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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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XII

LES HOLSTEIN

Je connus Augusta de Schleswig-Holstein peu de temps après son mariage avec le Prince Guillaume de Prusse. Je la revis, plus tard, Impératrice d'Allemagne, à la cour de Berlin.

Il n'était pas facile de trouver grâce devant elle. Non qu'elle fût, de parti pris, méchante femme, mais son étroitesse d'esprit et ses prétentions à la perfection des vertus allemandes faisaient d'elle un juge exempt de bienveillance.

Pessimiste et rigoriste, tout occupée de ses devoirs domestiques et de sa recherche du dieu de Luther, qu'elle servait d'un zèle ennemi des autres dieux, sans la moindre idée de l'immense miséricorde et de l'infinie splendeur du vrai Dieu, elle entendait édifier l'Allemagne. Toujours sentimentale, l'Allemagne admirait de confiance cette épouse et cette mère, son mari et ses enfants qui formaient, de loin, une magnifique famille.

Mais jugeons l'arbre à ses fruits. Ici, point de drames intimes, nul conflit moral; tout semble se dérouler dans l'ordre et l'honneur. Or, aucun des enfants nés de l'union de Guillaume II et d'Augusta de Schleswig-Holstein ne s'est signalé à la considération des hommes. Et, par pitié, je n'en dirai pas davantage.

J'ai connu l'ancienne cour de Berlin, celle de Guillaume Ier. Elle était patriarcale. La vieille impératrice Augusta, infirme, apparaissait corsetée, sanglée, installée sur un fauteuil que l'on menait aux salons impériaux jusque derrière un rideau qui, alors, s'ouvrait, et le cercle de cour se formait autour de Sa Majesté. Bienveillante, elle m'adressa la parole en bon français. Guillaume Ier allait de l'un à l'autre, simple et affable.

Le Kronprinz Frédéric donnait l'impression d'un être bon, noble, instruit, et sa femme, fille de la Reine Victoria, attirait par son naturel ouvert et souriant, et sa vive intelligence.

Le comte de Bismarck et le maréchal de Moltke étaient les deux figures à sensation de cette cour sans cérémonie. Ma jeunesse les examinait curieusement. M. de Bismarck faisait du bruit, parlait haut, et souvent avec une grosse gaieté. M. de Moltke ne disait rien. Il en était gênant. Ses yeux perçants suppléaient à ses paroles et, pour ma part, je n'eus aucune envie d'affronter ce sphynx.

Avec Guillaume II, la cour patriarcale de Guillaume Ier et la cour anglo-allemande et éphémère de Frédéric-le-Noble firent place à une cour d'un autre genre. La pompe des représentations officielles fut élargie et plus fréquente. Mais le nouvel empereur eut beau s'entourer d'un appareil guerrier, la seule présence d'Augusta de Schleswig-Holstein ramena toujours les cérémonies les plus solennelles de la dernière cour de Berlin à de banales grandeurs.

A cette époque, l'impératrice avait de la peine à s'habiller et se coiffer avec art. Il suffisait de la voir sur le trône pour qu'il fît l'effet d'un fauteuil bourgeois. Plus tard, elle eut meilleur goût.

Guillaume II étant venu à Vienne, fut reçu selon son rang. Je me parai du mieux que je pus pour lui faire honneur.

Si habitué qu'on fût à ses boutades, je ne m'attendais pas à l'entendre me dire, en français, qu'il parlait excellemment, jusque dans ses gallicismes les plus hardis:

—Où te fais-tu coiffer et habiller? A Paris?

—A Paris, quelquefois, à Vienne, généralement. Je suis la mode et compose mes toilettes à mon idée.

—Tu devrais choisir les chapeaux d'Augusta et l'aider, pour ses robes. La pauvre femme est toujours «fagotée comme l'as de pique».

Voilà comment, pendant une assez longue période, l'Impératrice d'Allemagne s'est approvisionnée à Vienne, chez mes fournisseurs, de toilettes auxquelles j'ai collaboré.

Le chapitre des chapeaux était hérissé de difficultés, parce qu'elle a une de ces grosses têtes difficiles à coiffer.

Je réussis, paraît-il, à répondre au désir de son mari par ce petit service rendu à sa femme, qui m'en remerciait aimablement, quoiqu'il fût, au fond, de ceux que nous ne pardonnons pas qu'on nous rende.

Les Holstein, d'où venait l'Impératrice, avaient, comme on sait, perdu leur duché, jadis danois, et tombé aux mains de la Prusse.

Pour marier le prince qui devait être, un jour, Guillaume II, M. de Bismarck conseilla de lui donner Augusta de Schleswig, nature calme, qu'il jugeait capable de compenser les emballements d'un jeune et ardent époux.

Cette union avait le mérite politique d'associer d'une autre façon que par le sabre les Holstein à la Maison de Berlin. Elle légitimait, aux yeux de l'Europe, la façon un peu brusque dont la Prusse s'était emparé de leur duché. Cela valait bien une dot qu'Augusta n'avait point.

La future impératrice, de haute taille et très blonde, n'était ni jolie ni laide, et plutôt jolie que laide. On vantait sa piété. Mais il est des vertus qui, si elles procèdent d'une erreur de base, peuvent se muer en défauts. Ce fut le cas de la ferveur d'Augusta de Schleswig-Holstein qui, devenue impératrice, exalta dans son mari le prédicant, le Summus Episcopus, l'homme qui, manquant d'éclectisme, déraisonna promptement sur Rome, la civilisation chrétienne et la latinité. Or, il eût fallu le retenir, l'éclairer, le sortir de ses imaginations luthériennes, mélangées d'invocations à Wotan et au dieu Thor.

Autre chose, non moins grave; les Holstein, ruinés ou à peu près, étaient pressés de refaire leur fortune. Augusta devait y songer et, premièrement, établir son frère Gunther, qui menait la vie d'un officier allemand de grande maison, sans en avoir les ressources. Guillaume II arrangeait les choses, de temps en temps, mais il n'y mettait pas d'enthousiasme.

Nulle part, l'argent n'a plus d'importance que près des gens de cour. Sans lui, beaucoup ne seraient rien, parce qu'ils n'ont d'autre valeur que celle des fonds dont ils disposent.

Ce n'était pas le cas de Gunther de Schleswig-Holstein. Il eut de l'intelligence et de la culture. On le vit, par la suite, montrer qu'il entendait les affaires. Il a présidé certains Congrès en homme capable de savoir et de dire.

Jeune officier, il n'avait pas encore laissé paraître ses dons pratiques. Il était nécessaire qu'il fît un beau mariage. Je l'avais vu à ses débuts dans la vie de cour, à des chasses, en Thuringe. Il n'était pas mal. Il demanda Dorothée. Je consentis.

Sa sœur poussait au mariage avec ma fille. L'idée en était venue, à Berlin, pour la même raison, encore plus forte, qui, vingt ans plus tôt, avait amené le prince de Cobourg à Bruxelles. La fortune du Roi était, à présent, incontestablement établie. On commençait à calculer ses rendements futurs, et à parler d'une valeur globale d'un milliard à partager, un jour, entre trois héritières! Ces perspectives éveillaient d'ardentes sympathies. Car, en ce temps-là, un milliard, c'était encore quelque chose.

Cependant, Dora était très jeune. A ce moment-là, son père et moi, nous en étions au chapitre douloureux de la rupture définitive probable. Je la voulais sans éclat. Ce n'est pas moi qui ai déchaîné les scandales.

Nous devions séjourner un an hors de Vienne. Nous partîmes pour la Riviera. Gunther de Holstein s'y rendit. De là, nous fûmes à Paris, où j'avais emmené ma maison. Ce fut ensuite un crime. On oubliait que le Prince, mon mari, tout le premier, en était. Ma maison était la sienne.

Sa compagnie, pour rare qu'elle fût, ne laissait pas que de m'être pénible, et je ne pense pas que la mienne lui fût agréable. Aux heures difficiles, je trouvais près de ma fille de constantes consolations. Sa mère était tout pour elle; mon enfant était tout pour moi. Au moins, Dora était mienne, et, son frère m'ayant depuis longtemps échappé, je la retenais, je la gardais, je la choyais de toute la force de ma tendresse.

Arrivée à ce point de l'histoire de l'union de ma fille avec un proche des Hohenzollern, et à l'influence que la cour de Berlin allait prendre sur Dora, et, ainsi, sur ma destinée, je ne peux me dérober au devoir de tirer d'entre les lignes de ces pages le chevalier d'idéal et de dévouement qui, après avoir assuré mon salut moral, avait renouvelé ma vie.

Je n'y contredis nullement: selon les règles ordinaires du monde, sa présence, alors, sur la Riviera, ou à Paris, heurtait des convenances traditionnelles, respectables.

Je ferai observer seulement qu'il ne faut juger de certaines situations que de la place qui leur est propre. S'il est vrai que, sur mes instances de femme désespérée dès qu'elle se sentait isolée et à la merci de l'homme qui était encore son mari, le comte Geza Mattachich se trouvait sur la Côte d'Azur en même temps que moi, et paraissait dans mon entourage à l'égal d'un chevalier d'honneur, comme il est d'usage près des Princesses royales, je prie de considérer que mon futur gendre le trouvait fort bon.

Cela suffit, je crois, à mettre au point les choses.

Gunther de Holstein s'adressait au comte, en toute estime et sympathie, et, par exemple, il le prit pour second dans une affaire d'honneur que son courtois envoyé eut la chance d'arranger.

Je ne voulais pas me séparer de ma fille avant son mariage, et surtout la laisser à Vienne dans ce palais Cobourg d'où j'étais partie en disant aux domestiques rassemblés, en larmes, sur mon passage, que je n'y rentrerais plus.

Je craignais l'influence de ce milieu, où mon malheureux fils fut, plus tard, perdu et mené, par l'inconduite, à finir ses jours atrocement. Affreuse punition de ses fautes et du parricide moral qu'il commit en reniant sa mère. Dora resterait donc près de moi.

Cependant, le duc de Holstein insistait pour qu'elle fût présentée à sa future famille. Il me donna sa parole d'honneur de la ramener, si je la laissais partir quelques jours, accompagnée de sa gouvernante. Je pris acte du serment, et je permis à Dora ce voyage.

Elle ne revint pas. On la retint loin de moi. Ce fut le début déclaré du complot dont les sombres péripéties allaient se précipiter.

Quand ma fille épousa Gunther de Schleswig-Holstein, je l'appris par les journaux dans la maison de fous de Dœbling, à Vienne, où l'on venait de me jeter.

Le complot, ai-je dit. C'était, en effet, un complot, et le plus vil: celui de l'argent, dont ma fille, si jeune et abusée, ne pouvait rien comprendre.

Je n'étais pas folle, mais je le deviendrais, sans doute, au voisinage des aliénés. La folie est contagieuse. Ma perte était donc résolue. Car, folle ou passant pour telle, c'est-à-dire interdite, mineure, je n'avais plus la capacité civile, et mes ayants-droit faisaient de mes biens ce qui leur convenait. Le Roi, devenu vieux, ne devait pas tarder à disparaître. On assurait que ses enfants auraient, pour leur compte, chacun environ trois cents millions. Pouvait-on me laisser hériter d'une pareille fortune que j'abandonnerais certainement à des mains ennemies, et qui serait dilapidée?

On ne s'étonnera donc pas que mon fils et le mari de ma fille, se soient trouvés d'accord avec le Prince de Cobourg qui avait, en outre, à se venger des sentiments qu'il m'inspirait.

De son côté, la vengeance ne pouvait se borner à moi-même. Elle devait atteindre et briser le comte Mattachich, exécré pour l'influence qu'on lui attribuait sur moi. Cette influence, comment la comprendre, sinon bassement? Car les gens voient certaines choses telles qu'ils sont. Des supériorités de cœurs, des élans d'âmes, des aspirations vers l'idéal échappent à leur misérable compréhension de la vie, et ils appellent infamie ce qui est sacrifice.

Je passerai rapidement sur ces hontes et douleurs, et n'en dirai que le nécessaire pour que la haute et pure figure du Comte, soldat qui pourrait, sans peur et sans reproche, comparaître devant un tribunal de soldats, soit enfin connue.

Ici, je me borne à déclarer que, dans le drame inouï des persécutions incessantes dont, jusqu'à la victoire de l'Entente, j'ai eu à souffrir depuis 1897, les maisons impériales de Berlin et de Vienne furent l'appui, la force, des divers attentats, pressions et violences, diffamations et calomnies qui auraient dû me perdre à jamais, si, d'instinct, l'opinion publique ne s'était révoltée.

Et elle ne savait rien du dessous des choses!

Fortifiée de sa sympathie, j'ai pu résister. La justice est lente, mais elle vient.

Je l'ai fait dire à Guillaume II, lorsque les principaux aliénistes autrichiens, se refusant à me reconnaître folle, on trouva enfin, en Allemagne, une maison de fous où m'enfermer pour toujours: «Complice du crime, tu en subiras le châtiment.»

Je songeais que l'homme qui s'associe au forfait de pousser une créature consciente dans l'abîme de la folie, devait être capable d'autres abominations. Je ne pouvais croire qu'il ne fût point puni.

C'est fait.

Le même coup a frappé la compagne de sa vie, si dure aux fautes des autres, si intransigeante du haut de sa vertu antichrétienne. Elle seule, ennemie de son prochain, eût suffi à déchaîner la guerre, car le pire des esprits belliqueux est l'esprit d'intolérance.

On ne le sait pas assez: au fond, l'horrible conflit de 1914-1918 n'a été qu'un effet de l'impitoyable haine antihumaine de la Prusse luthérienne, dévorée de l'envie de dominer, de régir, d'opprimer.

La négation a fait la guerre. Seule, la croyance fera la paix.

Que la Belgique et la France le sachent bien: la Prusse tenait l'Allemagne, mais l'Allemagne ne l'aimait point.

On ne prendra l'Allemagne que par la confiance et l'affection.

Les catholiques, non moins généreux que les socialistes, sincères, quoique pour la plupart indifférents au divin, devraient donner l'exemple des rapprochements nécessaires. Les évêques auraient un grand rôle à jouer. Des Congrès religieux, des pèlerinages illustres pourraient être des lieux de rencontre.

Avant de mourir, je voudrais voir des Allemands, des Belges, des Français s'unir devant le même Dieu de bonté, dans une même foi et une même espérance et, par amour de sa Loi, échanger le baiser de paix.

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