Autour des trônes que j'ai vu tomber
III
LA REINE
La Reine était fille de Joseph-Antoine-Jean, Prince royal de Hongrie et de Bohême, archiduc d'Autriche (dernier Paladin, grandement vénéré des Hongrois) et de sa troisième femme, Marie-Dorothée-Guillelmine-Caroline, Princesse de Wurtemberg.
Fiancée au prince Léopold, duc de Brabant, héritier du trône de Belgique, Marie-Henriette d'Autriche l'épousa, par procuration, à Schönbrunn, le 10 août 1853, et, en personne, comme dit le Gotha, à Bruxelles, le 22 du même mois.
Par ce mariage, la Maison de Belgique, déjà apparentée aux Maisons de France, d'Espagne, d'Angleterre et de Prusse, se trouvait alliée aux familles régnantes d'Autriche-Hongrie, de Bavière, de Wurtemberg, etc.
La jeune reine était la fille d'une mère simple et bonne, modèle de vertus. Elle avait pour frères l'archiduc Joseph, beau soldat, qui eut trois chevaux tués sous lui à Sadowa, et l'archiduc Etienne, idole de mon enfance, et qui fut proscrit par la cour de Vienne. On le trouvait trop populaire. Il finit ses jours, exilé en Allemagne, au château de Schaumbourg.
Le roi Léopold Ier, mon grand-père, étant mort le 10 décembre 1865, le roi Léopold II et la reine Marie-Henriette montèrent sur le trône.
Je revois la Reine, telle que ma tendresse la connut en s'éveillant dans ses bras, telle que mon adoration a vécu près d'elle, telle, enfin, que mon espoir dans l'Au-Delà lui demeure consacré.
La Reine était d'une taille moyenne et d'aspect svelte. Sa beauté n'avait d'égale que sa grâce. La pureté de ses lignes annonçait leurs richesses et ses épaules méritaient l'épithète de royales. Sa démarche souple était d'une femme sportive. Sa voix, d'un timbre pur, éveillait des échos dans les âmes. Ses yeux, d'un brun plus foncé que ceux du Roi, étaient d'un lumineux moins aigu et plus chaud. Ils parlaient éloquemment.
Mais combien peu comptaient ses perfections physiques, en comparaison de ses perfections morales!
Chrétienne accomplie, elle entendait la religion en observant rigoureusement ses pratiques, sans être le moins du monde étroite d'esprit. Elle avait, de Dieu et des mystères de l'Infini, une conception philosophique et assurée que la Foi éclairait de sa doctrine et affermissait de ses règles.
Les personnes qui n'ont pu, su ou voulu étudier le problème religieux, se persuadent aisément qu'il est absurde de s'astreindre aux prescriptions d'une confession, à ses gestes et cérémonies. La femme sincèrement chrétienne, la femme qui est, par excellence, la mère et l'épouse, est, pour ces esprits forts, un être inférieur, tombé aux mains des prêtres. Mais ils sont bien aises de l'avoir pour gardienne du foyer!
La religion ne détournait aucunement la Reine de ses obligations d'état, de son goût pour les arts et de sa pratique des sports.
Elle recevait, elle présidait un cercle, elle passait dans une fête avec un naturel souriant et ailé qui n'était qu'à elle et que j'admirais passionnément, à l'âge où il me fut permis de suivre, dans son sillage.
La Reine s'habillait avec un art spontané qui était toujours en harmonie avec les circonstances.
Une femme placée en évidence par le sort pour plaire et gagner les esprits et les cœurs, a, plus qu'une autre, l'obligation de bien composer sa toilette. La Reine y réussissait si heureusement qu'elle était donnée en exemple, à Paris, par les arbitres des élégances.
En tout temps, la mode est singulière, ou, du moins, le paraît. Sans cela, elle ne serait pas la mode. Elle est d'ailleurs bien moins variée qu'on ne pense. Ses innovations, réputées toujours nouvelles, proviennent d'un petit fonds de trouvailles et d'arrangements que, déjà, le serpent, sinon Eve, connaissait dans le Paradis terrestre.
La Reine suivait la mode sans innover. C'est l'affaire d'autres reines, dites reines de la mode. Elles ont, pour cela, des raisons que la raison ne connaît pas. Mais la Reine adaptait et perfectionnait. C'était miracle de voir le parti qu'elle tirait des dentelles de fées, gloire et charme de la Belgique. J'ai gardé souvenir d'une certaine robe en soie cerise, surmontée d'un fichu en Chantilly, qui était une des plus belles choses que j'aie vues de ma vie.
Souvent, la Reine ornait de guirlandes de fleurs fraîches ses robes de réception. Elle savait en tirer un parti incomparable. Et quelle fête, pour mes sœurs et moi, quand nous étions requises de courir les parterres ou les serres, et de préparer les guirlandes de roses, de dahlias ou de reines-marguerites dont notre souveraine chérie allait se parer.
Parfaite musicienne, la Reine allait de quelque czarda exécutée en virtuose du piano à une mélodie italienne ou un air d'opéra qu'elle interprétait d'une voix de soprano que plus d'une cantatrice professionnelle put lui envier.
Un de ses plaisirs fut de chanter avec Faure, l'illustre baryton, artiste de bonne compagnie et qui était partout à sa place. Ils furent merveilleux dans le duo d'Hamlet et dans celui de Rigoletto… Tout cela est bien loin! J'y pense quand même avec émotion!
La Reine recevait à ses réunions privées une élite artistique sur le même pied que la meilleure société de Belgique. Elle suivait attentivement la vie du Théâtre de la Monnaie et du Théâtre du Parc. Elle s'intéressait aux talents méritants; elle n'ignorait pas les angoisses et les difficultés d'une carrière où l'on vit quatre heures par jour au sein de l'illusion et vingt heures en face de la réalité. Fréquemment, sa sollicitude pour les artistes s'exerça d'une façon aussi délicate qu'opportune. Son souvenir est resté dans plus d'une mémoire. Au théâtre, la reconnaissance est moins rare qu'ailleurs. On ne dira jamais assez combien ce monde, qui paraît frivole, compte de cœurs bien placés. Corneille est toujours, pour lui, derrière quelque portant du décor de la vie.
La Reine aimait les chevaux avec l'intelligence d'une écuyère consommée. Conduire d'ardentes bêtes était son goût, dont j'ai hérité. Elle affectionnait des chevaux hongrois qui n'étaient sûrs que dans ses guides. Rafraîchis de champagne, réconfortés, en cours de route, d'un pain trempé dans du vin rouge, ils dévoraient l'espace. On eût dit que la Reine les menait au bout d'un fil de laine: elle les conduisait à la voix.
Elle dressait elle-même ses chevaux et leur apprenait des tours extraordinaires. J'en ai vu un monter le grand escalier de Laeken, entrer chez la Reine, redescendre, comme si de rien n'était, obéissant simplement aux paroles de ma mère.
Ce qui l'amusait le plus, c'était, souvent, d'atteler deux ou quatre bêtes différentes et qui n'avaient jamais été ensemble, si ardentes, d'ailleurs, que personne d'autre qu'elle n'aurait osé les mener. A force de patience, et comme par l'enchantement de sa voix, elle rendait dociles les plus rétives.
Sa vie ordonnée lui laissait le temps de tout faire et, en premier lieu, de s'acquitter de sa charge maternelle; douce charge, où je fus le premier fardeau.
J'avais précédé d'un an la naissance de mon frère Léopold qui vécut, hélas! si peu d'années; de six ans ma sœur Stéphanie, et, quand Clémentine vint au monde, j'avais déjà douze ans. Je fus donc, pour la Reine, l'aînée de sa nichée, la grande sœur qui doit seconder la mère, aussi bien sur les marches d'un trône que dans une chaumière. C'était moi qui devrais l'exemple de la sagesse aux frères et sœurs qui pourraient me suivre. C'était moi qui bénéficierais le plus des leçons maternelles. J'en ai eu la primeur, et elles firent de moi, sinon la préférée, du moins, forcément, la plus favorisée par mon âge.
Notre mère nous éleva, mes sœurs et moi, à l'anglaise. Nos chambres ressemblaient plus à des cellules de couvent qu'à des appartements princiers, comme on en voit dans les romans de M. Bourget.
Dès que, pour ma part, je n'ai plus été sous la tutelle de jour et de nuit d'une gouvernante et des femmes de chambre, j'ai dû me tirer d'affaire moi-même, et, au saut du lit, prendre à ma porte les brocs d'eau froide (en toute saison), destinés à ma toilette, car, alors, ni au Palais, à Bruxelles, ni au château, à Laeken, le «dernier confort» n'avait accompli ses merveilles.
La Reine m'a enseigné, dès mon jeune âge, à pouvoir me passer de domestiques. J'ai appris d'elle, de bonne heure, que l'on peut être sur un trône, un jour, et dans la rue, le lendemain.
Combien de mes parents ou alliés, aujourd'hui, n'y contrediraient pas?
Mais alors, cette froide raison eût révolté les cours et les chancelleries.
Elle me fit beaucoup songer. Ce fut ma première révélation de l'existence réelle. Je commençai à chercher ailleurs que dans une couronne et un titre des moyens de supériorité morale et intellectuelle; une personnalité définie; des idées à moi, de telle sorte que, dans la vie, je pourrais être moi-même.
La Reine a formé mon esprit par d'abondantes lectures, surtout en français et en anglais. Jamais de romans, ou presque jamais, principalement des Mémoires.
La Reine lisait délicieusement. Elle mettait en valeur les moindres traits. Sa façon de lire n'était nullement celle d'une femme qui sait «dire». C'était celle d'une intelligence pénétrante qu'on entendait, non pas lire, mais parler, et d'un cœur que l'on sentait tout comprendre.
Dans l'intimité, la Reine était d'une gaieté et d'un charme simples et entraînants. Elle se montrait ainsi dans les randonnées à la campagne, les parties de crocket, les soirées chez elle, et dans sa loge, au théâtre.
Sa bonne humeur ne répugnait pas aux fantaisies d'une nature expansive et généreuse.
Au jour de ma fête, célébrée près d'elle, à Spa, le 25 août 1894, elle voulut marquer cette date heureuse en improvisant une sauterie à l'issue du déjeuner qu'elle avait fait organiser spécialement, non dans sa villa, mais dans une salle réservée d'un hôtel de sa résidence. C'était ainsi plus partie d'agrément. Il n'y avait que mes sœurs et moi, la fille de Stéphanie et la mienne, nos plus belles parures alors.
La Reine fit mettre au piano Clémentine, artiste émérite, et, avisant Gérard, son maître d'hôtel, qui nous avait accompagnées pour diriger le service (c'était un de ces domestiques du temps où les serviteurs se croyaient de la famille, suivant l'étymologie de leur beau titre, affreusement déformé), la Reine dit:
—Gérard, en l'honneur de la fête de la Princesse, vous allez valser.
—Oh! Majesté!
—Si, si. Vous allez valser: un tour avec moi et un tour avec la Princesse.
—Oh! Majesté!
—Quoi? Vous ne savez pas valser?
—Si… Majesté… un peu.
—Eh bien! Gérard, valsez… Allons, Clémentine, une valse.
Le fidèle Gérard dut obéir, rouge et gêné, osant à peine effleurer la personne royale.
Et la Reine de dire en riant:
—Mais n'ayez donc pas peur, Gérard. Je ne suis pas une sylphide!
Gérard valsa donc avec notre mère et avec moi. Il valsait même bien.
Le lendemain, il n'en fut pas moins le modèle des modèles des serviteurs aimés et estimés de leurs maîtres qu'ils aiment et estiment, si ceux qu'ils servent savent mériter d'être servis.
La Reine n'eut pas de rôle politique en dehors de celui de la représentation de sa charge de souveraine. Sur un homme tel que le Roi, une influence féminine ne pouvait s'exercer par l'épouse et la mère.
L'impossibilité pour la Reine de trouver dans son mari l'union de pensées, l'intimité d'action, l'entière confiance qui, dans n'importe quel ménage, sont la condition du bonheur, fut la déception initiale que d'autres allaient suivre, de plus en plus cruelles.
Entre toutes, l'épreuve qui bouleversa la Reine et eut des conséquences poignantes fut la mort de son fils Léopold.
Jamais notre mère ne put se consoler de la perte de l'héritier de la couronne, de cet enfant de tant de promesses, accordé et repris par le ciel. Ce fut le deuil de sa vie. Elle en fait mention dans son admirable testament.
A partir de ce jour, sa santé, si florissante, s'altéra petit à petit. Son âme, portée à se détacher des choses de la terre, s'abîma de plus en plus dans la prière et la contemplation. Elle ne vécut plus guère que dans l'ardente espérance de l'Au-Revoir, là-haut.
La Reine fut toujours une sainte, et bientôt une martyre. Elle souffrit affreusement de la grandeur farouche du Roi, tout à son œuvre royale, dont il se délassait brusquement par un plaisir sans frein, après un labeur sans limite. Nature excessive, et que ne pouvait comprendre une âme tendre. Les malentendus et leurs conséquences vinrent de là.
Contre un tel destin qui ne pouvait aller qu'en s'aggravant, il n'y avait rien à tenter. La vie terrestre connaît d'implacables fatalités.
Quelle que fût la souffrance de la Reine, elle ne diminua pas sa bonté, inspirée du Ciel. Elle put, parfois, céder à la douleur et laisser entendre la plainte de son âme meurtrie; elle put même tenter de se défendre par quelque geste que le public aperçut sans le comprendre. Elle revint bien vite aux pieds du Christ consolateur.
C'est là que je la retrouve et que j'offre le culte de mon amour à cette mère sublime qui grava en moi l'idée ou plutôt la passion des devoirs à remplir, ainsi définis:
D'abord, vis-à-vis de soi-même, la saine et totale liberté, c'est-à-dire la dignité du corps et de l'esprit; puis, la recherche de Dieu, ici-bas, et l'ascension vers Lui, au travers des faiblesses et des erreurs humaines.
O mère bien-aimée, j'ai passé dans la vie et dans la nature sans comprendre les mystères qui nous entourent, mais, suivant votre Loi, j'ai cru, je crois à la présence du Créateur.