Autour des trônes que j'ai vu tomber
XI
GUILLAUME II ET LA COUR DE BERLIN
L'EMPEREUR DE L'ILLUSION
Je veux parler de Guillaume II comme d'un mort. Il n'appartient plus à ce monde, il appartient à l'autre.
On m'excusera ici d'être sobre d'anecdotes. Il me serait pénible de ramener dans la vie et l'action ce disparu. Mon désir est de me borner à l'expliquer en connaissance de cause.
C'était une idée puérile de vouloir, sous de grands mots creux, cette petite chose: l'arrestation et le jugement d'une Domination effondrée dans la honte.
La société ne peut connaître des crimes contre la Civilisation, œuvre divine, puisqu'elle met l'homme au-dessus de la bête.
Guillaume II est tombé du trône, poussé, tenu par une main autrement puissante que celle d'un policeman. Il a connu la plus dure prison, l'exil, le régime le plus affreux, la peur; le plus terrible jugement sur terre, celui de la conscience.
Qui dira le secret des nuits de ce fuyard, traître à son peuple qu'il berça d'illusions et de mensonges, et mena à la ruine, à la guerre civile, au déshonneur? Car il ne s'est pas déshonoré seul, il a déshonoré l'Allemagne en déshonorant ses armes.
Quel est l'honnête Allemand qui, revenu, aujourd'hui, des intoxications guerrières, peut, sans frémir, entendre parler de Louvain, du Lusitania, des gaz asphyxiants et autres horreurs dont la responsabilité retombe sur Guillaume II?
Il faudra des siècles pour effacer la tache de sa folie meurtrière. Elle est l'ombre qui, répandue sur le malheureux Empire, le fait paraître monstrueux aux nations de l'Entente.
Or, je veux le dire tout de suite, parce que je la connais bien, l'Allemagne n'est pas ce que la Prusse impériale l'avait faite, et pourrait la refaire encore.
Victime de sa confiance et de sa candeur, elle a pris pour parole d'Evangile ce que déclarait, professait, enseignait le Souverain, héritier des souverains victorieux.
Il est plus difficile d'hériter qu'on ne pense, et je le dis sans ironie. Guillaume Il n'eut rien de l'humanité de son grand-père, s'écriant devant le sacrifice des cuirassiers de Reischoffen: «Ah! les braves gens!» Rien de son père qui mérita le nom de Frédéric-le-Noble, et qui mourut de deux souffrances, celle que le mal mit dans sa gorge, celle que la fébrile impatience de régner que témoigna son fils mit dans son cœur.
Guillaume II paraissait séduisant au temps de sa jeunesse. Enfant, il était un aimable compagnon de jeux. Nous avons saccagé ensemble les fraisiers de Laeken. Sacrilège pardonné à cause de lui!
Je l'ai toujours suivi, de si loin que ce fût. Je l'ai cru grand; j'ai beaucoup attendu de sa puissance, à l'exemple, je crois, non seulement de son peuple, mais de tous les peuples. Il avait une partie merveilleuse à jouer. Il n'a pas su, il n'a pas pu; il lui a manqué ce qu'il fallait, et peut-être, d'abord, une femme habile et bonne. Le fond n'existait pas chez lui. Une femme eût pu l'y mettre ou y suppléer.
François-Joseph avait été presque brillant au début de son existence active. Il parut même distingué. Trente ans plus tard, son visage prenait une expression vulgaire que ses premiers portraits ne faisaient pas prévoir. Mais il donnait, à distance, l'impression d'être quelqu'un. La hauteur morale de l'Impératrice l'élevait d'un reflet de son éclat.
Moins favorisé, plus Guillaume II vécut, plus il se gâta d'aspect, de parole, de tenue. Deux hommes avaient exactement pris sa mesure et n'auguraient de lui rien de bon: le Prince de Galles, qui fut Edouard VII, et le Roi mon père.
L'opinion intime de mon père m'est revenue bien souvent. Ce serait tout un chapitre qui nous mènerait loin. Je me bornerai à dire que le Roi avait prévu que l'Allemagne, grisée d'excitations guerrières par Guillaume II, prédicant du vieux rite prussien, finirait par se jeter sur la Belgique, sur la France et, au besoin, sur le monde entier.
Les défenses de la Meuse furent une indication probante de la préoccupation du Roi. Mais on est bien loin de savoir tout ce qu'il dit, ce qu'il fit, ce qu'il voulut faire à ce sujet.
Malheureusement, certains partis et certains hommes influents en Belgique, de bonne foi d'ailleurs, dans leur égarement, combattirent ses desseins au lieu de les servir. La patrie en a cruellement souffert.
Comment Guillaume II est-il arrivé aux aberrations qui ont entraîné la disparition des trônes de l'Europe centrale et tant de calamités? Ce n'est pas, comme on le croit dans divers pays de l'Entente, l'effet d'une ambiance fatale, créée par les ambitions de l'Allemagne et «ses instincts barbares». L'empereur allemand avait un pouvoir immense; il était, en fait, un monarque absolu. Ni le Reichstag, ni le Bundesrath, ni les Parlements d'Etats ne le gênaient. Le cabinet de l'Empereur gouvernait l'armée, qui gouvernait la nation. Donc, tout se ramenait à la personne impériale, fruit magnifique de la discipline et de la force prussiennes.
Mais dans ce fruit, si impressionnant à voir sur son espalier de parade, il y avait un ver:
Guillaume Il mentait; il mentait aux autres, il se mentait à lui-même, et il mentait sans savoir qu'il mentait. Il vivait continuellement dans la fiction. C'était un acteur. Je l'ai laissé entendre, reprenant ce qui a été dit et qu'on ne saurait trop redire. Mais c'était le pire des acteurs: l'amateur, l'homme du monde qui joue la comédie—et le drame—et qui est tellement féru de ses petits talents qu'il devient plus acteur qu'un acteur, et qu'il est toujours, et dans tout et partout, en représentation.
Cette passion du théâtre est à la fois l'excuse et la condamnation de Guillaume II. Son excuse, car il entrait si bien dans la «peau» des personnages successifs qu'il faisait que, dans chacun d'eux, il était sincère. Sa condamnation, parce qu'un Roi, un Empereur doit être une Réalité, une Volonté, une Sagesse et qu'il ne fut rien de tout cela.
De lui-même, il était creux et sonore. On a énuméré ses multiples talents. Ils se ramenaient à un seul, néfaste: l'art de s'illusionner sur soi-même pour illusionner les autres. Sous ce vernis, le vide d'une âme sans critère, sans équilibre, à la merci de n'importe quelle flatterie, quelle impression, quelle circonstance. Et aussitôt, un discours, des opinions, une attitude, suivant le rôle du personnage à mettre en scène.
Au demeurant, le meilleur fils du monde. Car il n'était pas méchant. Il était pire: il était faible. C'est Chamfort, si j'ai bonne mémoire, qui a écrit que «les faibles sont l'avant-garde de l'armée des méchants». Celui-ci a été l'éclaireur de l'avant-garde. Son état-major formait l'armée. Il s'était emparé de ce Jupiter tonnant qui avait peur du tonnerre, car ce soldat amateur était bien trop nerveux pour supporter le bruit de la bataille.
Dès que ses officiers l'eurent persuadé, pour le plus grand bien de leur avancement, de ses talents militaires et maritimes, il ne songea plus qu'à son rôle de Weltkaiser, et prépara la conquête de la terre.
Pris à leur propre piège, ses fidèles se grisèrent de la griserie qu'ils provoquaient. Le Cabinet de l'Empereur fut le théâtre d'une orgie continuelle de projets gigantesques. A Vienne, les imaginations s'enflammèrent. Le Berlin-Bagdad, la Mittel-Europa ravivaient le Nach Osten primitif. Toute une camarilla intéressée, d'ailleurs, aux bénéfices à venir de ces belles entreprises, le louait passionnément.
L'empereur François-Joseph, s'il avait eu encore quelque lueur de raison et de bonté, en 1914, aurait eu conscience des inconnues formidables des problèmes berlinois, et maintenu la paix, en refusant de mourir aux cris des victimes d'une guerre.
Guillaume II, abandonné à lui-même, déchaîna la barbarie en puissance dans tous les peuples ramenés à la férocité des combats.
Il manquait de fond, ai-je dit. C'était, en effet l'inconsistance même. A force de jouer mille personnages, il n'avait plus aucune personnalité.
Un homme n'est vraiment quelqu'un que par son for intérieur, et non par une étiquette. Beaucoup de sots et de malhonnêtes gens arrivent en place. Intrigue, hasard, faveur, erreur humaine. Ils n'en sont pas moins sots ou malhonnêtes, et c'est pour cela que le monde va si mal.
Guillaume II avait beau prendre des airs chevaleresques, il restait en lui-même grossier. On s'en apercevait souvent à ses plaisanteries de corps de garde.
Il était privé de tact et de jugement. De tact, effet d'une adolescence adonnée aux beuveries d'étudiant, à Bonn, et d'une jeunesse habituée des Kasinos berlinois; de jugement, effet d'une vanité native que tout devait développer, comme pour sa perte et celle de l'Allemagne. Le vaniteux est l'être qui se trompe le plus sur tout le monde, parce qu'il commence par se tromper sur lui-même. Et c'est ordinairement un «gaffeur».
Guillaume II m'a dit, une fois, croyant m'adresser un compliment:
—Tu ferais un beau grenadier dans ma garde!
Le compliment me sembla poméranien.
Si Guillaume II avait eu du tact et du jugement, il eût su avoir une politique autre que celle de la menace, de la violence, et une diplomatie bien différente de celle à fourberies, dont l'Allemagne, sous son règne, s'est trouvée affligée.
Incapable de juger son siècle, surchargé qu'il était d'un traditionalisme prussien dont son zèle de titulaire de l'emploi de roi de Prusse issu d'une famille venue de la Souabe, en Brandebourg, s'encombrait, il en était encore aux Chevaliers Teutoniques, persuadé qu'il consolidait ainsi son prestige. Le moyen âge a eu, sur lui, et, par lui, sur toute l'Allemagne, une action désastreuse.
En outre des gares à créneaux et des bureaux de poste à machicoulis, l'influence moyenâgeuse ramenait l'Empereur-Roi et son peuple aux vieilles haines, aux vieilles luttes, aux vieilles idées, comme si le monde n'eût point changé. Le résultat était que la science, les inventions, les découvertes devaient premièrement servir l'industrie de la guerre, la continuation des conquêtes, le Faustrecht et toutes les folies que des militaires, des écrivains et journalistes militarisés, se sont attachés à servir, y trouvant leur pain quotidien.
Cependant, les peuples rapprochés par le moyen des communications et des échanges d'idées multipliés, commençaient à chercher dans des voies pacifiques les solutions qui, jusqu'ici, sont difficilement sorties du sentier de la guerre, c'est-à-dire la conservation et le développement de l'espèce humaine, sa meilleure répartition sur la terre et son accession à plus de bonheur et de justice.
Guillaume II manquait de fond, j'y reviens, parce qu'il manquait de morale. Non qu'il fût immoral. Sans avoir été un saint, il a très bien rempli son rôle d'époux et de père. C'était en tout un amateur zélé. Cependant, il manquait de morale parce que le luthérianisme d'attitude qui lui permettait de jouer le rôle de prédicant ne pouvait être une règle religieuse, seul lien des lois d'une morale. Ses homélies de Summus Episcopus ne faisaient pas qu'il fût humble, charitable et juste devant Dieu.
Contrairement à ce que l'on imagine, quand on n'a pas médité le problème religieux, le luthérianisme, le calvinisme ne sont pas une religion. Les belles âmes qu'on y rencontre seraient belles dans n'importe quel culte ou quelle absence de culte. Elles ont des beautés innées qui les rapprochent du divin. Mais un moment d'une religion ne saurait être une religion. Les schismes sont les accidents de la vie de l'Eglise. Une déchirure à un costume n'est jamais un costume. Au contraire!
Le luthérianisme, à l'origine, n'est pas un culte, c'est une révolte, et cette révolte fera toujours plus de révoltés que de croyants. Révolte contre Rome—Los von Rom!—Cri impie. Ce n'est pas seulement: «Délivrez-nous de Rome!» C'est: «Délivrez-nous de la civilisation chrétienne, de l'unification catholique, autrement dite universelle»,—notre unique chance de paix sur la terre; c'est le reniement de la latinité et de l'hellénisme; c'est la régression de l'Europe centrale vers le Walhala Scandinave. Ce n'est pas le monde qui s'ouvre, c'est le monde qui se ferme. Ce n'est pas la libre harmonie des gestes et des pensées parmi les hommes, c'est l'uniformité obligatoire du pas de parade, et du silence dans le rang! de la garde prussienne.
Si Guillaume II, responsable du viol de la neutralité de la Belgique, de l'incendie de Louvain, des massacres de Dinant et de tant d'autres atrocités, n'était pas mort pour moi, et qu'il me fût donné de le revoir, je lui dirais:
—Malheureux! As-tu jamais lu Gœthe? Peux-tu, un instant, supposer ce qu'il penserait de toi, celui qui a écrit: «Tout homme n'est grand que par le ciel qu'il porte en lui-même!» Toi, le ciel, tu l'as vidé de Dieu avec le Luther de haine et de négation qui a été le tien, et tu n'as porté en toi que le néant.»