Autour des trônes que j'ai vu tomber
II
MA CHÈRE BELGIQUE, MA FAMILLE ET MOI
TELLE QUE JE DOIS ÊTRE
Si, dans un cortège officiel, le personnage principal vient à la fin, la Belgique, ici, doit venir en dernier, et c'est par moi-même qu'il faut que je commence.
Je m'y décide, non sans appréhension, car je songe au portrait que des mémorialistes célèbres ont fait de leur personne, au début de leurs Mémoires, à l'exemple du duc de Saint-Simon.
Loin de moi le dessein d'essayer de me peindre avec art. Ce serait une prétention dont me préserve le souvenir des maîtres qui ont eu le talent nécessaire à se bien décrire. Je souhaite seulement, si c'est possible, me montrer telle que je crois être.
Je m'examine souvent. Plus j'avance en âge, plus j'ai tendance à m'observer. Jadis, j'aimais observer mes semblables. Je me suis aperçue que l'on devrait toujours se bien connaître avant de se mêler de déchiffrer d'autres énigmes humaines.
Ma dominante est l'horreur de ce qui est insincère, inexact, apprêté, compliqué. Mon goût du simple et du vrai dans les pensées et dans les actes m'a fait qualifier de révolutionnaire par ma famille, il y a bien longtemps. C'était quand je me révoltais, à Vienne, contre ce que l'on appelait l'esprit et les mœurs de la cour.
Ma passion du sincère me porte à l'unité de sentiments. J'ai été, je suis la femme du seul serment que mon cœur prononça en toute liberté.
J'ai connu et aimé peu de personnes en me laissant approcher d'elles et bien connaître, mais lorsque ma confiance et mon estime leur ont été acquises et se sont trouvées justifiées, je leur suis devenue invinciblement attachée.
Si privée de biens qu'on ait voulu me voir, j'ai au moins possédé ce joyau: la fidélité; et j'en ai connu la douceur. Non pas seulement cette fidélité banale et matérielle, toujours plus ou moins passagère, telle qu'on l'entend généralement; mais celle si pure, si haute, qui est la constante présence d'une pensée vigilante et chevaleresque; celle faite aussi de l'idéal des nobles cœurs qu'une injustice révolte, qu'une infortune attire. Fidélités diverses, quoique sœurs, merveilleux trésor dont il faut être déjà riche de soi-même pour l'enrichir encore des dons précieux du prochain.
Obstinée dans mes droits et convictions, lorsque je les crois en accord avec l'honneur et la vérité conformes à leur essence divine, et non aux hypocrites conventions, je ne m'effraie de rien, et rien ne me fera plier.
Je tiens à la fois, en cela, de ma mère et de mon père: de ma mère, pour ce qui est de l'ordre spirituel; de mon père, pour ce qui est de l'ordre matériel. Inutile de croire que je pourrais renoncer en quoi que ce soit aux prescriptions de ma conscience.
Si je suis contrainte par la nécessité de céder un moment, je cède comme on cède sous un fer meurtrier. Pas plus que l'iniquité, la contrainte ne crée le droit. Elle ne crée que ses réserves, et son recours à la justice du temps, qui est à Dieu et non aux hommes.
Cette force de résistance contre le mal, au mépris de l'étiquette qu'il se donne, est, pour ainsi dire, le ressort de ma vie.
Comment expliquer, cependant, que je sois d'une timidité marquée devant tout ce qui ne m'est pas habituel? On me présente quelqu'un: je parlerai à peine, même si la personne me plaît.
Mes bien-aimés compatriotes bruxellois, amis toujours présents à ma pensée, disaient autrefois: «La princesse Louise est fière!»
Quelle erreur! J'aurais tant voulu, au contraire, répondre aux affections qui s'offraient, entrer dans ces maisons belges que je savais si accueillantes. Ah! n'être pas fille de roi, quel bonheur! On ose parler au commun des mortels, s'il mérite quelque sympathie. Une princesse ne saurait!
Avec mon entourage, je suis, parfois, aussi ouverte et expansive, que fermée et muette avec les étrangers. J'appréhende les figures nouvelles et ne fais aucun cas des «papotages» mondains. Je préfère de beaucoup la conversation des hommes qui savent quelque chose à celle des femmes qui ne savent rien.
Je déteste dans le langage ce qui n'est pas naturel. L'afféterie m'est insupportable. Les propos qui me déplaisent me suggèrent aisément quelque repartie ou réflexion comme le Roi savait en faire, et qui touchait au vif la personne qu'elle visait. L'influence de la Reine me fait parfois me réfréner et me taire, par charité chrétienne.
Décidée dans mon for intérieur, réservée dans les apparences, je suis faite de contrastes. Quand il faut agir, je vais à l'extrême. L'extrême est toujours dans l'âme le produit des contrastes, comme dans le ciel le tonnerre résulte de deux nuées qui se heurtent. Chez moi, l'orage est subit. Je surprends d'autant plus que rien, dans mon attitude coutumière, n'a pu faire prévoir la décision qui l'emporte.
Je ne regarde pas l'existence sous l'angle ordinaire. Je la vois de plus haut. Ce n'est pas de l'orgueil. Je suis portée par quelque chose qui est en moi, au-dessus de certaines barrières et de certaines frontières. J'habite un monde d'idées où je me réfugie.
Bien des fois, aux heures de la persécution implacable que j'ai longtemps connue, je me plaçais devant un miroir et je cherchais à lire dans mes yeux. J'étais prisonnière, j'étais folle par raison d'Etat. «Ne vais-je pas devenir réellement folle? me disais-je, glacée. Suis-je maîtresse de ma raison?
—«Oui, me répondait ma conscience, tu es maîtresse de ta raison, tant que tu es maîtresse de toi-même, et tu es maîtresse de toi-même, tant que tu restes fidèle à ton idéal d'honneur.»
* *
On a dit que j'étais belle. J'ai eu, de mon père, une taille élevée; j'ai eu aussi de ses traits, et même de son regard.
Je tiens de ma mère un certain penchant à la rêverie, au repliement sur soi-même qui fait que si, parfois, une conversation ne m'intéresse point, ou si quelqu'un ou quelque chose me trouble, je suis ailleurs, je m'absorbe, je m'enfuis. Mes yeux le dévoilent, et si je me reprends, l'effort que je fais pour revenir à la situation donne à mes traits une expression fugitive qui m'est particulière.
Les blés ne sont pas plus blonds que j'ai été blonde; aujourd'hui, mes cheveux sont d'argent. La couleur de mes yeux est d'un brun clair, qui tient à la fois des yeux de la Reine et des yeux du Roi, mais plutôt du Roi. Comme la sienne, ma voix peut passer d'une tonalité grave, assourdie, qui lui est ordinaire, à un certain éclat.
Je parle comme le Roi, plutôt lentement, quelle que soit l'une ou l'autre des deux langues que j'emploie principalement, et qui me sont également familières, la française et l'allemande.
Suivant le cas, je pense en français ou en allemand, mais quand j'écris, je préfère écrire en français.
Si éprise que je puisse être du simple et du vrai, relatifs, d'ailleurs, à chaque condition, je pense qu'une femme, où qu'elle soit, doit garder son rang.
Il faut des degrés en tout. Les rapports entre les hommes tirent leur suite et leur harmonie des nuances de l'éducation et des règles des fonctions sociales.
Indifférente aux fausses politesses et aux fausses louanges, de même qu'aux distinctions des habiles et aux titres des intrigants, je considère et respecte les mérites. S'ils sont reconnus et récompensés, je tiens pour estimables les honneurs qui leur sont accordés.
J'aime les arts, et j'ai une préférence pour la musique. La Reine était ainsi. J'ai, de même, son goût du cheval. Les divers sports me semblent secondaires, en comparaison de l'intérêt de l'hippisme sous toutes ses formes.
A Paris, j'ai été une fidèle du Bois; à Vienne, je fus toujours une habituée du Prater. Je prends encore plaisir à distinguer des équipages qui sont des équipages, et des cavaliers qui sont des cavaliers. C'est plus rare qu'on ne pense.
Je lis beaucoup, et je prends note de mes impressions. Je lis avec plaisir les journaux qui valent la peine d'être lus, et les revues qui font réfléchir.
La politique ne m'a jamais ennuyée. Aujourd'hui, elle m'étonne et me navre. Le désordre affreux de l'Europe, le trouble profond de la société universelle me consternent.
Hostile aux excès du pouvoir monarchique, qui pousse à la dépravation des favoris, je pense, néanmoins, que les démocraties arrivent difficilement à se conduire et se gouverner au mieux des intérêts généraux. L'étiquette du pouvoir, le nom de Président, Consul, Empereur, Roi ne signifie qu'une chose, c'est qu'il faut dans tout le principe d'autorité, tempéré toutefois par l'influence des femmes. Cette influence, souveraine dans l'Histoire, ne peut, dans les démocraties, s'exercer que d'en bas, et, ordinairement, elle est néfaste. Dans les monarchies, procédant d'une élite, elle est bienfaisante, sauf le cas classique d'une favorite sotte ou perverse, qui s'empare de l'autorité en s'emparant du prince.
De quelque façon qu'on s'y prenne, il est malaisé de mener les hommes vers le bonheur. Ceux de notre époque semblent, entre tous, éloignés d'y aller par les haines, ignorances et confusions que la ruine de l'ancienne Europe n'a pu qu'aggraver.
Parmi les livres, je relis plus que je ne lis. Cependant, les nouveautés dont on parle m'attirent. Je suis souvent déçue.
Gœthe est mon auteur préféré, l'ami, le compagnon que j'aime à reprendre. Les grands auteurs français me sont familiers, mais aucun d'eux, à mon avis, n'atteint à la sérénité de Gœthe et ne me repose autant.
J'ai pour M. de Chateaubriand un penchant qui date de ma jeunesse. René troublera toujours le cœur féminin.
Au nombre des modernes…
Mais c'est surtout quand on parle des littérateurs et des artistes qu'il faut faire abstraction des personnes présentes. Ne disons donc rien des modernes. Je noterai seulement que, de tous les théâtres, (Shakespeare mis à part, comme Dieu dans le ciel), le répertoire français demeure, selon moi, le plus varié, le plus intéressant. La facilité que j'ai d'entendre les principales langues européennes m'a permis d'en bien juger.
Je parle ici du théâtre dramatique.
Les œuvres et les représentations du théâtre lyrique me paraissent, dans l'ensemble, plus remarquables, et les troupes plus consciencieuses, en Allemagne et en Autriche, voire en Italie, qu'en France.
En dehors de Paris et de Monte-Carlo, il ne faut guère s'attendre à trouver, dans le plus aimable pays du monde, ce qu'on a si bien dans tant de villes secondaires, en pays germanique: un théâtre confortable, de bonne musique et de bons chanteurs.
Bien étranges, ces différentes dispositions des peuples. Celui-ci est plus musicien; celui-là, plus littéraire; celui-ci, plus philosophe; celui-là, plus imaginatif; comme si la Providence, en mettant des diversités dans les races et les caractères, avait voulu enseigner aux hommes qu'ils doivent mettre en commun leurs différents dons, pour être heureux sur terre.
Mais elle a négligé de les faire moins sots et moins méchants.