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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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V

MA PATRIE ET MA JEUNESSE

Il y a plus de quarante-cinq années que, dès mon mariage, le sort m'exila du pays qui m'a vue naître. Je n'y ai plus séjourné qu'en passant, et dans des circonstances souvent pénibles.

Eh bien! je reviendrais, les yeux fermés, du château de Laeken dans telle allée du parc; j'irais, de même, dans tel sentier de la forêt de Soignes et ailleurs. Il me semble que tout doit être encore à sa place, et tel que je l'ai connu.

Un chêne fut planté à Laeken, à la naissance de mon frère et de mes sœurs, comme à ma naissance. Je n'avais plus revu ces arbres votifs depuis de longues années, lorsque je revins en Belgique, pour quelques jours seulement, à la mort du Roi. Accompagnée du vieil ami de mon enfance, le gouverneur de mon frère, le général Donny, je fis une promenade à Laeken, et retrouvai—avec quels sentiments!—le petit jardin, jadis planté et cultivé par mon frère et moi, pieusement conservé. Pensée du Roi? Fidélité de serviteurs? Dans mon trouble, je ne pus questionner. Mes larmes seules parlaient.

Quand je fus devant nos chênes commémoratifs, je n'en vis que trois. On me dit alors que, par une émouvante coïncidence, celui qui marqua la venue de Léopold mourut jeune comme lui… Des autres, le mien était fort et dru. Celui de Stéphanie a eu le malheur de croître un peu de travers; celui de Clémentine est de forme normale.

Je n'ose dire que nos trois chênes sont l'image de notre destinée, selon notre vie intérieure, ignorée ou incomprise des hommes, et connue de la Nature confidente de Dieu. Mais ces trois chênes, et le quatrième, disparu de lui-même, m'ont troublée, le jour où je les ai revus.

Quels qu'ils soient, je les envie. Ils ont grandi, ils ont vécu, ils vivent sur le sol de mes morts, moins un, dont l'absence même est si expressive. Je voudrais les revoir encore et vivre, sinon dans leur voisinage, du moins à l'ombre de chênes poussés comme eux dans ma patrie.

Puissé-je y finir mes jours, et retrouver ma mère bien-aimée et ma vivante jeunesse dans les forêts, les campagnes, les villages où nous passâmes tant de fois ensemble. Elle m'en apprenait les secrets. C'est ainsi que se révélaient à moi la nature et la vie belge, l'univers et la société. La Reine aimait et me faisait aimer une terre héroïque dont l'histoire de la défense de ses libertés, au cours des âges, est peut-être la plus émouvante des Histoires.

Et j'y puisais l'ardeur de n'être jamais esclave.

Je sais que des bonnes gens de Belgique m'ont reproché, comme s'il y avait eu de ma faute, mon éloignement de notre commune patrie. Des témoins de ma jeunesse m'ont crue emportée dans un monde trop brillant, trop étranger, où j'oubliais la terre natale. Puis, les drames et les scandales où je fus traînée sur la claie de l'incompréhension et de la calomnie m'ont transformée en une coupable à laquelle ce n'était pas assez d'interdire de revoir sa mère mourante, en la retenant au fond d'une maison de fous. Elle méritait d'être rayée de la surface de la terre.

Ah! pauvre et misérable humanité, tellement portée au mal, que tu ne vois que lui dans chaque créature, quel était donc mon crime?

Je ne voulais, je ne pouvais plus vivre sous le toit conjugal. J'avais tenu bon longtemps, me sacrifiant, comme je le devais, à mes enfants, puis, ceux-ci grandis et l'horreur de la vie commune étant chaque jour plus forte, j'avais écouté l'homme unique, le chevalier d'idéal qui m'avait préservée des égarements auxquels j'étais résolue pour oublier et faire comme tant d'autres!

J'aurais pu, dans mon palais, ou ailleurs, être l'héroïne de discrètes et multiples aventures. C'eût été conforme au Code des plus hautes convenances, et Dieu sait que les occasions surabondaient. Je ne fus pas cette hypocrite, et j'eus aussitôt contre moi toutes celles qui l'étaient. Innombrable légion! J'eus aussi leurs confidents, irrités et déçus.

Alors, la diffamation entreprit son œuvre détestable. La persécution, se masquant de l'indignation du faux honneur, commença, implacable.

Un de ces plus cruels effets pour moi fut le siège que l'on fit de la Reine et du Roi et de l'opinion belge.

Est-ce possible? Je me suis trouvée exilée de ma patrie, emprisonnée, et condamnée à devenir folle, car tout fut tenté pour que je le devinsse!

C'est à vous, mère sainte, mère martyre, force morale sublime, que j'ai dû de résister. Vous m'aviez armée pour la lutte, en m'apprenant à ne jamais transiger avec les devoirs essentiels que vous m'aviez enseignés. J'y suis restée fidèle. Mais j'ai souffert affreusement, du jour où vous ne pouviez comprendre ma révolte. J'étais supprimée du monde. Toutes les apparences, habilement exploitées, se tournaient contre moi. On vous disait: «Elle est perdue, c'est une démente, les médecins l'ont déclaré!»

Quels médecins, Seigneur! On l'a su par la suite.

Ah! on envie les princesses. Qu'on les plaigne plutôt. J'en sais une pour laquelle il n'y a pas eu de justice ici-bas. On l'a mise hors du droit commun. La loi de tout le monde n'a été pour elle la loi, que lorsqu'on pouvait l'utiliser contre elle.

Oui, victime d'un abominable complot, dont l'inhumanité dépasse ce que la raison peut concevoir, je n'ai pu rentrer dans ma chère Belgique au moment où j'ai appris, en dépit de mes persécuteurs, que ma mère mourait à Spa; je n'ai pu recevoir sa dernière bénédiction; je n'ai pu suivre son cercueil…

Si je ne suis pas devenue folle alors, dans ma maison de fous, c'est que je ne devais pas, je ne pouvais pas le devenir. J'en tremble encore en y pensant.

Plus tard, lorsque le Roi mourut, j'avais recouvré ma liberté par une évasion qui fut l'œuvre de l'ami sans pareil qui, une première fois, m'ayant sauvée de moi-même, me sauvait de la prison et de la folie, après avoir failli, lui aussi, succomber sous les coups de la haine.

Mais ma liberté reconquise fut un nouveau crime, ma fidélité à un idéal incarné en un dévouement unique, un surcroît de forfait.

Quand je vins assister aux funérailles de mon père, je fus quasi gardée à vue. On me limita le terrain que je pouvais parcourir sur le sol de ma patrie. La fille aînée du grand Roi que la Belgique venait de perdre ne trouva, comme accueil, que celui d'une police en vêtements de cour, et fleurie de formules polies.

Oh! je n'incrimine personne, pas même des serviteurs dont je connus la servilité. Je sais combien il est tentant et profitable d'égarer les princes, et de quelle puissance est sur eux le mauvais conseil qui se pare d'un air de dévouement.

J'explique seulement pourquoi je ne suis pas restée davantage dans ma patrie bien-aimée.

Enfin, la guerre affreuse est survenue, au lendemain des débats du procès de la succession du Roi. Et, pour le coup, j'ai été encore plus définitivement rayée de la nation belge. Car, à toutes mes abominations, j'avais ajouté celle de croire qu'il y avait des juges en Belgique.

J'étais prisonnière à Munich, ou peu s'en faut, surprise en Bavière par les hostilités, et traitée en princesse belge, c'est-à-dire fort mal, comme on le verra plus loin.

A Bruxelles, je devins princesse ennemie, et, dès l'armistice, proclamée étrangère dans la patrie à l'intérêt de laquelle j'ai été sacrifiée à dix-sept ans, je me suis vue mise sous séquestre…, en prévision, surtout, de ce que je pourrais avoir, si l'impératrice, ma tante, venait à mourir.

Or, c'est de l'Histoire, mon mariage avec le prince de Cobourg a été annulé en 1907, par sentence du tribunal spécial de Gotha, jugeant suivant le droit des Princes, dûment transmise au Maréchalat de la Cour à Vienne. Le divorce a été acquis dans toutes les formes minutieuses de la procédure des Cours, et du statut de l'ancienne Maison d'Autriche. Le Roi m'a rendu officiellement mon titre de Princesse de Belgique.

De cela, qui n'est point rien, il n'a pas été fait cas, à Bruxelles—simplement.

Il est vrai que la loi hongroise ne reconnaît pas le droit des Princes et la procédure de Gotha. Pour elle, en raison des biens que possède la famille de Cobourg, en Hongrie, je suis demeurée Princesse de Cobourg.

Je me perds dans tous les liens où l'on m'a enchaînée. Mais le bon sens me crie que la disparition de la monarchie austro-hongroise et la séparation de l'Autriche et de la Hongrie, mettant fin à l'état mixte, a mis fin à la situation de «sujet mixte» qui était celle du Prince de Cobourg.

Par ses ascendants et de lui-même, le prince Philippe de Saxe-Cobourg et Gotha, prince autrichien, est d'origine franco-germanique et non hongroise. L'union princière rompue, l'union civile abolie, je me sens délivrée et rentrée dans ma nationalité belge, selon la volonté même du Roi.

On a voulu l'ignorer à Bruxelles. On m'a baptisée hongroise parce que le prince de Cobourg a un majorat en Hongrie. Ne pourrait-on aussi bien, s'il était propriétaire en Turquie ou en Chine, me proclamer Turque ou Chinoise?

Je questionne. Je ne reproche rien, à qui que ce soit, surtout au principe supérieur d'autorité, pour la bonne raison que cela se passait dans un Etat dont le souverain et la souveraine s'étaient retirés devant l'envahisseur, afin de défendre le pays (on sait avec quel courage et quelle abnégation), à l'extrême frontière, préservée de la conquête ennemie. Ils rentraient en triomphe, tout à la joie de la victoire. Je veux penser que l'attitude adoptée à mon égard a été une fatalité du sort qui a voulu me faire étrangère dans ma patrie.

Cette patrie, si chère à mon cœur, j'ai pleuré sur elle en 1914. J'ai craint que son erreur, à mon égard, pût ajouter à ses malheurs.

Je savais que l'arrêt de Bruxelles me déniant, dans le bien paternel, jusqu'à la quotité disponible, avait déchaîné d'amères indignations à Berlin. Mon gendre, le duc de Schleswig-Holstein, beau-frère de l'empereur Guillaume II, était fondé à compter sur l'héritage du grand-père de sa femme.

Je ne dis point que dans la colère du souverain allemand devant la résistance de la Belgique, le souvenir de la déception d'un de ses proches, pour lequel il fut plutôt sévère, ait décidé de l'ordre d'écraser le petit peuple qui osait résister à la violation de sa neutralité. Mais il ne fut pas fait pour ramener l'irritable Guillaume II à la raison et à l'humanité, d'autant plus que ce malheureux, que j'ai connu dès mon enfance, était convaincu alors de son rôle de Fléau de Dieu et d'Invincible Justicier sur le théâtre de la guerre.

*
*  *

Oublions un moment ces misères et ces douleurs, pour parler de l'époque où je fus heureuse dans mon heureuse patrie. C'était le temps où j'excursionnais avec la Reine, et découvrais le royaume de mes parents.

Quelle joie, lorsque je pus conduire, comme ma mère. J'avais quatorze ans à peine; j'étais son élève. Nous partions fréquemment en expédition d'une journée, à travers notre chère Belgique, de l'aube à la nuit pleine. Deux ou trois voitures de la Cour se suivaient. La Reine conduisait le premier équipage; moi, le second; quelque officier ou une des dames d'honneur, plus tard, ma sœur Clémentine, le troisième. Avec nous venaient souvent le Docteur Wiemmer, compatriote et ami dévoué de la Reine, et qui était arrivé à la cour avec elle; le bon général Donny, le général Van Den Smissen, quelques-unes des dames d'honneur et autres fidèles de l'entourage. On faisait halte au hasard. La forêt de Soignes, les environs de Spa, les Ardennes virent plus d'une fois la Reine dans une clairière, assise sur l'herbe, et mordant à pleine bouche dans un de ces fameux «pistolets» fourrés, de Bruxelles, sortis des cantines royales. Que de bonnes choses il y avait! Le goût m'en revient aux lèvres. Comme la Belgique était bonne alors, et quel air pur nous rafraîchissait. Pour moi, avidement, je respirais l'avenir.

Dans ces excursions, souvent lointaines, là Reine emportait la carte et faisait elle-même son itinéraire, avec la sûreté d'un officier d'état-major, et m'enseignait, ainsi qu'à mes sœurs, à savoir nous orienter.

A cette époque, l'automobile n'avait pas encore ravagé le monde. J'ai lu ce mot stupéfiant d'un Français: «La vitesse est l'aristocratie du mouvement.» A ce compte-là, l'irréflexion est l'aristocratie de la pensée.

L'automobile est parfois un bienfait individuel, et, constamment, un fléau général. A côté de quelques satisfactions et commodités qu'elle procure, elle bouleverse l'existence en la précipitant.

Au temps des voitures attelées, nous avions d'autres impressions d'une journée d'expédition qu'on n'en a, maintenant, au long de trois semaines de haltes fiévreuses en divers Palaces, au bout d'interminables haies de peupliers, entrecoupées d'apparitions de champs, de toits, de volailles, dans une trépidation constante sous le vent qui décoiffe et la boue qui salit.

Il y a près d'un demi-siècle, le cheval était la parure et l'agrément de la meilleure société européenne. L'exemple de la Reine y fut pour quelque chose.

En France, dans la famille d'Orléans, qui est la nôtre, le duc et la duchesse de Chartres donnaient le ton aussi bien à Cannes qu'en Normandie, et dans la région délicieuse de Chantilly. La duchesse pratiquait l'équitation en admirable amazone. J'ai gardé le souvenir de ses yeux noirs, de ses traits purs, de ce rayonnement de sa personne fait de grâce naturelle et de distinction innée.

Le prince de Joinville, si artiste, si spirituel, était d'une galanterie exquise. Il fut pour moi des plus empressés, ainsi que son frère, le duc de Montpensier. Nous étions très gais. Les personnages graves de la famille nous regardaient d'un œil sévère.

Ceci m'amène au plus indulgent, au plus grand seigneur, au duc d'Aumale, fidèle ami de la Belgique et notre hôte bien des fois. Oh! la loyale et noble physionomie que la France républicaine commit la faute de ne pas utiliser. Il se vengea comme il était capable de le faire, en comblant de ses bienfaits son aveugle patrie.

J'ai vécu sous son toit. J'y pense avec une ferveur attendrie. Je me revois, dans une chambre au rez-de-chaussée, donnant sur les douves, dans ce Chantilly dont l'hôte princier, entouré de tout ce qui comptait, en France, lorsqu'il recevait, ajoutait fréquemment à sa compagnie la grande figure du prince de Condé, qu'il avait l'art de faire revivre pour l'honorer.

La Reine et le duc d'Aumale avaient l'un pour l'autre un attachement réciproque. Lorsque vinrent, pour ma mère, les amertumes d'une situation rendue difficile, puis impossible par l'oubli, dans le Roi, de ce que l'homme devait au Prince, le duc d'Aumale fut de ces amis inappréciables dont la délicate compréhension et la fidèle pensée consolent des délaissements.

Dévouée au duc d'Aumale, j'ai beaucoup connu aussi la comtesse de Paris, chez laquelle j'ai séjourné, au château d'Eu. C'était une femme originale, voire fantasque, mais d'une bonté joyeuse et agissante.

Une autre femme de la famille d'Orléans me fut, de bonne heure, familière: la princesse Clémentine, de mémoire respectée, fille du roi Louis-Philippe et femme du prince Auguste de Cobourg.

Je devins sa belle-fille par mon mariage avec son fils aîné. Mon espoir fut alors qu'elle serait pour moi une seconde mère. Il ne tint ni à sa bonté, ni à mon désir, que sa vieillesse et ma jeunesse pussent s'accorder.

Ma gratitude évoque aussi mes très proches, le comte et la comtesse de Flandre, et tant de bontés que je n'ai pas oubliées. Leur noble vie connut l'affreuse tristesse de l'écroulement d'un avenir tendrement préparé. Mais Dieu leur avait accordé des réserves d'affections et d'espérances.

J'allais oublier un des chers souvenirs de ma plus tendre enfance: la Reine Marie-Amélie, veuve du Roi Louis-Philippe.

Cette femme d'élite, qui porta son deuil et son exil avec tant de dignité, fut mon arrière-grand'mère, et ma marraine. Elle s'était retirée au château de Claremond, en Angleterre.

A la nouvelle de ma venue au monde, une de ses premières questions fut: «A-t-elle de petites oreilles?»

Elle témoigna le désir que je fusse nommée Louise-Marie, en souvenir de sa fille, ma vénérée grand'mère, première Reine des Belges.

Je revois la douce et vénérable aïeule aux boucles blanches émergeant du bonnet de dentelle à larges brides. Je revois le petit déjeûner du matin, à côté de la bergère profonde, et le pain à la grecque donné de sa main, lorsqu'on avait été sage. Puis le poney, porteur du double panier dans lequel on nous installait, ma cousine, Blanche de Nemours, et moi, pour la promenade quotidienne dans les allées du grand parc.

La Reine avait comme lectrice une demoiselle Müser, une Allemande qui fut l'amie, la compagne constante de ses vieux jours. J'étais bien jeune alors: quatre ans tout au plus. Et cependant, j'ai pieusement gardé en moi l'image, la voix, la tendresse de mon arrière-grand'mère Marie-Amélie, Reine des Français.

De mes deux sœurs que mon souvenir revoit toujours dans l'heureux temps où nous ignorions encore ce qu'on appelle la vie, on sait que l'une et l'autre se sont mariées, Stéphanie, très tôt, comme moi, Clémentine, bien plus tard.

Stéphanie enfant, jeune fille et jeune femme, était d'une grande fraîcheur et beauté. Clémentine, très belle aussi, avait plus de charme. Le destin lui a souri. Son existence prolongée près du Roi lui a donné des vues et des directives que nous n'avons pas eues. Chaque nature a ses dons et ses chances. Loterie humaine.

Clémentine a épousé le prince Victor-Napoléon, et les possibilités diverses qu'un nom aussi éclatant porte avec lui. Stéphanie a fait un mariage qui semblait resplendir, non d'éventualités, mais de certitudes. Je parle du premier, car elle s'est mariée deux fois. La première fois, elle a eu le bonheur d'épouser un être chevaleresque, et qui était, peut-être, le plus remarquable des jeunes hommes de son temps. Il lui apportait en partage la couronne de Charles-Quint et les trônes d'Autriche-Hongrie… Couronne et trônes ont disparu, comme emportés par un magicien infernal, et ma sœur est restée, pour l'Histoire, la veuve de l'archiduc Rodolphe. Elle n'avait que vingt-cinq ans, quand il mourut.

Je n'ai rien dit du décor au milieu duquel paraissaient les divers personnages qui parlaient à mon intelligence et à mon cœur, à l'âge où ils s'ouvraient. Il n'offre rien que de très connu.

Le plus intéressant pour ma jeunesse, fut le château de Laeken. Il ne me reste aucune impression agréable du Palais de Bruxelles, quoique je n'aie pas oublié la galerie et les salons dont les beaux tableaux m'intéressaient, surtout un Charles II, par Van Dyck, vêtu de noir, pâle et noble visage où je croyais lire la mélancolie du destin des Rois.

J'ai vu beaucoup de demeures princières et royales. Elles se ressemblent toutes comme les Musées, et sont, de même, en général, austères et fatigantes. Mieux vaut une chaumière et un petit Téniers pour soi seule, que dix salons et cinq cents toiles qui sont à tout le monde.

Je me plaisais à Laeken, parce que le travail devenait moins absorbant; nous avions plus de liberté, plus d'espace. Je ne me privais ni de courir, ni de sauter, dans les jardins et le parc, entraînant, dès le bas-âge, mon frère qui était la fille et moi le garçon. J'étais forte, vive et endiablée.

Je passais pour une enfant volontaire et avide de s'instruire. Mon habitude de poser des questions m'avait fait surnommer Madame Pourquoi? J'ai toujours aimé la logique et la vérité. Mon instinctive passion du vrai me fit, un jour, cribler de coups de pied et de poing ma gouvernante qui, par un faux rapport, m'avait valu une punition. J'étais dans un tel état que le docteur Wiemmer, appelé, voulut en tirer la cause au clair. Sa conclusion fut que j'avais raison, dans le fond, sinon dans la forme, et que mon caractère était celui d'une nature entière dont on aurait ce qu'on voudrait par la douceur, la franchise et l'équité. On renvoya la gouvernante.

La Reine, bien des fois, rappela cet incident et les paroles du docteur.

Ce médecin, si dévoué à ma famille et trop tôt disparu, sauva ma sœur Stéphanie d'une fièvre typhoïde à la suite de laquelle le Roi et la Reine nous emmenèrent à Biarritz. Le changement d'air était nécessaire à notre convalescence. Nous occupions la même chambre donnant sur la mer, à la villa Eugénie, ma sœur et moi. J'avais treize ans, Stéphanie sept. Je prenais soin d'elle. Il ne fallait pas qu'elle eût froid. Une nuit, un vent de tempête se leva, venant du large et poussant des trombes d'eau.

Réveillée, je cours en chemise à la fenêtre, qui s'était ouverte. Le système de fermeture ne fonctionne pas ou je suis maladroite: je n'arrive pas à fermer. Le vent arrivait si furieux qu'à chaque moment, j'étais repoussée dans mon effort. Je tremblais: j'avais peur pour Stéphanie. Je continuai de lutter contre le souffle de l'océan déchaîné. Que dura ce combat? Je ne sais plus. Je me souviens seulement qu'on me trouva glacée, trempée, grelottante, et qu'on me mit dans un lit chaud.

Les yeux clos, j'entendis le docteur Wiemmer dire à la Reine:

—Voilà toute cette enfant: une autre aurait appelé, sonné. Elle n'a pas voulu d'aide pour protéger sa sœur, et la tempête ne l'a pas effrayée. Elle n'écoutera qu'elle-même et ne reculera pas.

Hélas! chacun est fait au gré de la destinée.

Le premier coup du sort dont j'ai senti la cruelle rigueur fut la mort de mon frère Léopold.

J'avais pour lui les sentiments d'une sœur aimante et maternelle. C'était mon bien, ma chose, mon enfant. Nous grandissions côte à côte, moi tirant de mes douze mois d'avance une autorité considérable. Et j'étais respectueusement obéie.

Léopold, duc de Brabant, comte de Hainaut, aimait à jouer avec des poupées; je préférais, de beaucoup, jouer avec lui. Cependant, notre oncle, l'archiduc Etienne, frère de ma mère, un des meilleurs hommes et des plus distingués que la terre ait portés, nous avait donné deux poupées hongroises, chef-d'œuvre du genre.

La mienne fut baptisée Figaro. Souvenir imprévu de Beaumarchais, ennemi des cours. Qui l'appela ainsi et pourquoi? Je ne saurais le dire. Celle de mon frère reçut le nom plus modeste et romantique d'Irma.

Il fut un temps où Figaro et Irma réjouirent le Palais et Laeken. Ils déridèrent même le Roi. J'organisais des représentations avec Léopold, Irma et Figaro, à rendre jaloux Bartholo!

Nous étions joyeux et insouciants, mon frère et moi, comme on peut l'être à notre âge; et la mort venait. Ce fut un déchirement de mon être, cette disparition de mon frère chéri, dans sa neuvième année. J'osai, je m'en souviens, maudire Dieu, le renier…

Léopold, beau, sincère, tendre, intelligent, résumait, pour mon cœur, ce qu'il y avait de plus précieux dans le monde, après notre mère adorée. Je ne concevais pas plus l'existence sans lui que le jour sans lumière. Et il partit… Je le pleure encore! Il y a plus de cinquante ans de cela!

S'il avait vécu, que de choses changées!

Notre Maison, frappée dans la descendance mâle de sa branche aînée, ne devait pas se relever de cet arrêt du sort. La Belgique saura se souvenir de la grande œuvre accomplie par elle. Mon père et mon grand-père l'ont faite ce qu'elle est.

Elle n'oubliera pas non plus quel ange venu sur la terre fut ma grand'mère, l'immortelle reine Louise. Tant de larmes versées sur sa mort ont laissé leur trace dans le cœur de la Belgique.

De mon grand-père, je répéterai ce que lui disait solennellement M. Delehaye, président de la Chambre des Représentants, dans l'adresse au Roi, lors des magnifiques fêtes des 21 au 23 juillet 1856, pour célébrer le 25e anniversaire de son accession à la couronne.

«Le 21 juillet 1831, la confiance et la joie éclataient à votre couronnement, et, cependant, Sire, vous étiez seul alors sur votre trône, avec vos qualités éminentes et la perspective de belles alliances politiques. Aujourd'hui, vous n'êtes pas seul, vous vous présentez au pays appuyé sur vos deux fils, et sur le souvenir béni d'une Reine aimée et regrettée comme une mère, environné de la famille royale, avec d'illustres alliances contractées, avec la confiance et le sympathique appui des gouvernements étrangers, avec une renommée qui a grandi et l'amour des Belges qui a grandi plus encore que cette renommée. Sire! Nous pouvons avoir foi dans l'avenir…»

Ne puis-je pas, ne dois-je pas, moi aussi, avoir encore foi dans l'avenir?

J'en appelle à mes illustres ascendants; j'en appelle à la Reine, j'en appelle au Roi, près de qui je fus trop souvent desservie et trahie… De ce monde où tout s'illumine pour l'âme affranchie de la terre, il peut voir clair en moi!

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