laisse aux aliénistes, aux occultistes et aux casuistes le soin d'apprécier ce cas. Je suis un témoin. Rien de plus.
Il n'était pas encore prince de Bulgarie. On ne voyait en lui qu'un aimable lieutenant de chasseurs autrichiens, qui venait des hussards parce qu'il ne sympathisait pas avec cet animal du haut duquel on peut tomber, et qui passe pour la plus noble conquête de l'homme. J'y mets des formes, mais je veux dire que Ferdinand de Cobourg était un déplorable cavalier.
Qui eût pensé que ce petit officier mis à pied, bien né, d'ailleurs, bien apparenté et fin, aurait un trône et rêverait, un jour, d'être empereur de Byzance?
Encore un qui avait préparé sa couronne, son entrée, et la cérémonie de couronnement, comme ce malheureux Guillaume qui s'attendait à se couronner lui-même Weltkaiser, dans Notre-Dame de Paris! Je me suis même laissé dire qu'il avait songé à une cérémonie où le Pape aurait dû venir, bon gré, mal gré, et où toutes les Confessions se seraient réconciliées dans la personne impériale, auguste et sacrée.
C'est vraiment trop pour un homme, aujourd'hui, d'être Roi, selon l'ancienne formule du pouvoir absolu. Ce vin est trop fort. Il monte à la tête.
Jadis le Prince, même souverain maître, n'entendait, ne voyait qu'un petit nombre de fidèles qui le gardaient et le tenaient, autant qu'ils le servaient. Il était en guerre les trois quarts du temps, et prenait sa part de la rude vie de soldat. A présent, il entend mille voix, mille gens, mille affaires. Il ne se bat plus, de sa personne, et la paix a des périodes prolongées. Le confort l'entoure et l'amollit. Le trésor des inventions et découvertes a tout changé autour de lui. Et quoique la valeur et l'aspect de la société et des individus se soient totalement modifiés, tout est encore à ses pieds!
Il y a de quoi perdre la notion des réalités, comme l'infortuné Tzar Nicolas la perdit, comme Guillaume II la perdit, comme Ferdinand de Bulgarie la perdit.
Car Ferdinand prit le pouvoir et le garda en autocrate, et je suis convaincue qu'il me saura gré de ne pas m'étendre sur sa politique et les moyens qu'elle employa.
Il était arrivé au trône par les soins de la Princesse Clémentine, ambitieuse pour ce fils bien-aimé. Que n'a-t-elle toujours vécu! Encore que dans sa passion d'autorité, Ferdinand ait voulu l'emporter jusque sur sa mère à laquelle, parfois, cédant à l'orgueil de dominer, il disait des paroles qu'heureusement sa surdité l'empêchait d'entendre, si elle avait pu rester sur terre, pour le conseiller, il eût suivi un meilleur chemin.
Reste à savoir s'il l'aurait écoutée. Et pourtant, ce fut elle qui gagna pour lui le trône de Sofia, et qui l'y maintint dans ses débuts périlleux. Elle donna des millions intelligents à l'établissement du Prince et de la Principauté.
On se souvient de l'ascension de Ferdinand, prince contesté, puis reconnu, puis Tzar. Il eût pu dire, comme Fouquet: «Quo non ascendam?» Tout lui réussissait. Bientôt, il fut si sûr de lui, qu'on le vit remonter à cheval. Je peux en parler. Je lui ai choisi une de ses montures préférées. Elle venait de notre haras de Hongrie. C'était un bai de haute taille, bien d'aplomb, et large de rein. Ferdinand était grand et fort. Il lui fallait un cheval résistant, mais facile et sage, et qui ne prît peur de rien, ni du canon, ni des cris, ni des fanfares. Je l'essayai au Prater devant l'envoyé du Prince. Nous avions vraiment trouvé un mouton à cinq pattes que j'aurais bien été fâchée d'avoir pour moi, car il m'ennuyait. Aucun tintamarre ne le surprit. Il partit pour Sofia, où Ferdinand fit le beau, sur cette bonne bête, avec laquelle, peut-être, il rêva plus tard d'entrer à Constantinople.
On n'a pas oublié sa guerre contre les Turcs. Il se voyait déjà aux portes de Byzance… Mais je ne veux pas redire ce que chacun sait.
Je veux plutôt éclairer d'une lumière nouvelle le drame intime que son diabolique mépris de la Divinité et des règles morales de la civilisation chrétienne provoqua lorsqu'il fit baptiser et élever ses fils dans cette religion orthodoxe d'où le bolchevisme devait sortir, comme la guerre européenne est sortie du luthérianisme, et comme les plus terribles épreuves de l'Angleterre sortiront, fatalement, de son désordre religieux.
Ferdinand de Bulgarie, né dans la confession catholique, épousa, en premières noces, Marie-Louise de Parme, fille du duc, fidèle servant de la foi apostolique et romaine. Ce mariage, célébré alors qu'il était déjà prince de Bulgarie, ne fut consenti que sous l'expresse condition que les enfants à venir seraient baptisés et élevés dans la religion de leur mère et de leurs ascendants. Ce fut un article formel du contrat. Ferdinand s'engagea donc solennellement. Mais, lorsqu'il jugea que l'appui de la Russie pouvait être utile à ses vues sur Constantinople, il n'hésita pas et, se dégageant à la fois de sa signature et de ses serments, il livra ses deux fils au schisme russe. Sur quoi, trahie, révoltée, frappée dans sa croyance, déchirée dans son âme, mère de l'âme de ses enfants, Marie-Louise de Parme s'enfuit du Konak de Sofia et vint à Vienne cacher sa douleur et son épouvante dans les bras maternels de la princesse Clémentine, non moins crucifiée qu'elle par le reniement de son fils.
Les personnes qui ont quelque idée des questions de conscience et, particulièrement, de celles que les convictions religieuses font naître, comprendront sans peine l'intensité de ce drame.
J'étais alors au palais Cobourg. Je vis arriver la princesse de Bulgarie fuyant le lieu où, pour cette mère pieuse, ses enfants innocents perdaient leur part d'éternité. C'était, sans doute, beaucoup craindre. Dieu est bien plus grand que nous ne l'imaginons. Nos interprétations de sa justice, même inspirées de la Révélation, seront toujours au-dessous de sa miséricorde, car nous n'avons pas de mots sur terre pour la bien définir, pas plus que pour expliquer le mystère de la survie des âmes.
La pauvre princesse n'en était pas moins affreusement malheureuse. Je me souviens de sa pâleur, de son angoisse, de son indignation, de son désir de voir annuler son mariage en cour de Rome.
De peur que Ferdinand ne vînt la reprendre de force, elle avait voulu s'installer tout près de sa belle-mère. On dut lui dresser un lit de fortune dans une petite pièce attenante à la chambre de la Princesse. Elle ne se sentait en sûreté que dans cet asile.
La raison d'Etat et l'impossibilité, pour cette mère, de vivre sans voir ses enfants retenus prisonniers du trône de leur père, furent plus fortes que sa révolte et son désespoir. Quelques mois plus tard, elle accepta de revenir à Sofia.
Les Parme étaient, comme elle, bouleversés. Le Saint-Siège avait excommunié Ferdinand. Cette malédiction sacrée jetait dans le deuil la famille si croyante et si digne d'amour qui lui avait fait confiance en lui donnant une de ses filles.
Je revis, à Sofia, la pauvre princesse de Bulgarie. Elle avait héroïquement repris la charge conjugale; elle relevait de couches.
Qui saura, qui dira jamais ce qui se passait en elle? Dévorée d'angoisses intérieures, elle en mourut peut-être. Elle était de ces natures que ronge une plaie d'âme. J'ai pensé bien souvent à elle. Ce fut une martyre de son amour pour ses enfants.
Un séjour à Sofia, resté ineffaçable dans ma mémoire, nous ramène à 1898.
Mon mari m'accompagnait, mais il y avait toujours, entre son frère et lui, quelque chose d'indéfinissable et d'indéfini qui était ce que j'ai précédemment indiqué.
On ne pouvait être mieux accueilli que nous ne le fûmes. La vie du Souverain était supérieurement organisée dans ce pays encore primitif. Au palais, rien ne manquait. L'Orient et l'Occident s'y mariaient confortablement.
Ferdinand me donna, pour garder mon appartement personnel, une sorte d'honnête brigand revêtu d'une livrée pittoresque, d'aspect oriental. A partir du moment où il lui fut dit de veiller sur moi, et de n'obéir qu'à mes ordres, il s'installa devant ma porte, et de jour et de nuit, n'en bougea plus. Mon mari lui-même ne serait pas entré sans ma permission.
Je n'ai jamais compris comment cette farouche sentinelle pouvait être toujours là.
Mon beau-frère se montra pour moi d'un empressement délicat et raffiné. Il me fit la reine de ces jours de fête. Je fus comblée d'hommages par tout ce qui l'entourait. Chaque repas était une merveille de décoration et de cuisine. Les Sybarites auraient aimé le palais de Sofia.
J'ai toujours apprécié les repas qui sont des repas. Il n'en coûte guère plus de bien manger que de mal manger; et c'est une infirmité du corps et de l'esprit, en même temps qu'une offense au Créateur, que de dédaigner les mets accommodés avec soin. Si nous avons le don du goût, et si les bonnes choses existent sur terre, c'est, apparemment, que celles-ci sont faites pour celui-là.
Ferdinand pratiquait cette théorie en épicurien.
Après le souper, chaque soir, il y avait danse au palais. Les officiers bulgares étaient d'intrépides danseurs. Elevés à Vienne ou à Paris, ils savaient causer. Ils étaient distingués, comme le sont les fils d'une forte race, essentiellement agricole, dont la vie saine et large donne à son élite une instinctive noblesse.
Dans le jour, le Prince me faisait les honneurs de sa capitale et de son royaume. Nous évoquions les souvenirs du palais de Cobourg, et nos excursions et parties d'autrefois. Nous revenions en esprit dans cette forêt d'Elenthal, si chère à notre jeunesse.
Nous roulions en voiture, accompagnés d'une escorte que je ne me lassais pas d'admirer. J'ignore si les routes se sont améliorées, en Bulgarie; mais alors, elles étaient rares et entretenues par la Providence. A peu de distance de la capitale, elles prenaient l'aspect de pistes. L'escorte suivait sans broncher, indifférente aux obstacles de tout genre qu'elle rencontrait sur les côtés du chemin trop étroit.
J'ai vu rarement de pareils cavaliers et de pareilles façons, pour les bêtes et les gens, de franchir les haies, les murs, les fossés. C'était de la sorcellerie à cheval.
Je regardais Ferdinand, superbe d'indifférence à tout ce qui n'était pas sa belle-sœur. Je le regardais, en pensant au sataniste de notre jeunesse. Il était toujours étrange. Je voyais encore, comme depuis longtemps, une amulette à sa boutonnière, en guise de décoration. C'était un bouton jaune de marguerite, travaillé en un métal d'une teinte pareille à celle du cœur de la fleur, et parfaitement exécuté. Chaque fois que je l'ai questionné sur ce «gri-gri», dont il ne se séparait pas, il a pris son air grave, et laissé entendre que c'était là quelque chose dont il ne convenait pas de parler.
Il nous avait instamment priés de venir passer un peu de temps près de lui. Avait-il dans l'idée ce qu'il me dit, un soir, en plein souper, et qu'il appuya d'un autre ton, au privé? Je ne peux le croire.
Je pense que, par moments, emporté par ses sens, il ne se possédait plus. Je ne sais pas si, comme son frère aîné le voulait tant, j'ai été folle, mais je suis bien sûre que, souvent, Ferdinand de Cobourg n'avait pas toute sa raison.
Oui, ce lettré spirituel, cet amateur d'art éclairé, ce passionné de fleurs, cet ami délicieux des oiseaux qu'il choyait dans une volière de conte bleu, et charmait comme un charmeur de profession, cet homme du monde accompli, quand il voulait l'être, ce fils enfin de la princesse Clémentine et ce petit-fils de la reine Marie-Amélie, disparaissaient derrière un personnage démoniaque, et qui s'abandonnait aux instincts du sabbat.
A ce souper, que je revois comme si j'y étais, il me dit, sans pouvoir être entendu de mon mari, placé en face de nous, du côté où la Princesse absente, étant souffrante, aurait dû être:
—Tu vois tout ce qui est ici, hommes et choses. Eh bien! tout, y compris mon royaume, je le mets, avec moi, à tes pieds!
Je ne pouvais accueillir cette déclaration de roman qu'en y voyant une galanterie qui tenait plus de la fantaisie que de la réalité. C'est sur le ton de la plaisanterie que j'essayai de répondre. Mais j'avais plus d'une raison, outre l'expression de son regard qui démentait l'aisance de sa voix, de me méfier de son imagination asservie à son désir.
En effet, le même soir, après le souper, il vint à moi et, m'attirant du salon de danse dans une pièce voisine, vers une des portes-fenêtres ouvertes sur la nuit orientale et la paix du petit parc du palais, il me demanda si j'avais compris ce qu'il m'avait dit à table.
Sa parole était dure, son regard fixe. Il avait quelque chose d'impérieux et de fascinateur. J'étais extrêmement troublée. Il insista brutalement:
—C'est pour la dernière fois que je t'offre ce que je t'ai offert. Comprends-tu?
Mes yeux se reportèrent sur le salon. J'aperçus le prince de Cobourg, si différent de ce frère encore jeune, imposant, plein de force, beau d'allure. Mais l'image de la Princesse Marie-Louise passa devant mes yeux, et aussi celle de la Reine… Je secouai la tête en murmurant un «non» effrayé.
Je devais être d'une pâleur de cire. Ferdinand changea de visage. Ses traits eurent une expression sinistre; il blêmit et, d'un ton rauque, menaça, dans un ricanement:
—Prends garde! Tu t'en repentiras! Par «Kophte»… (?)
Il ajouta ces mots incompréhensibles qu'il prononçait, lorsqu'il me demandait de jouer, à minuit, la marche d'Aïda dans le salon obscur.
J'ai senti, ce soir-là, que quelque chose de dangereux pour moi venait de se produire. Il est de fait qu'à dater de cette époque, Ferdinand de Cobourg s'unit à son frère dans son inimitié à mon égard.
Et ce n'était pas une mince inimitié que la sienne!
Je me rends parfaitement compte que ce récit, pour bien des gens, paraîtra incroyable. C'est de l'Anne Radcliffe! Mais tout fut incroyable dans la vie publique et privée de Ferdinand de Cobourg…
Je ne veux pas rappeler le jugement déjà porté sur lui par l'Histoire, petite et grande. Mon but n'est pas d'ajouter à son écrasement. Mon but est de montrer dans quel milieu inconcevable j'ai vécu. J'étais dans une famille où il y avait de tout, du parfait et de l'exécrable. Malheureusement, je n'étais pas libre de suivre le parfait et d'abandonner l'exécrable. J'ai mis vingt ans à m'évader.
Ferdinand de Cobourg a commencé de subir, lui aussi, ici-bas, son châtiment. Tel que je le connais, je suis certaine qu'il souffre avec intensité, même s'il a encore, parfois, les consolations de Lucifer.
Il se prenait, je crois, pour un «surhomme».
Ce fou de Nietzsche, rajeunissant une théorie vieille comme les chemins, car jadis, les surhommes s'appelèrent les chevaliers, les preux, les héros, les demi-dieux, a tourné un nombre considérable de cervelles, dans les pays germaniques. Il leur a fait d'autant plus de mal que leur surhumanité, infestée du matérialisme morbide du siècle, s'est affranchie de l'idéal qui, autrefois, animait les personnages religieux et les élevait vers l'honneur, loin du crime. Leurs buts et leurs moyens ont donc été misérables, et ne pouvaient, finalement, aboutir qu'à d'effroyables défaites matérielles et morales.
Certainement, Ferdinand de Cobourg, ambitieux dès sa jeunesse, lut Nietzsche, quand ses théories eurent le retentissement dont on se souvient. Il y gagna d'être, à présent, une des plus notables victimes de Zarathoustra.