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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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XIX

LA GUERRE ET LES ÉPREUVES QUE J'AI TRAVERSÉES

La guerre m'a surprise à Vienne. Jusqu'aux premières hostilités, je n'ai pu me résoudre à y croire. L'idée que l'Empereur François-Joseph, un pied dans la tombe, pût se lancer sur les champs de bataille, après y avoir été toujours battu, me paraissait folle. Il est vrai qu'une camarilla aux ordres de Berlin jouait de lui, très affaibli. Mais que Berlin voulût réellement une guerre qui ne pouvait manquer d'entraîner une conflagration générale, pleine d'inconnues terribles, me semblait encore plus insensé.

Le vertige meurtrier l'emporta cependant. J'ai eu conscience d'une mystérieuse fatalité qui affolait Berlin et Vienne.

Je me demandais ce que j'allais faire. Je n'eus pas l'embarras des solutions.

Si, pour certains de mes compatriotes de Bruxelles, j'ai le malheur de n'avoir pas recouvré ma nationalité belge, en dépit du bon sens et de la volonté du Roi mon père,—nouveau déni de justice et d'humanité contre lequel je ne saurais trop protester!—j'ai été, dès le premier jour de guerre, «sujette ennemie» pour la cour de Vienne, trop heureuse de trouver une occasion de se distinguer encore à mon égard.

On m'invita à sortir au plus vite du territoire de la double monarchie. Le Président de Police vint, en personne, me signifier cet arrêt. Ce haut fonctionnaire sut, d'ailleurs, être courtois, mais l'ordre était précis, formel.

Je partis vers la Belgique. Les événements m'arrêtèrent à Munich. L'armée allemande barrait la route, et ma patrie allait connaître les horreurs dont la Prusse porte la responsabilité initiale.

Jusqu'au 25 août 1916, j'ai pu vivre dans la capitale de la Bavière, considérée comme Princesse belge, sans avoir trop à souffrir des rigueurs auxquelles les circonstances m'exposaient. D'elle-même, l'autorité bavaroise se montrait indulgente. On tolérait que je garde une femme de chambre française, depuis longtemps à mon service. Le Comte, fidèle chevalier dont le voisinage met dans ma vie d'épreuves la consolation et la force du seul appui qui ne m'a jamais manqué, pouvait rester dans mon entourage.

Mais les victoires allemandes persuadaient mes infatigables ennemis que j'allais être à leur merci. Ils agissaient en conséquence.

Je suis fière de l'écrire: le malheur de la Belgique faisait mon propre malheur. Elle était opprimée; je l'étais aussi; elle perdait tout, je perdais la totalité de ce que je pouvais en attendre.

De jour en jour, mes ressources se restreignaient et, autour de moi, l'atmosphère, d'abord pitoyable, se faisait hostile. Je prenais inutilement soin de ne pas attirer l'attention et de me soumettre aux exigences de ma délicate situation. Les tracasseries, les aigreurs commençaient quand même.

Mon gendre, le Duc Gunther de Schleswig-Holstein, n'ignorait rien,—et pour cause!—des difficultés que j'avais à surmonter. Il ne tarda pas à laisser voir qu'il escomptait que j'accepterais d'être mise en tutelle, et réduite à recevoir de lui mon dernier morceau de pain.

Je ne veux pas m'étendre sur les actes d'un homme qui n'est plus. Si je publiais les textes et papiers judiciaires que j'ai conservés, j'ajouterais aux tristesses de ma malheureuse fille. Je dois, pourtant, à la vérité, de dire sommairement ce qui s'est passé. Rien ne montre mieux la continuité de la trame dans laquelle mon existence s'est vue prise, à partir du jour où, pour les miens, j'ai été une fortune qui leur échappait.

Le duc Gunther de Schleswig-Holstein, aussitôt que l'Allemagne s'est crue maîtresse de la Belgique, s'est occupé de ce qui pouvait rester de ma part de la succession du Roi. Il y avait, notamment, en banque, un peu plus de quatre millions et demi destinés, comme on le sait, au règlement de mes créanciers par le tribunal arbitral constitué à la veille de la guerre à cette intention.

Cette somme a été l'objet de la sollicitude de mon gendre. Je laisse à d'autres le soin de dire ses espérances sur elle, et ses efforts pour qu'une destinée différente de celle que j'avais consentie lui fût assurée.

Au demeurant, ces quatre millions et demi n'étaient qu'une bien faible recette, en comparaison de ce que le passé avait promis. Ma chère Patrie peut se réjouir,—et je m'en réjouis avec elle,—d'avoir échappé, par la victoire de l'Entente, à une révision du Procès de la Succession royale. Elle eût été, sans doute, en dehors des règles du Droit et de l'humaine équité, au moins autant que l'arrêt rendu.

Que n'eût-on pas fait en mon nom, à la faveur du triomphe définitif des armes de l'Allemagne, après que, réduite par la faim, à Munich, à signer les renoncements que l'on m'arracha, j'avais, un moment, perdu ma personnalité et abandonné mes droits et pouvoirs à mes enfants.

Ils se voyaient ainsi en mesure de revendiquer ce qui fut détourné de l'héritage du Roi ou injustement refusé. Ils avaient, en outre, la certitude de recevoir les trente millions environ que représenterait, aujourd'hui, ma part de l'héritage de S. M. l'Impératrice Charlotte, si mon infortunée tante cédait au poids des ans.

Mes enfants, dès l'heure où l'affreuse pénurie que j'ai connue pendant la guerre n'a plus été ignorée d'eux, n'ont poursuivi qu'un but sans me voir, sans m'approcher, et seulement à l'aide d'intermédiaires à gages: me faire signer des renoncements.

Pour en finir avec les manœuvres des hommes de proie délégués à l'assaut de ma liberté et de mes droits, aussitôt que j'eus le malheur de solliciter l'aide de mes enfants, je dois mentionner que, me ressaisissant un peu plus tard, j'en ai appelé devant la justice, à Munich. Elle a infirmé les renonciations arrachées à ma misère et à mon égarement des jours sans foyer et sans pain.

Pendant la guerre, je suis arrivée, en effet, à ne plus savoir où je dormirais le soir, et si je dînerais le lendemain.

Je l'écris sans rougir, forte du jugement de ma conscience.

Je n'ai fait de mal à personne; j'ai souffert en silence. Je parle aujourd'hui, apportant un témoignage dans un drame privé qui touche à l'Histoire contemporaine; je parle avec la netteté de la franchise, mais sans haine. La méchanceté diminue. La misère ne m'a pas diminuée. Fille de Roi j'étais, fille de Roi je suis restée. J'ai imploré: c'était pour mes femmes plus que pour moi-même. Je voyais pâlir et pleurer les créatures dévouées qui, dans mon malheur, étaient tout mon soutien.

Le Comte avait dû quitter Munich. Brusquement, au matin du 25 août 1916, des policiers envahirent sa chambre. On le mit en prison, puis il fut conduit jusqu'en Hongrie où on l'interna près de Budapesth. Il était Croate. On le tint pour sujet de l'Entente, donc ennemi, bien avant la défaite qui devait unir la Croatie à la Serbie. La justice humaine n'est qu'un mot!

Ce même 25 août, Olga, ma principale suivante, une Autrichienne d'un inappréciable et ancien attachement, fut aussi arrêtée. On dut la relâcher. Mais j'avais compris: l'ordre était venu, de haut, de faire le vide autour de moi. Je pressentis ce qui allait suivre.

Ma femme de chambre française, dont les soins m'étaient précieux, fut internée. Si ma fidèle Olga n'était revenue de la prison où l'on ne put trouver le moyen de la retenir, je me serais vue complètement isolée.

Bientôt, je ne sus comment faire pour subvenir aux besoins quotidiens. Mes derniers bijoux étaient vendus. J'avais beau être pauvre, de plus pauvres que moi, ou croyant l'être, m'imploraient!

Que décider? Que tenter? Par ma fille, n'arriverais-je pas à toucher le Duc de Holstein? Il se dérobait impitoyablement. Cela se passait en juillet 1917.

La Providence mit alors sur mon pénible chemin un honorable professeur, d'origine suisse, que ma situation révolta.

Il s'offrit généreusement à me faciliter un voyage en Silésie, où ma fille se trouvait dans un des châteaux qui lui appartenaient. Ce château est non loin de Breslau. Je partis avec Olga, dans l'espoir de parvenir jusqu'au sang de mon sang, et d'obtenir un abri temporaire.

Arrivée à mon but, j'essayai vainement d'être reçue, écoutée, secourue…

Je dus échouer dans un petit village de la montagne silésienne où, bientôt, mes derniers marks disparurent. Le Comte avait pu trouver le moyen de m'envoyer quelques subsides. Subitement, la poste allemande les retint et lui retourna ses plis.

Le petit hôtel où je m'étais réfugiée appartenait à de braves gens, qui n'étaient pas en état de me garder, si je ne payais point. Je vis venir l'extrême misère. Mon hôtelier s'effarait de ma présence. Il m'avoua qu'il devait rendre compte de mes faits et gestes à la police, et que j'étais gardée à vue sans que je m'en aperçoive.

Il se trompait. J'avais remarqué, avec Olga, que nos moindres pas étaient observés. En pleine campagne, nous n'arrivions point à être hors de vue de quelque paysan ou promeneur qui affectait de ne pas prendre garde à nous, et qui, cependant, nous épiait plus ou moins gauchement.

Je sentais se resserrer autour de moi l'invisible trame d'une implacable contrainte qui voulait me pousser vers quelque nouvelle geôle, maison de santé ou prison, ou m'amener à déserter la vie.

En cette extrémité, le ciel eut, une fois de plus, pitié de ma souffrance.

Le jour qui était, je crois, le dernier que m'accordait ma petite hôtellerie, je m'étais laissée tomber sur un siège, devant la maison. Je me demandais ce que j'allais devenir. Un équipage parut, chose rare en ce pays peu fréquenté. Le cocher gesticulait, et j'apercevais dans la voiture un personnage d'un fort embonpoint, qui semblait en quête de quelqu'un ou de quelque chose dans le village.

C'était moi qu'il cherchait!

Je fus bientôt prévenue qu'un envoyé du Comte arrivait de Budapesth et demandait à me parler.

A ces mots, je me sentis soulevée hors de l'abîme. Mes épreuves, pourtant, n'étaient point terminées…

Le seront-elles jamais?

L'homme de confiance que je reçus avait pour mission de m'aider à sortir d'Allemagne. Il fallait que je traverse l'Autriche et que j'aille en Hongrie, où je pouvais compter, à présent, sur des sympathies agissantes.

Bien des choses et bien des gens n'étaient déjà plus les mêmes dans la monarchie austro-hongroise.

Mais, grand Dieu! l'apparence que je pusse faire le voyage! D'abord, je n'avais point de papiers en règle. La révélation de mon nom et de mon titre me ferait sur-le-champ retenir. Puis l'hôte payé, grâce au messager, je ne disposais que de moyens limités. L'Autriche, il est vrai, n'était pas loin. Nous y pouvions aller par la montagne et par la Bohême; mais l'envoyé du Comte déclara qu'il était hors d'état, faute de souffle et de jambes, de me suivre dans les sentiers de chèvres où, forcément, nous aurions à passer. Le plus sage était de gagner Dresde et, là, de choisir un chemin plus commode.

Le soir venu, notre hôtelier ferma les yeux sur mon départ. Il signalerait seulement le lendemain que j'avais disparu.

Quand il dut le faire, j'étais en Saxe. Mais, de ce côté, le passage était encore trop hasardeux, si près de Lindenhof et dans un royaume où mon malheur avait fait tant de bruit. Nous songeâmes à un petit village, proche de la frontière, du côté de Munich, où tout était moins rigoureux que dans la région de Dresde, et nous y parvînmes sans inconvénient.

Le difficile n'était pas de voyager à travers l'Allemagne, c'était, pour moi, de séjourner en un lieu retiré sans être découverte et signalée, puis de franchir la frontière sans passeport, et enfin de gagner Budapesth.

Cette odyssée ferait un livre. Elle aboutit, pour lors, à un village bavarois, où je repris haleine. Une bonne dame m'accueillit charitablement, avec ma fidèle Olga.

L'envoyé du Comte continuait de veiller sur moi, logé dans le voisinage.

De ma fenêtre, j'apercevais le clocher du village autrichien où je devais passer pour me diriger ensuite vers Salzbourg, Vienne et la Hongrie. J'étais au bord de la terre promise. Un petit bois m'en séparait, au bout duquel passait, en lisière, un mince cours d'eau familier aux contrebandiers, car il séparait la Bavière de l'Autriche, et, la nuit, servait de route à la contrebande.

Je ne pouvais m'y risquer. Il fallait que je le franchisse sur un pont constamment gardé par une sentinelle. Au delà de ce pont, je n'étais plus en Allemagne!

Rapprochée de Munich, j'avais pu reprendre deux chiens que j'affectionnais. On sait ma passion des bêtes. Je ne voulais pas me séparer de celles-ci. J'avais l'intuition qu'elles aideraient à ma fuite. Je pensais avec attendrissement à l'intelligent «Kiki» demeuré prisonnier à Bad-Elster! Ses successeurs me porteraient bonheur, comme lui. L'un était un grand berger, l'autre un petit griffon.

J'hésitai d'abord à m'aventurer jusqu'au pont-frontière, de crainte d'être reconnue. Puis, je songeai qu'il était improbable qu'un homme en faction, si je restais à quelque distance, fît sérieusement attention à moi. Au demeurant, ma meilleure chance était de ne pas me cacher des sentinelles, et de me promener de leur côté, avec mes chiens. Les soldats, toujours les mêmes à tour de rôle, s'habitueraient à me voir dans le paysage. Je serais pour eux quelqu'un d'inoffensif et du pays.

L'envoyé du Comte me pressait de partir. Je résistais. Il conseillait une fuite nocturne. Je n'étais pas de son avis. Je répondais:

—Je passerai à mon jour, à mon heure, quand j'aurai le pressentiment que l'instant propice est venu.

J'ai toujours eu, dans les circonstances difficiles, des intuitions qui sont comme un avis intérieur de la décision à prendre, de la conduite à tenir. Je leur ai obéi, et ce que j'espérais s'est accompli.

Un matin, je me suis éveillée sous l'empire de cette idée:

—Ce sera pour aujourd'hui à midi!

J'ai fait prévenir le messager. Il pouvait passer sans encombre avec Olga, grâce à des papiers en règle. Ils ont pris les devants. Je devais les retrouver au pied du clocher autrichien, là-bas, très loin et très près à la fois!

Si la sentinelle m'arrêtait, si l'on m'interrogeait, j'étais prisonnière…

Vers midi, à pas lents, mon grand chien gambadant autour de moi, le petit, dans mes bras, je me suis promenée le long du ruisseau. Le soleil automnal était encore ardent. La sentinelle s'était mise à l'ombre, un peu à l'écart du pont. Je m'y suis engagée, d'un air d'habituée qui flâne en rêvant. Le soldat ne s'est pas inquiété de mon passage. Je me suis éloignée tranquillement, mais mon cœur bondissait dans ma poitrine. J'étais en Autriche! Arrivée au village, j'ai rejoint ma suite. Un fiacre m'attendait. Il m'a menée à Salzbourg, dans une manière d'auberge où je pouvais être en sûreté.

J'ai attendu trois jours mon conseil viennois, Me Stimmer, secrètement informé de mon retour en Autriche et de mon désir d'aller sous sa sauvegarde à Budapesth.

Me Stimmer a répondu à mon appel. Il a passé outre aux considérations de forme que l'illégalité de ma situation pouvait suggérer. L'humanité parlait plus haut que l'arrêt qui m'avait exclue de la double monarchie pour me jeter en Allemagne, où j'avais failli succomber à la misère et aux persécutions. Puisqu'en Hongrie, j'avais chance de connaître des jours meilleurs, Me Stimmer m'y accompagna.

J'étais à bout de forces, lorsque je cessai d'être errante, arrivée à Budapesth, dans un hôtel honorable. Je pus renaître. Les autorités ne voyaient pas d'inconvénient à ma présence. Sur ma prière, le Comte eut la permission de venir de la petite ville où il était interné, s'occuper de mes intérêts pendant quelques jours, à différentes reprises.

Malheureusement, la guerre se prolongeait désespérément. La vie devenait de plus en plus difficile. L'Autriche et la Hongrie ne se faisaient plus d'illusions. Eclairées par la défaite, elles maudissaient Berlin. Budapesth entrait en ébullition.

Soudainement, tout croula. Un vent de bolchevisme passait, furieux, sur la double monarchie. J'ai vécu en Hongrie ces jours extraordinaires. J'ai vu de près les Commissaires et les soldats de la Révolution. J'ai connu les visites, les perquisitions, les interrogatoires. Mais tout de suite, mon infortune a désarmé les farouches champions du communisme hongrois. J'ai rapporté au début de ces pages ce mot de l'un d'eux, vérifiant ma misère: «Voilà une fille de Roi encore plus pauvre que moi.»

Vivrais-je des siècles, je revivrais toujours, par la pensée, les émotions que j'ai traversées dans la tourmente qui renversait les trônes et jetait au vent les couronnes. Les âges disparus n'ont rien vu d'aussi formidable.

Au bord du Danube, entre l'Orient et l'Occident, l'effondrement de la puissance prussienne et du prestige monarchique avait une ampleur plus sensible qu'en d'autres points.

Je me demandais si je vivais encore, vraiment, dans le monde que j'avais connu, et si je n'étais pas le jouet d'un interminable cauchemar.

Nos peines, nos embarras, nos personnes ne sont plus rien dans le tourbillon des forces et des passions humaines. Je me sentais emportée, comme tout ce qui m'environnait, dans l'inconnu des temps nouveaux.

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