Autour des trônes que j'ai vu tomber
The Project Gutenberg eBook of Autour des trônes que j'ai vu tomber
Title: Autour des trônes que j'ai vu tomber
Author: Princess of Belgium Louise
Release date: September 9, 2020 [eBook #63161]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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PRINCESSE LOUISE DE BELGIQUE
Autour des trônes que j'ai vu tomber
«Die That ist überall entscheidend.»
Gœthe.
ALBIN MICHEL, EDITEUR
PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS
Il a été tiré de cet ouvrage:
10 exemplaires sur papier vergé pur fil des Papeteries Lafuma numérotés à la presse de 1 à 10
Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.
Copyright 1921 by Albin Michel.
Je dédie ces pages au grand homme, au grand Roi, que fut mon père.
Autour des Trônes que j'ai vu tomber
I
POURQUOI J'ÉCRIS CECI
Fille aînée d'un grand homme et grand roi, dont la magnifique intelligence a enrichi son peuple, je n'ai dû que des infortunes à mon origine royale. A peine entrée dans la vie, j'ai été déçue et j'ai souffert. Je l'imaginais trop belle.
Au soir de mes rêves, je ne veux pas rester sous le faux jour où je suis placée.
Sans désirer m'étendre sur le passé, et refaire le chemin du calvaire que j'ai gravi, je veux, du moins, puiser dans mes souvenirs et mes réflexions quelques pages, inspirées aussi des événements qui ont renversé les trônes près desquels j'ai vécu. L'empereur d'Autriche, l'empereur d'Allemagne, le tzar de Bulgarie furent pour moi des figures familières.
Amenée par la guerre à Munich, puis à Budapesth, prisonnière, un moment, des bolchevistes hongrois, j'ai vécu la tourmente européenne, en voyant frappé et puni tout ce qui m'avait méconnue et accablée.
Et je tremblais, chaque jour, pour ma chère Belgique, si grande par le courage et le travail, et injuste pour moi. Oh! non le peuple, ce bon peuple, si naturellement infatigable et héroïque, mais certains de ses dirigeants, abusés sur mon compte.
Ne revenons pas, toutefois, sur les choses accomplies. Ma pensée demeure fidèlement et affectueusement attachée à ma terre natale, pour l'aimer et pour l'honorer.
C'est d'elle que je veux parler, avant d'évoquer les cours de Vienne, de Berlin, de Munich, de Sofia, et tant de faits que ces noms me rappellent et dont certains méritent d'être mieux connus et médités.
Je n'ai jamais eu pour la Belgique que les sentiments d'une impérissable affection. Au plus pénible de mes épreuves, pendant l'horrible guerre, je songeais qu'elle était encore plus à plaindre que moi.
Le jour où, perquisitionnée par les bolchevistes hongrois, à Budapesth, j'ai entendu un de ces hommes dire, après avoir vérifié à quelle simplicité je me trouvais réduite: «Voilà une fille de roi encore plus pauvre que moi!» j'ai pensé aux malheureuses d'Ypres, de Dixmude, puis aux malheureuses de France, de Pologne, de Roumanie, de Serbie et d'ailleurs, infortunées créatures sans foyer et sans pain, par le crime de la guerre, et j'ai pleuré sur elles, et non sur moi.
Plus d'une, peut-être, avant 1914, enviait mon sort: j'aurais préféré le sien!
Mariée à dix-sept ans, je croyais trouver dans le mariage les joies que peuvent donner un mari et des enfants. J'y ai trouvé les pires épreuves.
La rupture était inévitable entre mes sentiments intimes et ce qui m'environnait. Je portais en moi trop d'indépendance pour dépendre de ce qui m'offensait.
Les honneurs sont souvent sans honneur au plus haut de ce qu'ils semblent. Sauf de rares exceptions, la fortune et le pouvoir développent en nous l'appétit du plaisir et poussent aux dépravations. Ceux que La Bruyère appelle les Grands perdent facilement la notion de la condition humaine. La vie n'est plus pour eux l'épreuve mystérieuse d'une âme qui sera récompensée ou punie selon ses œuvres. La religion ne leur sert que de masque ou d'instrument.
Portés à juger leurs semblables sur les flatteries, les calculs, les ambitions, les trahisons qui s'agitent autour d'eux, ils arrivent, par le mépris des créatures, à l'indifférence du Créateur, et accommodent ses lois à leurs besoins, dans l'assurance de s'arranger avec Lui comme avec ses ministres.
Quand je fais un retour sur le passé, et que je me remémore les diverses phases de ma douloureuse existence, je songe que je n'ai jamais désespéré d'une justice que je n'ai pas rencontrée en ce monde: j'ai toujours cru qu'elle existe autre part. S'il en était autrement, nous ne pourrions la concevoir.
Cette confiance, je la tiens des leçons que reçut mon enfance, et principalement de celles de la reine, ma mère: «Sois toujours, plus tard, une femme chrétienne», disait-elle. La portée de ces paroles, la jeunesse ne peut la comprendre, mais les malheurs de la vie se chargent de l'expliquer.
Révoltée contre tant de choses humaines, je me suis soumise à celles qu'ordonne une volonté supérieure à la nôtre, et j'ai connu le bonheur de ne pas haïr. Le pardon a toujours suivi ma révolte.
Je n'ai pas douté que ceux qui me faisaient du mal seraient châtiés tôt ou tard, sur la terre ou ailleurs, et j'ai plaint mes persécuteurs.
Je les ai plaints de détester ma sincérité, ennemie des hypocrisies de famille et de cour. Je les ai plaints de maudire ma fidélité à une seule affection, éprouvée dans le sacrifice. Je les ai plaints, surtout, d'exécrer mon mépris de l'argent, idole vénérée.
Dans la conviction où j'étais, non sans fondement, que d'immenses biens devaient me revenir, ainsi qu'à mes sœurs, je prétendais que notre devoir n'était pas de vivre sans user largement de nos ressources. Ne prenaient-elles pas plus de valeur sociale, de leur retour à la collectivité? Mais cette opinion ne pouvait être celle, ni d'un mari enclin à thésauriser, ni d'une famille qui s'effrayait du changement des idées et des mœurs, et qui voyait, dans l'aspiration des masses à se gouverner elles-mêmes, une inévitable et affreuse catastrophe, de laquelle il fallait se garer en épargnant le plus possible.
Aussi bien, engagée dans une lutte, où, du côté de mes ennemis, je n'ai jamais rencontré que des procédés cruels et, premièrement, la calomnie, pour me perdre aux yeux du monde, je me suis heurtée, tout de suite, aux obstacles qu'imaginent la violence et l'inimitié.
Mise hors d'état de vivre et d'agir normalement, pour être ramenée par la force et les privations dans l'obéissance et le respect de ce que je tenais pour méprisable, je n'ai plus eu les moyens d'exister auxquels j'avais droit. Le soin qu'il était possible de prendre d'assurer ma liberté sur ma terre natale, dans l'ordre et la dignité que je souhaitais, était combattu par ceux-là mêmes qui, moralement, y étaient obligés. Il fallait que je fusse prisonnière, ou errante et éloignée, et tenue à l'écart par des difficultés de toute sorte. Ainsi je serais plus aisément privée de ce à quoi je prétendais.
Que serais-je devenue, s'il ne s'était trouvé un homme au monde pour se dévouer à me sauver des contraintes et des embûches, et s'il n'avait découvert, pour le seconder, des êtres de dévouement et de bonté, souvent venus des rangs les plus humbles?
Si j'ai connu les vilenies d'une aristocratie sans noblesse, j'ai aussi bénéficié des délicatesses les plus nobles, témoignées par des gens du peuple, et ma reconnaissance, pour ceux-ci, est, aujourd'hui, ce dont je voudrais être principalement occupée.
Mais j'ai à cœur de ne pas laisser prendre corps davantage la légende qui s'est créée autour de ma personne et de mon nom.