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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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VIII

LES HOTES DE LA HOFBURG: L'EMPEREUR FRANÇOIS-JOSEPH, L'IMPÉRATRICE ÉLISABETH

Depuis que la défaite a jeté bas, en un jour, les trônes qui étaient comme l'assise d'un monde germanique arriéré, j'ai l'occasion, parfois, de passer du Ring vers le Graben, par la Hofburg, ancien palais impérial de cette ville de Vienne où j'écris ceci. J'aperçois, de la Fransenplatz (la grande cour intérieure), les fenêtres des salles qui, jadis, me virent accueillir par la garde et les chambellans avec les honneurs de mon rang. Elles sont closes, vides, muettes. Ici, tout est mort. La vieille Hofburg a cessé d'être. La nouvelle, espérance énorme des somptuosités évanouies dans le néant, demeure inachevée. Elle n'atteste plus que la chute d'un empire.

Seule des princesses et archiduchesses qui furent de la cour disparue, je suis restée à Vienne, aimée, je crois, du peuple, respectée des gouvernants.

Il y a une ville au monde où l'on m'a vue vivre longuement. Elle a été le théâtre de mes «crimes». Cette ville, lorsqu'elle a chassé tout ce qui prétendait représenter l'honneur et les honneurs, les vérités et les vertus, m'a conservé mon droit de cité, et, supprimant les titres, m'a laissé le mien. Je reste debout devant les ruines du pouvoir qui fut, pour moi, cruel.

J'ai connu la justice de la Cour et de l'empereur François-Joseph. J'ai appris qu'une Princesse n'a pas droit aux lois faites pour tout le monde. Il existe des dispositions secrètes qu'on lui applique sans que les juges aient à s'en mêler, ou, s'ils s'en mêlent, ils ont des ordres! On colore cela de prétextes. Dans mon cas, c'était la folie.

Impossible, aujourd'hui, de taxer de démence une révolte de la conscience. Impossible, si une victime crie au secours! de l'accuser de scandale. On ne vous jette plus, de force, pantelante, dans une maison de fous dont le directeur dit en vain que vous n'êtes pas malade; et il faut qu'il vous garde. Il a des ordres!

On appelait cela une affaire de cour!

Je pense qu'il n'a pas fallu beaucoup d'attentats de ce genre pour motiver l'arrêt de la justice qu'aucune hypocrisie de mots et de gestes, et aucun appareil de la puissance humaine ne peuvent tromper. Elle prononça la fin des Habsbourg.

Mais pourquoi faut-il que les coupables d'une politique immorale et lâche ne soient pas seuls à expier leurs fautes? Tout un peuple expie, à présent, la décadence et la chute de la cour de Vienne. Pauvre peuple, si bon, si dupé, si résigné, si travailleur, si à plaindre!

*
*  *

Quand je suis arrivée à la cour d'Autriche, en 1875, François-Joseph avait quarante-cinq ans.

Il était remarquable, à distance, par sa tenue en uniforme. De près, il donnait l'impression d'une certaine bonhomie que démentait la dureté du regard. C'était un homme étroit, plein d'idées fausses et préconçues, mais qui avait reçu de sa formation et des traditions de la politique autrichienne quelques formules et manières qui lui permirent de surnager longtemps, avant d'être englouti dans le sang qu'il fit couler. Sous le décor du rang et des cérémonies, sous le vocabulaire des réceptions, audiences et discours, il y avait un être dépourvu de sensibilité. La nature, en le mettant au monde, l'avait privé de cœur. Il était empereur; il n'était pas homme. On eût dit un fonctionnaire automate, habillé en soldat.

Dans le premier moment, il me fit grand effet, quand mon mari lui présenta la nouvelle princesse de Cobourg. Je m'attendais à des phrases aimables et distinguées auxquelles j'aurais bien du mal à répondre convenablement. Ce fut si banal que je ne savais plus, en sortant, ce qu'il m'avait dit. Il devait en être à peu près toujours ainsi, sauf dans une circonstance mémorable que je raconterai plus loin.

Jamais ne n'ai connu quelqu'un retenant de François-Joseph un mot qui valût la peine d'être rapporté. Sa conversation, dans le cercle impérial, était d'une froideur et d'une pauvreté déconcertantes. Il ne s'animait que pour les «potins». Mais cela, c'était, surtout, du domaine de l'appartement de Mme S…, son refuge, son plaisir, son vrai «chez soi», où il était «Franz», ou «Joseph» en liberté.

J'ai vu les débuts de Mme S… au Burgtheater. Son influence, si jamais elle en a eu d'autre que de permettre à l'Empereur de s'évader près d'elle des insuffisances, mères des fatalités de sa vie, n'a été nuisible à personne.

Actrice du théâtre qui est la Comédie-Française de Vienne, jolie et de genre honnête, une Brohan, l'esprit en moins, elle plut au Souverain. Il lui fit un sort paisible et assuré, puis, un beau soir, l'introduisit tranquillement à la Cour où l'Impératrice prit sans peine son parti de cette impériale hardiesse. Elle fut satisfaite de constater que François-Joseph, méthodique jusque dans ses passions, réduit jusque dans ses excès, choisissait une confidente de tout repos, qui ne prétendait qu'à tenir gentiment son emploi.

Il y a eu fort loin de Mme S. à Mme de Maintenon. Il y a eu encore plus loin de François-Joseph à Louis XIV.

Physiquement, l'Empereur, si n'avaient été l'uniforme et l'entourage, aurait pu être pris pour son premier maître d'hôtel. A bien l'observer, il n'avait rien que d'ordinaire.

On remarquait pourtant chez lui deux tics: à la moindre perplexité, il tapotait et caressait ses «côtelettes». A table, il se regardait fréquemment dans la lame de son couteau. Pour le reste, il mangeait, il buvait, il dormait, il marchait, il chassait, il parlait suivant des rites accordés avec les circonstances, les heures, le temps, le calendrier, en conformité de règles bureaucratiques. Elle furent à peine troublées par quelques révolutions, diverses guerres et beaucoup d'infortunes. Il accueillit ces calamités du même front que la pluie lorsqu'il devait partir pour Ischl.

Quand son fils se tua, quand sa femme fut assassinée, il ne perdit pas un pouce de sa taille. Sa démarche resta aussi ferme, sa barbe aussi parfaitement disposée. Finies les cérémonies, il n'y eut rien de changé en Autriche. François-Joseph continua de parler sur le même ton de l'amour de ses peuples pour sa personne et de son amour pour eux.

Et, le soir, il fut chez Mme S.

Ce personnage sans relief, sans courage et sans équité, a fait le malheur de ma vie. A l'heure où il aurait dû remplir vis-à-vis de moi son devoir de souverain et de chef de maison, il ne l'a pas rempli—par peur.

Si, en deux circonstances, je l'ai vu différent à propos de ce qui pouvait me toucher, ces circonstances n'étaient pas décisives. On ne juge pas un homme sur le geste qu'il fait de vous soutenir quand vous descendez de voiture. On le juge si, dans un incendie, il ne recule pas devant les flammes pour vous sauver.

François-Joseph était incapable de se jeter au feu pour qui que ce fût. Il ne fallait attendre de lui aucune aide dans le danger. Il aurait craint d'abîmer son uniforme ou de déformer ses favoris.

Ah! j'ai compris sans peine le désespoir de son fils et de sa femme, emportés vers les sommets, et qui, devant ce néant, ne songeaient qu'à le fuir.

L'Empereur avait un frère, l'archiduc qui fut le point de départ des haines de cour dont j'ai été victime. Cet homme a connu les rigueurs d'un exil déshonorant et il est mort déshonoré. Dieu l'a puni. J'ai vu sa droite atteindre le coupable initiateur des persécutions qui ont provoqué, renforcé, exaspéré la principale de celles dont j'ai eu à souffrir.

Pendant des années, il m'avait entourée d'hommages. Tout Vienne le savait. L'Empereur, comme les autres, et mieux que les autres, car ces histoires étaient son pain quotidien. C'était pour lui une affaire d'Etat de savoir si l'archiduc Louis-Victor arriverait à ses fins.

Ce prince pouvait plaire. C'était une nature d'une certaine ardeur, que ses curiosités excessives devaient entraîner dans le scandale d'un châtiment public.

Je recevais patiemment ses compliments et ses fleurs. On sait les exigences du monde. Les assiduités d'un archiduc frère de l'Empereur se supportent en souriant. Le sourire aussi a été donné à la femme pour dissimuler sa pensée.

Malheureusement, Louis-Victor, jaloux des sentiments sérieux qu'un autre, qui n'était pas «Prince» m'inspirait, s'impatienta et, du jour au lendemain, objet de ses adulations, je devins celui de son aversion.

J'avoue que j'ai eu longtemps, pour l'ironie, un goût que je tenais du Roi. Il m'a valu bien des ennemis. L'archiduc fut-il offensé de quelque mot un peu dur? Les blessures d'amour-propre sont celles qui s'enveniment le plus promptement. Toujours est-il que j'eus soudain, en lui, un adversaire déclaré. Il proclama qu'il me ferait quitter la Cour.

J'avais inspiré des jalousies. Qui n'en inspire? Ces jalousies se groupèrent autour de mon ancien admirateur. La cabale traditionnelle commença. L'indépendante que j'étais fut mise en joue par quelques bonnes âmes qui ne songèrent plus qu'à la massacrer avec l'aide du Don Juan repoussé.

Celui-ci ne fut pas long à composer la scène à faire.

On commençait alors à parler de l'attention que j'accordais au galant homme qui a été le seul que, de ma vie entière, j'ai distingué de toute la force de ma confiance et de toute l'étendue de mon estime. L'archiduc Louis-Victor alla raconter à son frère qu'il m'avait vue, de ses yeux vue, la nuit, dans un restaurant à la mode, en tête à tête avec un officier de uhlans.

Aussitôt, emportées par l'indignation d'un tel oubli de ce que je devais à mon rang, trois nobles Furies, que je ne veux pas nommer et qui avaient des droits singuliers à représenter la vertu sur la terre, firent connaître à Sa Majesté que, si j'étais priée au prochain bal de la Cour, elles me tourneraient le dos en plein cercle impérial.

Ma sœur, informée de ce hourvari, me prévint et me questionna. Je n'eus aucune peine à découvrir d'où venait le complot et à démontrer mon innocence à Stéphanie.

Le soir que l'archiduc Victor indiquait, je n'étais pas sortie du Palais Cobourg. J'ajoute, pour ce chapitre de petite histoire, que je n'ai jamais, jamais, jamais pris place à une table de restaurant en tête à tête avec qui que ce soit. Lorsqu'il m'est arrivé d'assister à quelque dîner ou souper, en un lieu public, dans un salon réservé ou dans une salle ouverte à tout le monde, j'ai toujours été accompagnée d'une ou plusieurs personnes de mon entourage.

Bien mieux, à l'heure qu'indiquait le calomniateur, j'étais avec le Prince mon mari et nous avions une de ces discussions, orage quotidien de notre existence. Le Prince était là pour s'en souvenir. Au surplus, le personnel pouvait attester que je n'avais pas donné l'ordre d'atteler et que je n'avais point quitté le palais. Enfin, rien de plus simple que de confondre l'archiduc et ses vertueuses amies.

Ma sœur fut convaincue et, sans vouloir se placer entre l'arbre et l'écorce, elle pensa que je ferais bien de parler à l'Empereur.

La cabale agissait vite. François-Joseph me devança en me faisant convoquer.

Je le vis dans l'appartement de Stéphanie. J'étais dans cet état de colère indignée que je n'ai jamais pu maîtriser, hélas! devant l'infamie.

Je remerciai d'abord le Souverain de son audience et lui dis, en me possédant difficilement, qu'il devait me défendre et prendre mon parti; que j'étais en butte aux attaques d'une misérable cabale et que c'était à lui d'y mettre fin en punissant les calomniateurs. Je lui demandais une enquête. Je l'attendais de sa justice.

On conçoit de reste mon discours.

Prévoyant mes paroles, il avait préparé sa réponse selon une formule d'un des chefs de bureau de la Chancellerie impériale, qui le dressèrent dans son jeune âge. Elle fut celle-ci:

—Madame, tout cela ne me regarde pas. Vous avez un mari. C'est son affaire. Je crois que, pour le moment, vous ferez bien de voyager et de ne pas paraître au prochain bal de la Cour.

—Mais, Sire, je suis une victime. Vous faites de moi une coupable.

—Madame, j'ai entendu mon frère, et quand Victor a parlé…

Il acheva d'un geste qui voulait être impérial et définitif.

Je n'étais pas femme, on le sait, à tenir bon contre tant d'iniquité. Je cachai mon mépris en prononçant:

—L'avenir dira, Sire, lequel de nous a menti, de l'Archiduc ou de moi.

Je fis ma révérence dans toutes les règles, et l'Empereur sortit.

Revenue au palais de Cobourg, j'entrai chez mon mari et lui déclarai que j'attendais de son honneur que, pour déchirer la trame abominable où j'étais prise, il envoyât ses témoins à l'archiduc Victor.

Le Prince de Cobourg me répondit froidement que, si j'avais perdu la faveur impériale, il n'avait pas envie, lui, de la perdre en se battant avec un Archiduc, frère du Souverain.

Après l'empereur chevaleresque, je tombais sur un autre Galaor!

Ma furieuse insistance ne put rien obtenir, ou plutôt elle obtint tout le contraire de ce qu'elle cherchait: le Prince ne voulut plus se rappeler que j'étais au Palais, le soir désigné par le calomniateur. Il déclara qu'il ne le contredirait aucunement!

Ce fut la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Dès cette heure, ma résolution fut prise: je ne resterais plus avec le mari qui m'abandonnait. J'écouterais la voix qui m'avait dit: «Vous vous perdez, Madame, dans le monde où vous vivez. Il est lâche et pervers.»

Cependant, l'instinct de la famille fut plus fort que ma colère.

Je dis au Prince:

—Nous devons nous séparer et reprendre chacun notre liberté. Mais nous avons des enfants. Evitons un éclat. Voyageons une année. Si, au bout de cette année nous n'avons pas trouvé une nouvelle règle de vie commune, nous nous quitterons. Vous irez de votre côté, moi du mien.»

Je venais de prononcer les paroles qui, dans l'esprit d'un homme tel que le Prince de Cobourg, étaient les plus terribles qu'il pût appréhender. La perspective d'une séparation ou d'un divorce annonçait la possibilité du passage des millions du Roi en d'autres mains que celles du père de mes enfants. Et cela, jamais!… J'en saurais quelque chose. Je le sus, en effet.

Puisque je montre le fond du drame, je dois expliquer les raisons secondes de l'incroyable attitude de François-Joseph. Elles touchent à la politique, et je ne voudrais m'attarder sur aucune, la sienne moins qu'une autre. Cependant, j'écris pour essayer d'ajouter quelques traits à l'Histoire de ce temps aussi bien que pour me défendre.

François-Joseph refusa de me secourir et, du premier coup, m'abandonna, laissant mon mari libre d'agir à sa guise, parce qu'il avait à le ménager. Le Prince de Cobourg savait le secret de Mayerling et de la fin désespérée de Rodolphe. En outre, le Prince avait un frère, Ferdinand, placé à l'avant-garde du Nach Osten, en Bulgarie. Les Cobourg étaient une puissance. François-Joseph pliait devant elle. De deux maux, il choisissait le moindre, du point de vue de ses calculs, et c'est moi qu'il sacrifiait.

Je ne l'ai vu, je l'ai dit, en meilleure attitude que deux fois, dans tout cela. Le jour où je lui demandai le changement d'un gentilhomme de la Cour, attaché à ma personne et à celle de mon mari, et qui faisait cause commune avec l'Archiduc Victor, il me l'accorda sur-le-champ.

Plus tard, lorsque je suis entrée dans la voie d'une vie nouvelle, en vivant enfin d'un idéal supérieur, au mépris des plus sinistres épreuves et des plus affreuses calomnies, il est advenu que le Prince de Cobourg s'est vu en face d'un homme d'honneur prêt à lui rendre raison. Mon mari avait l'air de le dédaigner. L'Empereur s'est rappelé que l'uniforme de soldat était autre chose qu'un vêtement de parade. Il prescrivit au Prince de Cobourg de se battre. Il se battit.

Ce fut, je crois, la seule victoire militaire remportée par François-Joseph sur quelqu'un, et, pour le Prince, général autrichien, le seul combat où il ait jamais donné de sa personne.

*
*  *

J'ai songé souvent que la Providence fit une grande grâce à l'Impératrice en ne la laissant pas vieillir, rivée au boulet qui entraînait l'Empire dans les profondeurs de la bêtise et de la férocité humaines.

Dirai-je que ma pensée va vers elle comme une prière? Ce fut aussi une martyre. Elle vient immédiatement après la Reine dans mes méditations quotidiennes.

La différence d'âge et de rang me tint, à mon vif regret, plus loin d'elle que je ne l'aurais voulu. Au moment où j'aurais pu l'approcher mieux, je me débattais dans ma vie princière, prise entre mes aspirations vers un idéal de salut et les vanités du monde. Si elle était l'Impératrice sereine, je paraissais une princesse tourmentée. J'avais cependant quelque chose de commun avec elle: l'amour de la nature et de la liberté et le goût de Henri Heine.

Sans avoir fait de cet écrivain ce que j'ai fait de Gœthe, la pensée par laquelle j'essaie de vivifier la mienne, j'ai eu de bonne heure, puis de plus en plus, en vieillissant, la connaissance et l'admiration du poète, philosophe fantaisiste et inspiré, Musset de Prusse et de Judée qui est, par excellence, l'homme d'esprit européen. Précurseur étonnant, Heine avait pris de la France et lui avait apporté un ensemble de dons desquels le mélange promet une race d'hommes affranchis des frontières, et mus par un même goût de l'éternelle beauté. Annonce de rapprochements que l'avenir verra peut-être.

Qu'il fût Juif, c'est possible. Les Apôtres aussi! Et je comprends le culte de l'Impératrice allant le voir à Hambourg, restant après sa mort en relations avec sa sœur et lui érigeant un monument à Corfou.

Rodolphe disait de sa mère: «C'est un philosophe sur le trône.» C'était vraiment un grand esprit.

Le jour où j'eus l'honneur d'être reçue en particulier, pour la première fois, par l'Impératrice, fut pour moi un jour sensationnel. Je savais qu'elle ne portait que du blanc, du noir, du gris et du violet. J'ai toujours composé mes toilettes sans le secours du couturier et, si j'en crois les flatteries de la rue de la Paix, j'ai su m'habiller, après quelques années de tâtonnements. J'avoue qu'alors, si hardie que je fusse devenue en pareille matière, je pris mon temps pour me décider. Enfin, j'optai en faveur d'une robe d'un violet de violette, garnie de grèbe, avec un petit chapeau-toque, comme on en portait alors, tout en velours, heureusement arrangé.

Je dirai sans fard qu'il me revint que ma toilette avait été remarquée favorablement.

L'Impératrice fut toute de charme. Elle me parla de la Reine comme d'une amie présente à son affection, en termes simples et choisis à la fois. C'était sa façon de parler sur toutes choses. Rien que de bon, de supérieur et de naturel en même temps ne tombait de ses lèvres qui s'entr'ouvraient à peine pour laisser passer des mots nettement prononcés, mais bas, et purs cependant. C'était une voix d'âme: un cristal étouffé, mais un cristal.

Jamais je n'ai revu un sourire pareil au sien. Il mettait le ciel sur son visage. Il enchantait et il troublait, tant il était à la fois doux et profond.

Elle était belle d'une beauté de l'Au-delà, avec quelque chose d'immatériel dans la pureté des traits et des lignes du corps. Personne ne marchait comme elle. On n'apercevait pas le mouvement des jambes. Elle s'avançait en glissant; elle semblait planer à ras de terre. J'ai lu souvent de quelque femme célèbre et adorée qu'elle était «d'une grâce inimitable». L'Impératrice Elisabeth avait vraiment cette inimitable grâce, et ses grands yeux bruns, tellement ils apaisaient et parlaient un noble langage, semblaient exprimer les vertus théologales: la Foi, l'Espérance et la Charité.

La Bavière qui l'avait vue naître, a gardé intacts, au cours des âges, des éléments de la race celtique établis jusqu'au Danube. L'Allemagne du Sud a de ce vieux sang européen en abondance.

L'Impératrice avait les caractéristiques de la beauté celte la plus raffinée. Elle n'était pas germanique, du moins comme au delà du centre de l'Empire, en tirant vers le Nord. Elle exprimait à la perfection, moralement et physiquement, tout ce qui sépare et continuera de séparer Munich et Vienne de Berlin.

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*  *

Les souvenirs se pressent en foule, quand je reviens par la pensée à la Hofburg. Il faut choisir.

Je songe à l'archiduc Jean, qui devint Jean Orth, du nom d'un des châteaux de Marie-Thérèse sur le Danube, séjour préféré de cet esprit étrange.

Comme Rodolphe, avec lequel il s'entendait fort bien en certaines choses, il étouffait à la cour. Il m'a dit de lui—et de moi—une fois:

—Nous ne sommes pas faits—et toi non plus, d'ailleurs—pour vivre ici.

Il m'intéressait, mais je n'aimais pas son esprit sarcastique. Il n'avait pas la hauteur de pensées et de vues de Rodolphe. Lorsqu'il disparut, je tins pour sa survivance quelque part, en secret, et la possibilité d'une réapparition. J'ai lu, cette année, dans les journaux, qu'un personnage énigmatique, qui pouvait être l'archiduc Jean, était mort à Rome où, depuis vingt ans, il vivait caché. Rome, en effet, attire les âmes solitaires et désabusées du monde. Si cet inconnu fut Jean Orth, il put, à loisir, y méditer sur la grandeur et la décadence des empires.

Je laisserai cette ombre à son mystère, et parlerai de deux autres disparus plus rapprochés de nous et des problèmes actuels.

Ce disant, je revois le bal où François-Ferdinand d'Este montra, par son empressement pour la Comtesse Chotek, ce qui devait arriver: il l'aimait et elle l'aimait. Ils s'épousèrent. Ce fut un événement considérable.

La Comtesse était d'une habile intelligence, et ne déplaisait pas à l'Empereur. Elle sut ne pas effrayer cet esprit borné. Son rôle dans les principaux événements politiques de l'Europe Centrale, du jour où la mort de Rodolphe lui permit de rêver un trône, fût-ce simplement celui de Hongrie, ne laissa pas que d'être plus important qu'on ne l'imagine ordinairement.

Il m'est revenu plus d'une fois que si la France avait su et pu avoir une politique autrichienne, elle aurait trouvé, dans la Comtesse Chotek, élevée au rang de Duchesse de Hohenberg, des idées différentes de celles de Berlin.

Malheureusement, la France commit la faute,—et qu'elle m'excuse d'oser le dire en passant—de séparer la politique de la religion, et d'oublier que la religion est la première des politiques. Elle se lia elle-même les mains, se mit un bandeau sur les yeux, et voulut ainsi avancer en Europe. Il y avait bien peu de chances pour elle d'arriver au Danube, qui est la plus importante des routes européennes.

J'ai su combien le Roi, à Bruxelles, déplorait l'aveuglement de la France, et ce qu'il dit, à ce sujet, à plus d'un Français distingué. Le Roi professait que l'inconvénient des gouvernements démocratiques est qu'ils ont à faire de nombreuses écoles avant de posséder le petit nombre de principes qui, au fond, sont tout le secret du gouvernement des hommes et des peuples. Le principe religieux n'est pas le dernier.

Dans un pays où les hommes d'Etat, jadis abondants, avaient fini par disparaître dans une sottise corruptrice, tueuse de caractères et de convictions, la comtesse Chotek, femme de solides croyances, avait une tête politique.

Elle fit Ferdinand d'Este ce qu'il était devenu: capable d'énergie. Son défaut—et celui de son mari—fut, par crainte de révéler de la faiblesse, de ne pas savoir montrer de la bonté. L'Archiduc héritier et sa femme étaient d'un strict, dans la défense de leurs biens, sur leurs terres et dans leurs palais, qui les fit taxer d'âpreté.

Il faut peu de chose pour que l'inimitié latente contre les héritiers de la couronne, dans un Etat naturellement divisé, puisse promptement s'aggraver. Des rivalités, des jalousies, des inquiétudes se chargent d'y ajouter. Certaines minuties et rigueurs de François-Ferdinand et de la duchesse de Hohenberg furent perfidement exploitées contre eux. Le jour de leur mort étant décidé, le terrain se trouva préparé, les instruments assurés.

Mais, ici, j'effleure des choses d'hier et terribles, dont le recul n'est pas suffisant pour qu'il soit permis d'en parler.

L'Archiduc héritier et sa femme avaient contre eux une puissante camarilla. Ils ne manquaient pas de partisans, et pouvaient opposer cabale à cabale, mais leurs adversaires, presque tous masqués, servaient des desseins extérieurs à la monarchie.

Ce n'est pas le lieu et l'heure d'aborder la bataille d'influences dont Vienne était le champ alors. Ce sera l'œuvre, plus tard, de quelque pénétrant et impartial génie qui sera, peut-être, en situation d'éclairer les dessous de la cour d'Autriche, dans les dix ou quinze années d'avant 1914. Il fera connaître un des plus formidables combats d'intérêts et d'amours-propres que l'Histoire ait jamais enregistrés.

A la cour de Vienne, il n'y avait pas qu'une camarilla, c'est-à-dire un groupe plus ou moins étendu d'ambitions associées autour du souverain, gardant les avenues, et manœuvrant le prince au mieux de leurs haines et avidités. Au fur et à mesure que le vieil empereur était de plus en plus un figurant, les anciens favoris se voyaient combattus par de nouveaux, près de la puissance naissante. Cette puissance, pour les petites raisons que l'on sait, pour d'autres, plus grandes, qui tenaient au mariage morganatique de François-Ferdinand, au catholicisme ardent de la duchesse de Hohenberg, à son caractère et à ses rêves pour ses enfants, avait des ennemis à l'intérieur et à l'extérieur.

Il en résultait une troisième camarilla, la plus secrète et la plus redoutable, car, dans une cour où les individus se combattaient par clans, elle combattait indistinctement tout le monde; elle ne trahissait pas tel ou tel, mais bien la patrie entière.

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