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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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XVIII

LA MORT DU ROI. INTRIGUES ET PROCÈS

Un livre existe, qui a été tiré seulement à 110 exemplaires, judicieusement répartis entre des mains qui ne les ont pas égarés.

Ce livre, je déplore qu'on ne l'imprime pas à grand nombre, complété, par exemple, de toutes les pièces du débat relatif à Niederfullbach, et des divers arrêts rendus contre mes revendications. Tel qu'il est, par ce qu'il contient et encore plus par ce qu'il ne contient pas, je serais heureuse de le voir dans les Facultés et Ecoles de Droit du monde entier. Il y serait utile et suggestif. Le grand public lui aussi, pouvant l'avoir sous les yeux, le consulterait avec intérêt.

Que de réflexions il inspirerait, non seulement aux juristes, mais encore aux philosophes, aux historiens, aux écrivains, voire aux simples curieux des documents par lesquels un siècle, un peuple, un homme se caractérisent.

Que de trouvailles on y ferait sous la belle ordonnance des mots et des chiffres. Quelle partie prodigieuse jouée dans ce livre par un esprit génial entouré de collaborateurs dévoués à sa grandeur, tant qu'il est vivant, et qui, enrichis et satisfaits, oublient son œuvre et son nom, dès qu'il est mort.

La reconnaissance, disait Jules Sandeau, est comme ces liqueurs d'Orient qui se conservent dans des vases d'or et qui s'aigrissent dans des vases de plomb.

Il y a peu de vases d'or parmi les hommes. On sait même des vases pleins à déborder de ce précieux métal, et qui ne sont que du plomb. Le contenu ne fait pas le contenant.

Le livre que je voudrais voir diffuser est un fort volume relié en carton vert, imprimé à Bruxelles sous ce titre: «Succession de Sa Majesté Léopold II.—Documents produits par l'Etat Belge.»

Un des plus notables jurisconsultes de France m'a écrit, parlant de ce recueil:

«C'est un trésor énorme, une mine inépuisable. Un jour ou l'autre, les amis du Droit, jeunes et vieux, de quelque pays qu'ils soient, publieront des thèses, des ouvrages, inspirés des documents de la Succession du roi Léopold II. Ils sont sans prix. On y trouve un passionnant roman d'affaires, de magnifiques conceptions, d'étonnants modèles de contrats, de statuts et de substitutions de personnes, enfin un merveilleux débat juridique où la morale et l'amoralité sont aux prises. Le tout aboutit à un jugement fantastique, précédé et suivi de transactions stupéfiantes.

«On croit ce procès fini. Il recommencera et durera cent ans peut-être, sous des formes et dans des conditions que nous ne pouvons prévoir. Il est impossible que le défi porté par la justice belge au droit naturel reste sans appel et sans sanction.»

Si, comme on le verra tout à l'heure, il est incontestable que le Roi a libéralement transmis à la Belgique l'Etat du Congo formé, à l'origine, de ses deniers et de ses soins, la simple raison ne saurait admettre qu'un tel don ait pu se faire sans obliger la Belgique à l'égard de la famille du Souverain et, premièrement, de ses enfants.

Que le donateur ait voulu exclure ses filles de sa fortune réelle, c'est non moins incontestable, mais qu'il l'ait pu, en Droit, ce n'est pas, ce ne sera jamais admis par l'équité. On se heurte à un principe sacré qui est la base même de la continuité familiale.

Je citais tout à l'heure l'opinion d'un jurisconsulte. Ses confrères qui lisent ceci le savent: je pourrais en citer mille.

Il a suffi, pourtant, d'un seul fonctionnaire de la justice belge, assez puissant pour obtenir, «au nom de la raison d'Etat», un jugement sacrilège.

A la veille de l'arrêt qui devait marquer dans ma personne la défaite de la légalité, un de mes avocats se croyait si certain du succès qu'il télégraphiait à un autre de mes Conseils, dont les avis avaient été précieux, ses «félicitations anticipées». Comment douter? Le procureur royal, véritable légiste, avait conclu en ma faveur. C'était un honnête homme. Il a sauvé, ce jour-là, l'honneur de la justice belge.

Mon principal avocat belge était si convaincu de ne pas être battu qu'il s'était opposé à une transaction, possible peut-être, et j'y étais prête. Car, moi qui me suis vue, tant de fois, partie, devant les tribunaux, j'ai horreur des procès. Là comme ailleurs, j'ai été prise et entraînée dans un engrenage fatal. Il serait facile de le démontrer. Mais l'intérêt n'est pas là. Il est dans l'extraordinaire débat que j'ai dû soutenir, presque seule, dans le procès de la Succession du Roi.

Ma sœur Clémentine qui, peut-être n'a pas assez lu Hippolyte Taine, cédant à des illusions dynastiques a, sans hésiter, fait le sacrifice de ses revendications. Elle a accepté de l'Etat belge ce qu'il lui a plu de lui offrir. Elle n'a pas considéré qu'elle devait s'unir à ses sœurs. La devise de la Belgique est «l'union fait la force». Cette devise n'est pas celle de toutes les familles belges.

Ma sœur Stéphanie a été avec moi, puis s'est retirée, puis est revenue, puis est repartie…

J'ai pu m'obstiner dans l'erreur, on est libre de le penser; j'ai su, du moins, ce que je voulais. Ma sœur cadette en a paru moins assurée. C'est son affaire. Il n'a pas tenu à moi que ma cause ne fût toujours la sienne, en étant celle du Droit.

Car je supplie qu'on en soit persuadé: je n'ai lutté que pour la légalité. Personne ne peut préjuger de ce que j'aurais fait, gagnante.

Jamais il n'a été dans mon intention, à propos du Congo, de prétendre que mes sœurs et moi, nous pouvions passer outre aux volontés du Roi et aux lois votées en Belgique pour l'adjonction de la colonie. Mais, entre la prise en considération de certains faits et l'acceptation totale d'une exhérédation contre nature et illégale, il y a un espace que pouvait, que devait remplir une honorable transaction.

L'Etat belge avait un geste à faire, qu'il a timidement esquissé. Mon principal avocat n'a pas jugé cela suffisant. Le peuple belge, livré à lui-même, eût su mieux faire, comme il eût su noblement honorer la mémoire de Léopold II, s'il ne s'en était pas remis à ceux qui, jusqu'à ce jour, ont manqué à ce devoir, d'un cœur léger.

Supposons que la Belgique soit une personne vivante, douée d'honneur et de raison, soucieuse du jugement de l'Histoire et de l'estime universelle, maîtresse du milliard congolais et des autres milliards en puissance dans ce trésor colonial, se croirait-elle dégagée de toute obligation vis-à-vis des enfants malheureux du donateur de ces biens?

Assurément non.

S'il en était autrement, elle serait sans honneur, sans raison, cruellement cynique, et justement méprisée.

Tous les arrêts du monde ne pourront jamais rien là contre.

J'ai raisonné, je raisonne encore ainsi. Mais je n'étais pas seule, et mes avocats belges ont eu d'autres raisons que les miennes et qu'ils croyaient concluantes.

Si je n'ai pas réussi dans mes vues, j'ai eu, du moins, la consolation de voir qu'ils ne perdaient rien à ne pas réussir dans les leurs. Ma cause leur a porté chance. Ils sont devenus ministres à l'envi et, de toute façon, ils n'ont eu qu'à se louer de m'avoir défendue.

Mais donnons la parole aux textes: ils sont plus éloquents que je ne saurais l'être. Je ne veux qu'être sincère. Là, comme ailleurs, je dis toute ma pensée. Je ne farde ni n'arrange. Je me retiens seulement d'être trop vive. On peut me voir telle que je suis.

Je m'exprime de même façon que si j'étais devant le Roi. C'est lui, c'est son esprit, c'est son âme que je voudrais atteindre et convaincre dans l'invisible.

En tête de ces pages, j'ai écrit son nom demeuré cher à mon respect filial. Je n'ai pas su, pu, osé discuter, de son vivant, avec ce père trompé et abusé sur mon compte. J'en garde l'incessant regret.

*
*  *

Le 18 décembre 1909, le Moniteur belge publiait l'officielle communication suivante:

La Nation belge vient de perdre son Roi!

Fils d'un Souverain illustre dont la mémoire restera à tout jamais comme un symbole vénéré de la monarchie constitutionnelle, Léopold II, après quarante-quatre années de règne, succombe en pleine tâche, ayant, jusqu'à sa dernière heure, consacré le meilleur de sa vie et de ses forces à la grandeur et à la prospérité de la Patrie.

Devant les Chambres réunies, le 17 décembre 1865, le Roi prononçait ces paroles mémorables que, depuis lors, bien des fois l'on s'est plu à rappeler:

«Si je ne promets à la Belgique ni un grand règne, comme celui qui a fondé son indépendance, ni un grand Roi comme Celui que nous pleurons, je lui promets, du moins, un Roi belge de cœur et d'âme dont la vie entière lui appartient.»

Celle promesse sacrée, nous savons avec quelle puissante énergie elle fut tenue et dépassée.

La création de l'Etat africain, qui forme aujourd'hui la Colonie belge du Congo et qui fut l'œuvre personnelle du Roi, constitue un fait unique dans les annales de l'Histoire.

La postérité dira que ce furent un grand règne et un grand Roi.

La Patrie en deuil se doit d'honorer dignement Celui qui disparaît en laissant une telle œuvre.

Elle place tout son espoir dans le concours loyal et déjà si heureusement éprouvé du Prince appelé à présider désormais aux destinées de la Belgique.

Il saura s'inspirer des exemples illustres de Ceux qui furent, avec l'aide de la Providence, les Bienfaiteurs du Peuple belge.

Le Conseil des Ministres:

Le Ministre de l'Intérieur et de l'Agriculture: F. Schollaert.

Le Ministre de la Justice: Léon de Lantsheere.

Le Ministre des Affaires Etrangères: J. Davignon.

Le Ministre des Finances: J. Liebaert.

Le Ministre des Sciences et des Arts: Baron Descamps.

Le Ministre de l'Industrie et du Travail: Arm. Hubert.

Le Ministre des Travaux Publics: A. Delbeke.

Le Ministre des Chemins de Fer, Postes et Télégraphes: G. Helleputte.

Le Ministre de la Guerre: J. Hellebaut.

Le Ministre des Colonies: J. Renkin.

Des signataires de cette émouvante proclamation, certains ont disparu, certains sont toujours de ce monde.

A ceux qui ne sont plus et à ceux qui sont encore, je dis:

«Vous avez écrit et signé que la création de l'Etat africain fut l'œuvre personnelle du Roi. Donc, dans sa personne, vous avez compris l'homme, le chef de famille—et, par voie de conséquence, sa famille elle-même; ou bien le mot personnel n'a plus de sens… Et, en effet, soudain, il n'a plus eu de sens. Le Roi, devenu une entité sans attaches terrestres, a enrichi la Belgique, à l'exclusion de ses enfants déclarés inexistants.

«Vous avez écrit et signé que la Patrie en deuil se devait d'honorer dignement Celui qui disparaissait…

«Et comment, avec ou sans vous, l'a-t-on honoré?

«En continuant la fondation Niederfullbach et autres créations du génial bienfaiteur?

«Oh! nullement:

«On a liquidé, réalisé, détruit, abandonné ce qu'il avait conçu et ordonné. Je ne veux pas entrer dans le détail de ce qui s'est passé. Je ne veux pas descendre à la tristesse des dessous de Niederfullbach et autres œuvres du Roi, du jour où elles ont cessé d'être en ses mains. Je resterai sur le terrain de la faute morale qui me touche le plus.

«Onze ans après la mort du «grand Roi», où est le monument érigé à sa mémoire? Où en est le projet?

«Les Ostendais, qui lui doivent la fortune et la beauté de leur ville, n'ont pas même osé donner l'exemple de la reconnaissance. Ils ont craint d'indisposer les ingrats de Bruxelles, qui préfèrent le silence.

«Dois-je penser que Léopold II était trop grand et que son ombre gêne?»

Sa volonté à l'égard du Congo et à l'égard de ses héritières s'est affirmée dans trois documents qu'on trouvera ci-dessous:

Premièrement, celui-ci:

Lettre explicative du Roi, en date du 3 juin 1906, ayant forme testamentaire

(Annexe à la pièce no 46 du Recueil des Documents produits par l'Etat belge)

«J'ai entrepris, il y a plus de vingt ans, l'œuvre du Congo dans l'intérêt de la civilisation et pour le bien de la Belgique. C'est la réalisation de ce double but que j'ai entendu assurer en léguant en 1889 le Congo à mon pays.

«Pénétré des idées qui ont présidé à la fondation de l'Etat Indépendant et inspiré l'Acte de Berlin, je tiens à préciser, dans l'intérêt du but national que je poursuis, les volontés exprimées dans mon testament.

«Les titres de la Belgique à la possession du Congo relèvent de ma double initiative, des droits que j'ai su acquérir en Afrique et de l'usage que j'ai fait de ces droits en faveur de mon pays.

«Cette situation m'impose l'obligation de veiller d'une manière efficace, conformément à ma pensée initiale et constante, à ce que mon legs demeure pour l'avenir utile à la civilisation et à la Belgique.

«En conséquence, je définis les points suivants en parfaite harmonie avec mon immuable volonté d'assurer à ma patrie bien-aimée les fruits de «l'œuvre que, depuis de longues années, je poursuis dans le continent africain avec le concours généreux de beaucoup de Belges».

«En prenant possession de la souveraineté du Congo avec tous les biens, droits et avantages attachés à cette souveraineté, mon légataire assumera, comme il est juste et nécessaire, l'obligation de respecter tous les engagements de l'Etat légué vis-à-vis des tiers, et de respecter de même tous les acte par lesquels j'ai pourvu à l'attribution de terres aux indigènes, à la dotation d'œuvres philanthropiques ou religieuses; à la fondation du domaine national, ainsi qu'à l'obligation de ne diminuer par aucune mesure l'intégrité des revenus de ces diverses institutions, sans leur assurer en même temps une compensation équivalente. Je considère l'observation de ces prescriptions comme essentielle pour assurer à la souveraineté au Congo les ressources et la force indispensables à l'accomplissement de sa tâche.

«En me dépouillant volontairement du Congo et de ses biens en faveur de la Belgique, je dois, à moins de ne pas faire œuvre nationale, m'efforcer d'assurer à la Belgique la perpétuité des avantages que je lui lègue.

«Je tiens donc à bien déterminer que le legs du Congo fait à la Belgique devra toujours être maintenu par elle dans son intégrité. En conséquence, le territoire légué sera inaliénable dans les mêmes conditions que le territoire belge.

«Je n'hésite pas à spécifier expressément cette inaliénabilité, car je sais combien la valeur du Congo est considérable et j'ai, partant, la conviction que cette possession ne pourra jamais coûter de sacrifices durables aux citoyens belges.

«Fait à Bruxelles, le 3 juin 1906.

«Léopold

Nul de sincère ne niera, ayant lu cela, que le Roi parle du Congo comme d'une propriété privée dont il se «dépouille», et qu'il donne à la Belgique, ce qui est parfaitement son droit, de même que le droit de la Belgique est de recevoir ce présent royal.

Mais il n'y a pas de droit sans devoir.

Je ne demande pas s'il était ensuite du devoir de l'Etat belge de m'accabler, exilée, prisonnière, calomniée, méconnue; de me dénier la nationalité belge; de mettre sous séquestre un peu d'argent demeuré pour moi en Belgique.

Ceci, je l'ai dit, fut, je crois, l'effet fatal d'une mesure générale, mal interprétée, peut-être, par un fonctionnaire maladroit.

Je ne m'y arrête pas, et demande seulement si l'Etat belge attesterait, aujourd'hui, qu'il a rempli les conditions à lui imposées par son bienfaiteur, et notamment «l'obligation de respecter… l'intégrité du revenu des diverses institutions» instituées par le Roi en faveur du Congo.

Attendons une réponse, et arrivons aux testaments proprement dits.

Testament du Roi

(Document no 42)

«Ceci est mon testament.

«J'ai hérité de mes parents quinze millions; ces quinze millions, à travers bien des vicissitudes, je les ai toujours religieusement conservés.

«Je ne possède rien autre.

«Après ma mort, ces quinze millions deviennent la propriété légale de mes héritiers, et leur seront remis par mon exécuteur testamentaire, afin que mes héritiers se les partagent.

«Je veux mourir dans la religion catholique qui est la mienne; je ne veux pas qu'on fasse mon autopsie; je veux être enterré de grand matin sans aucune pompe.

«A part mon neveu Albert et ma maison, je défends qu'on suive ma dépouille.

«Que Dieu protège la Belgique et daigne dans sa bonté m'être miséricordieux.

«Bruxelles, le 20 novembre 1907.

«Signé: Léopold

On a beaucoup écrit sur ce testament. L'affirmation: «Je ne possède rien autre» que les quinze millions déclarés, a fait couler des flots d'encre.

Elle s'est trouvée d'elle-même sans fondement au décès du Roi, puisque, dans l'abondance de biens de toute sorte qu'on a trouvés, l'Etat belge n'a pu s'empêcher de qualifier d'incertains ou «litigieux» des titres et sommes qu'il n'a pas cru devoir s'attribuer, et qu'il a laissés à mes sœurs et à moi. Ces titres et sommes ont presque doublé la fortune indiquée pour nous par notre père.

Qu'on ne dise pas: «C'était considérable.» C'est vrai en soi. Mais il ne faut pas oublier que tout est relatif, et que, si j'explique ici une affaire de succession unique dans l'Histoire, ce n'est nullement par avidité d'héritage. C'est, j'y insiste, simplement pour défendre un principe de Droit, et éclairer dans la mesure de mes faibles moyens un débat d'intérêt général, embrouillé et obscurci à plaisir.

Le second testament, reproduit ci-dessous, ne fait que préciser l'intention du premier:

Autre testament du Roi

(Document no 49)

«18 octobre 1908.

«J'ai hérité de ma mère et de mon père quinze millions.

«Je les laisse à mes enfants pour qu'ils se les partagent.

«Par mes fonctions, par la confiance de diverses personnes, de fortes sommes ont à certaines époques passé par mes mains, mais sans m'appartenir.

«Je ne possède que les quinze millions mentionnés ci-dessus.

«Laeken, 18 octobre 1908.

«Signé: Léopold

Dans cette pièce, le Roi ne dit plus des quinze millions qu'il les conserva toujours «religieusement». On a beaucoup écrit aussi là-dessus, car, d'autre part, et bien souvent, le Roi a déclaré de la façon la plus formelle qu'il engagea, non seulement toute sa fortune, mais encore celle de sa sœur, ma tante l'Impératrice Charlotte, dans l'entreprise congolaise.

Il pouvait tout perdre; la Belgique aurait-elle indemnisé ses enfants à sa mort? Certainement non. Heureusement, la Belgique a tout gagné.

Est-il logique que les enfants du Roi lui soient indifférents?

Pour en finir avec les quinze millions, un seul fait, que je ne peux absolument passer sous silence, suffirait à infirmer la déclaration si caractéristique du Roi, si n'étaient déjà les trouvailles faites à sa mort.

Sur ce fait bien connu, chacun devine d'avance ce que je pourrais dire…

Il ne saurait me convenir de m'étendre là-dessus. La vieillesse est excusable dans ses égarements, et une soixantaine de millions qui s'évadent, ici-bas, trouvent bien des complicités.

Mais, vraiment, qui trompe-t-on, et de qui s'est-on joué? Les airs de vertu sont étrangement de circonstance, chez certains qui prêtèrent la main à un étonnant favoritisme, au détriment des héritières naturelles du Roi.

Oublions cela, cependant. Ne retenons que le fait matériel, qui établit que le Roi a voulu déshériter ses filles.

Etait-ce, en droit et en morale, à la Belgique à s'associer à cette erreur et à cette illégalité?

N'avait-elle pas une autre conduite à tenir à mon égard et à celui de mes sœurs?

Je le demande au Roi, comme s'il était là, dans l'entière possession de ses facultés, au Roi, éclairé par la Mort.

Je le demande aux braves gens, mes compatriotes.

Je le demande aux Juristes du monde entier.

Je le demande à l'Histoire.

Laissons de côté les milliards de l'avenir et les centaines de millions du passé.

J'ai renoncé aux espérances et aux légendes, d'autant plus aisément que personne moins que moi ne tient à l'argent. J'aurais voulu faire des heureux, favoriser de belles œuvres, créer d'utiles fondations. Dieu connaît tous mes rêves. Il a décidé qu'ils ne seraient pas exaucés. Je me suis résignée.

Je n'ai plus souhaité que défendre un principe, et obtenir, pour moi, un minimum de possibilités d'existence libre et honorable, conforme à mon rang.

Mon action en justice était-elle donc injustifiée?

Qu'établissent les documents qu'il est aisé de consulter, et que je ne saurais reproduire ici sans donner à ces pages un caractère différent de celui que j'ai voulu leur donner, pour passer sans s'appesantir?

Les documents prouvent que la fortune personnelle du Roi atteignait un minimum de deux cents millions, à l'époque de sa dernière maladie.

Au décès du Souverain, cette fortune s'est, en majeure partie, volatilisée. Mes sœurs et moi, nous avons eu douze millions chacune, en chiffre rond.

Mais le reste?

On nous a dit, et on m'a dit à moi spécialement:

—Quoi? Vous vous plaignez? Vous ne deviez avoir que cinq millions, aux termes du testament paternel. Vous en avez douze, et vous n'êtes pas satisfaite? Vous plaidez! Vous accusez! Vous récriminez! Vous serez donc toujours en guerre contre quelqu'un?»

Je n'ai été en guerre contre personne, nommément, dans cette affaire. J'ai simplement soutenu le droit, en m'imaginant que c'était mon devoir.

L'Etat, juge et partie, m'a répondu, par de beaux arrêts, que j'avais tort.

Accepterait-il de soumettre ses jugements à un tribunal arbitral, formé de juristes de pays amis de la Belgique?

Je renonce d'avance aux bénéfices de leur décision, si elle est en ma faveur.

Accepterait-il une enquête, par leurs soins, sur la fortune réelle et personnelle du Roi à sa mort, et sur ce qu'elle est devenue?

Je suis fixée d'avance. Ces questions indiscrètes ne trouveront qu'un silence profond.

Ce qui me console dans mon infortune, c'est de savoir que les hommes de confiance du Roi se sont enrichis à son service. Si mon père n'a voulu laisser que quinze millions, j'ai la certitude qu'ils pourront en laisser beaucoup plus.

J'en suis heureuse pour eux, parce que je trouve naturel que le mérite, la valeur, la conscience, la fidélité trouvent, ici-bas, des récompenses matérielles.

Je ne déplore qu'une chose, qui tient à la nature humaine: l'argent, hélas! ne la rend pas meilleure. Il durcit les cœurs.

Comment de fidèles serviteurs du Roi et de ma famille peuvent-ils être à leur aise dans des palais, ou des demeures tout aussi confortables, lorsque j'en suis réduite à vivre comme je suis obligée de vivre, incertaine, chaque jour, du lendemain, quoique prise entre deux fortunes: celle que j'aurais dû avoir, celle que je peux avoir encore?

On me dit qu'au lieu de me plaindre, je pourrais continuer de me défendre, et qu'il ne sert à rien de gémir sur l'injustice des hommes.

Je n'ignore pas qu'il suffirait que, demain, j'attaque devant la justice française la Société des Sites, et les biens français que, par personnes interposées, le Roi a fait passer à la Belgique, pour qu'une justice, qui est une justice, condamne une société fictive, n'en déplaise au notaire parisien et aux serviteurs de ma famille, qui prêtèrent leur nom en la circonstance. La loi est la loi pour tout le monde, en France, et, lorsque la Société des Sites fut fondée à Paris, elle le fut au mépris le plus criant de la légalité française.

Je n'ignore pas non plus que la loi allemande condamnerait ce qui s'est fait, entre l'Etat belge et les administrateurs de Niederfullbach, si j'attaquais ceux-ci devant la justice germanique, ainsi que je pourrais le faire. Les deux Allemands qui comptaient au nombre de ces administrateurs ont tellement senti le danger qu'ils couraient, ayant leurs biens et leur situation en Allemagne, qu'en prévision de revendications périlleuses pour eux, ils se sont fait couvrir par l'Etat belge, dans «l'arrangement» qu'ils acceptèrent, et qui dépouilla mes sœurs et moi de sommes considérables.

Je n'ignore pas, enfin, que la donation royale de 1901 est attaquable, même en Belgique, en se basant sur la matérialité de l'erreur commise sur la question de la quotité disponible.

Mais, en vérité, il m'est pénible de réfléchir à cela, et d'entrer dans des détails de ce genre. Je les donne seulement pour que l'on sache que j'ai résisté et que je résiste encore à mes Conseils, assurant que, si je n'ai pas trouvé de justice en Belgique, j'en trouverai ailleurs.

A dire vrai, j'ai cruellement souffert, et je souffre cruellement des débats auxquels j'ai été entraînée.

Lorsque je relis, parfois, les plaidoiries des avocats de grand talent, qui me défendirent ou qui m'attaquèrent, lors du procès de la Succession du Roi, une sorte de vertige me prend. Devant tant de mots, de raisons pour et contre, je sens bien qu'ici-bas, on peut tout attendre des hommes, sauf l'équité.

Bien plus, c'est une stupeur pour moi, de penser que trois de mes avocats sont ministres ou viennent de l'être, quand j'écris ces pages. Je n'ai qu'à reprendre leurs plaidoiries pour entendre le cri de leur conscience proclamer mon droit, accuser l'Etat, qu'ils incarnent aujourd'hui, de collusion, de fraude, en un mot, d'inqualifiables procédés.

Ils ne se souviennent donc pas de ce qu'ils dirent, écrivirent, publièrent? Je prête en vain l'oreille de leur côté… Rien, plus un mot. Je suis morte pour eux.

Je suis malheureuse. Ils le savent, et ils se taisent.

Pas un n'a une pensée, un souvenir pour moi, qui leur ai fait confiance. Ils sont au Pouvoir, et je suis dans la misère; ils sont dans leur patrie, et je suis exilée; ils sont des hommes, et je suis une femme. O pauvreté de l'âme humaine!

Je songe encore à tout ce qui a été dit et écrit contre moi, dans le pays qui m'a vue naître, et pour lequel j'ai été sacrifiée. Que d'erreurs! Que d'exagérations, de passions, de partis pris, d'ignorances! Et pourtant, pris individuellement, ceux qui médisent, ceux qui attaquent sont de braves gens, de bonnes gens. Et ils déchirent des cœurs! Ne savent-ils donc ce qu'ils font?

La Belgique n'a-t-elle donc point de conscience? Si grande aujourd'hui devant le monde entier, se peut-il qu'elle s'expose à la diminution morale, dont la menace l'Histoire, examinant de près le Procès de la Succession du Roi, et ses suites pour moi? Peut-elle posséder en paix ce qui fut injustement acquis par elle? A tout le moins, trop âprement saisi.

L'Histoire trouvera, comme je les retrouve, entre autres paroles ineffaçables, le discours que prononça, au Sénat, M. de Lantsheere, Ministre d'Etat, à propos de la donation royale de 1901, dont, d'abord, instinctivement, tout ce qu'il y avait de meilleur dans l'âme belge sentait l'inacceptable.

Ces paroles, je les reproduis ici en finissant, et je les livre aux méditations des honnêtes gens.

Voici comment parla M. de Lantsheere, au Sénat belge, le 3 décembre 1901, pour combattre l'acceptation par la Chambre des Représentants, de la donation du Congo, et de tout ce qui, au privé, avait pu enrichir le Roi:

«J'entends demeurer fidèle à un principe dont le Roi Léopold Ier ne s'est jamais départi, et que j'ai défendu, il y a vingt-six ans, avec M. Malou, avec M. Beernaert et avec M. Delcour, membres du Cabinet, dont j'avais l'honneur de faire partie, avec MM. Hubert Dolez, d'Anethan et Nothomb, principe que d'autres avant moi, comme d'autres après moi, ont défendu également. Ce principe, qu'il était réservé au projet de loi actuel de déserter pour la première fois, peut se formuler en deux mots: «Le Droit commun est l'indispensable appui du patrimoine royal»… Le projet froisse la justice… Deux des princesses royales se sont mariées. De ces mariages sont nés des enfants. Voilà des familles constituées. Ces enfants se sont mariés à leur tour et ont constitué de nouvelles familles. Ces familles ont pu très légitimement compter que rien ne viendrait restreindre, à leur détriment, la part héréditaire légitime, que le Code déclare indisponible, au profit des descendants… Si, par une aberration dont vous donneriez le premier exemple… vous ne respectez pas les pactes sur lesquels se sont fondées les familles, il n'y aura qu'une voix en Belgique pour maudire ces domaines qui auront enrichi la nation des dépouilles des enfants du Roi… Ne pensez-vous pas qu'il soit mauvais que la Royauté puisse être exposée au soupçon de vouloir, sous le couvert décevant d'une grande libéralité au pays, se ménager les moyens, sinon d'exhéréder ses descendants, du moins de les dépouiller au delà de ce que permettent non seulement les lois, mais aussi la raison et l'équité? Je me permets de croire que ceux-là servent mieux les intérêts vrais de la royauté qui demandent qu'elle demeure soumise aux lois et respectueuse du droit commun, que ceux qui lui font le présent funeste d'une autorité sans limites. J'ignore évidemment si jamais ces arrière-pensées pénétreront dans l'esprit de Sa Majesté; vous ignorez si elles n'y entreront point; mais je sais que les volontés de l'homme sont changeantes et que les lois sont faites pour demeurer au-dessus de leurs atteintes… S'il doit se faire que, au moment du décès du Roi, le disponible était entamé, vous n'auriez pas le courage de porter la main sur ce patrimoine; pourquoi vous forger des armes dont, le moment venu, vous rougiriez de vous servir? Ainsi se révèle, une fois de plus, Messieurs, l'inutilité du projet, en même temps que son caractère profondément odieux autant que dangereux… c'est une monstruosité juridique… Il ne se trouvera pas… dans tout le royaume de Belgique, si pauvre fille qui n'ait dans la succession de son père des droits plus étendus que n'en auront les filles du Roi dans la succession de leur père…»

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