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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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XIV

LA REINE VICTORIA

Puis-je nommer la Reine Victoria sans me souvenir que le Prince de Cobourg et moi, nous fûmes maintes fois les hôtes de notre tante et cousine? Des plus hospitalières, elle se plaisait à la vie de famille, et rassemblait autour d'elle autant de parents qu'elle le pouvait, et de préférence les Cobourg, d'où était venu feu le Prince Consort.

Quoique de très petite taille, douée d'un embonpoint plutôt déformant, le visage fort coloré, elle avait grande allure quand elle faisait son entrée, soutenue par un des superbes Indiens de son service personnel. Le plus souvent, elle tenait, par maintien, un mouchoir blanc, toujours arrangé de sorte que les bouts pendaient, dentelés. Elle était, en général, vêtue d'une robe de soie noire à petite traîne, décolletée en pointe. Elle portait au cou, en médaillon, le portrait du Prince, mari inoublié; sur la tête, le bonnet de veuve, en crêpe blanc; rarement des gants. Dans les grands jours, le Ko-hi-nor, ce diamant merveilleux, trésor des trésors de l'Inde, brillait de mille feux au-dessus du bonnet.

Elle ne laissait pas que d'impressionner, tant elle était expressive de gestes, de ton, de regard. Son nez avait des façons de frémir qui révélaient ses pensées. Et que dirai-je du regard bleu et froid qu'elle promenait sur le cercle familial formé autour d'elle? Le moindre défaut de toilette, le moindre manque à l'étiquette était immédiatement remarqué. L'observation ou la réprimande suivait aussitôt, adressée d'un air et d'une voix qui ne toléraient aucune réplique. A ce moment, le nez se plissait, les lèvres se pinçaient, le visage se colorait davantage, et toute la personne royale semblait agitée de mécontentement.

L'orage passé, la Reine retrouvait son aimable sourire, comme si elle eût voulu faire oublier sa vivacité.

En arrivant ou en partant, elle saluait à la ronde, d'un petit signe de tête protecteur.

J'eus le malheur, parfois, de lui déplaire.

Elle détestait les cheveux bouclés en franges cachant le front. On se souvient de cette mode peu seyante, je l'avoue. Mais je m'y étais conformée. La Mode est la Mode. Cette coiffure agaçant la Reine, elle me dit, un jour: «Tu devrais arranger tes cheveux autrement, et d'une manière plus princesse

Elle avait raison. Malheureusement, le Prince de Cobourg ne goûtait pas non plus cette coiffure, et fut témoin de l'observation de notre tante. Celle-ci lui aurait donné le Ko-hi-nor qu'il n'aurait pas été plus satisfait. Je fus aussitôt gratifiée d'une algarade qui eut pour résultat de me décider à ne point tenir compte du reproche de la Reine. Mes cheveux irrités demeurèrent en franges bouclées sur mon front.

A Windsor, comme à l'île de Wight, à la belle saison, la Reine sortait en voiture vers six heures du soir, et par tous les temps. Nous étions généralement admis à l'honneur de l'accompagner.

Il fallait quelquefois attendre longtemps, dans un salon voisin de l'appartement royal. Enfin, précédant la Reine, le plaid sur le bras, le flacon de whisky en bandoulière, paraissait John Brown, le fidèle Ecossais qui tint une place considérable dans la gazette de la cour et de toutes les cours, à la partie du feuilleton qui ne s'imprime pas.

Il ouvrait la marche, et montait dans le break, attelé de deux gris pommelés, et la promenade, qui devait durer environ deux heures, commençait.

La nuit venant, John Brown se trémoussait sur le siège. Il se retournait fréquemment pour essayer d'obtenir de la Reine l'ordre du retour. Etait-ce la crainte des rhumatismes, ou celle de quelque refroidissement qui, malgré le réconfort du whisky, eût compromis sa santé, et l'eût empêché de remplir ses devoirs envers la Reine? Je n'en sais rien. J'ai remarqué seulement que John Brown n'aimait pas les promenades au crépuscule, par temps humide. Elles le rendaient de méchante humeur. Il ne se gênait pas pour le laisser voir; il ne se gênait en rien, du reste.

Il arrivait que les enfants de la Reine eux-mêmes en savaient quelque chose.

Il advint au Prince de Galles, qui devait être le grand Roi Edouard VII, de souhaiter d'être introduit chez sa mère à une heure où il n'était pas annoncé. John Brown entr'ouvrit la porte de l'appartement et dit simplement: «Not allowed, Sir.»

Si, dans l'intimité de sa vie, la Reine Victoria eut, comme toute créature humaine, ses moments de liberté, elle n'en fut pas moins une grande souveraine et une haute figure. Son Jubilé, célébré avec l'éclat dont mes contemporains se souviennent, montra la place qu'elle occupait dans le monde. La procession dans Londres, au milieu d'un peuple en délire, la chevauchée des rois, des princes, des rajahs indiens et autres sujets des Dominions, dans leurs resplendissants costumes constellés de pierreries, fut un spectacle digne d'un conte des «Mille et une Nuits».

On ne reverra sans doute jamais cela. Jamais plus les hommes ne sauront s'honorer en honorant le pouvoir humain, comme ils le firent alors, exaltant une femme qui avait su incarner si noblement le passé, le présent, l'avenir du Royaume-Uni, des Indes et possessions d'Outre-Mer.

Qu'on ne dise point: Vanité des vanités! Les pompes ont leurs raisons d'être. Une société sans théocratie, aristocratie, et apparat proportionné à ces institutions, est une société qui meurt. Il faudra toujours en revenir aux équivalences de souveraineté, de cour et de divinité, sans quoi l'édifice social, découronné, ne sera qu'une grange ou une ruine.

Ce fut à l'occasion d'une des grandes fêtes du Jubilé, que, selon ma fâcheuse et incorrigible habitude, j'arrivai en retard pour prendre rang dans le cortège royal. Je confesse que, souvent, je faisais exprès de me faire attendre, parce que cela vexait le Prince de Cobourg qui, avant toutes choses, commençait par prédire que je ne serais pas à l'heure.

Les femmes qui me lisent savent comme il est difficile, parfois, d'être en toilette de cérémonie, juste à la minute dite. Les hommes ne comprendront jamais cela!

J'avoue que, dans cette circonstance, j'aurais dû prendre mieux mes dispositions, et calculer plus exactement. Je ne voulais pas être en faute. La cérémonie exigeait que, pour la formation du cortège, personne ne manquât. Quoique, par mon mariage, mon rang et ma place fussent vers la fin, tout un parterre de rois et de reines dut m'attendre.

Lorsque j'entrai, j'étais d'une extrême confusion. Mais c'était l'époque où je me savais belle et admirée. Je vis que tous les yeux, tournés vers moi, n'exprimaient pas que la sympathie. Les regards féminins étaient irrités; heureusement, les regards masculins, d'abord sévères, ne tardèrent pas à s'adoucir. Je fus comme éblouie devant ces soleils terrestres.

Mais il ne s'agissait point de chanceler. Il fallait, au contraire, tirer avantage de la situation. Le silence et l'immobilité s'étaient faits, dans l'assistance, attentive à l'apparition de la coupable qui faisait attendre la Reine d'Angleterre et son illustre suite. Je sentis que mon entrée devait être de celles qui ne réussissent guère qu'une fois dans la vie.

Je pris mon temps, et mis toutes les grâces dont je pouvais disposer dans ma révérence et mon salut de cour.

Quand je vins baiser la main de ma mère, celle-ci, heureuse du murmure flatteur qui avait suivi ma façon de me faire pardonner, me dit, en m'attirant à elle: «Tu étais faite pour être Reine»…

Je sens une larme furtive monter du cœur à mes yeux. Etrange nature que la nôtre! Lorsqu'on a vu le jour sur les marches d'un trône, on a besoin de ces succès, de ces hommages, de ces ovations. On en garde non seulement le souvenir, mais l'appétit—et le regret!

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