Autour des trônes que j'ai vu tomber
VI
MON MARIAGE & LA COUR D'AUTRICHE
DES FIANÇAILLES AU LENDEMAIN DES ÉPOUSAILLES
Quand on décida que je serais mariée, je venais à peine d'avoir quinze ans.
Je fus promise officiellement au prince Philippe de Saxe-Cobourg-Gotha, le 25 mars 1874. Le 18 février, j'étais entrée dans ma seizième année.
Mon fiancé montrait de la persévérance. Deux fois déjà, il m'avait demandée. Sa première démarche remontait à deux années. Le Roi lui avait répondu de voyager. Il avait fait le tour du monde. Puis, il était revenu à la charge. De nouveau, on l'avait prié d'attendre.
M'épouser était chez lui une idée fixe. Quelle sorte d'amour l'inspirait? S'était-il épris de la grâce de ma chaste jeunesse, ou la notion précise de la situation du Roi et de l'avenir de ses entreprises enflammait-elle d'un feu positif le cœur d'un homme épris des réalités d'ici-bas?
Les fiançailles faites, les deux familles intéressées et, plus spécialement, la Reine, d'une part, et la princesse Clémentine, de l'autre, arrêtèrent que mon mariage ne serait célébré que douze mois plus tard.
J'étais si jeune!
Mon fiancé avait quatorze ans de plus que moi. Quatorze ans, ce n'est peut-être pas énorme entre une jeune fille de 25 ans et un homme de 39; c'est beaucoup, entre une innocente de 17 ans et un amoureux de 31.
Je l'avais entrevu, parfois, au cours de ses rapides passages à Bruxelles. Nous nous étions dit des choses insignifiantes, comme un homme de son âge pouvait en dire à une enfant du mien, et en écouter d'elle. Mais il me semblait le bien connaître, et depuis toujours. Nous étions cousins issus de germains. Première difficulté d'ailleurs: il fallait l'autorisation de Rome, pour nous marier. On la demanda et on l'eut. C'est d'usage.
Mon fiancé me laissa à mes études qu'il convenait de parachever, pour faire une entrée réussie dans un monde étranger. Et quel monde! La cour la plus vraiment cour de l'univers. L'ombre de Charles-Quint et l'ombre de Marie-Thérèse; la solennité espagnole, mêlée à la discipline allemande; un empereur que ses malheurs militaires avaient grandi plus que diminué, tellement il portait bien l'infortune; une impératrice, souveraine entre les souveraines par d'incontestables perfections. Autour d'eux, la nuée des archiducs et archiduchesses, des princes, ducs et gentilshommes les plus titrés de la terre.
C'était fort impressionnant pour une princesse belge, qui ne regrettait pas ses robes courtes, parce qu'on ne les regrette jamais quand la mode est aux robes longues, mais qui était encore bien étonnée de se voir habillée en jeune fille.
Cependant, je ne m'embarrassais ni ne m'effrayais de rien, considérant toutes choses à travers les fiançailles et le fiancé.
J'aurais épousé celui-ci, dès le jour que j'eus la première bague, si on m'en avait priée. Je veux dire que je serais allée devant le Bourgmestre et le Cardinal, avec la même candeur qu'un an plus tard.
Saine et pure, élevée en bel équilibre de santé physique et morale par les soins d'une mère incomparable, privée, par mon rang, des amies plus ou moins éveillées qui font des confidences, je me donnais de tout l'élan d'une confiance éthérée au mariage prochain, sans me douter exactement de ce que cela pouvait être. Je n'étais plus sur la planète terre; je créais un astre où mon fiancé et moi, nous allions vivre dans une atmosphère de félicité. L'homme qui serait mon compagnon sur la route enchantée de cette vie dans l'azur, me semblait beau, loyal, généreux, virginal comme moi.
Venues plus tard les heures de mon martyre, et des débats scandaleux où l'intimité de mon cœur fut livrée aux fauves du prétoire, il s'en est trouvé qui ont fait état de mes lettres de fiancée. Elles témoignaient beaucoup d'amour. J'écrivais à l'élu de mes parents et de mes illusions, comme j'aurais écrit à un Archange appelé à m'épouser. Je le parais de la beauté de mes désirs; je le transfigurais.
Les fauves en ont effrontément déduit que j'étais une créature d'incohérence et de duplicité.
Je le demande aux femmes: entre l'amour que nous concevons et celui qui se présente, n'y a-t-il pas bien souvent un abîme?
J'ai été coupable, criminelle, infâme de rouler dans cet abîme. Telle est l'humaine vérité.
Pourquoi ma mère si bonne, pourquoi le Roi si expérimenté, voulurent-ils ce mariage, malgré la disproportion d'âge et le peu de titres que présentait mon fiancé à l'admiration universelle, en dehors de ses titres nobiliaires?
Premièrement, sa mère, justement aimée et respectée, plaidait pour lui. Elle mettait sur sa personne quelque chose de ses mérites.
Secondement, le prince Frédéric de Hohenzollern avait exprimé l'intention de me demander en mariage. Le Roi et la Reine, avertis, ne tenaient pas, pour des raisons de tout ordre, à se rapprocher davantage de la maison de Berlin. D'autres prétendants, plus ou moins opportuns, pouvaient survenir. Donc, afin de couper court, je serais fiancée comme je le fus.
La Reine, d'ailleurs, se félicitait d'envoyer sa fille aînée à cette cour de Vienne où elle avait brillé. Elle y demeurait influente. J'en bénéficierais. Elle était encore plus satisfaite de songer que, par le majorat des Cobourg, en Hongrie, j'aurais des attaches solides, dans ce beau pays cher à son souvenir, et qu'elle y pourrait souvent rejoindre sa fille, peut-être même s'y retirer, car elle prévoyait un avenir de plus en plus difficile.
Mon fiancé reparut. Un an passe vite. La date du mariage approchait. Je connus les fleurs de rhétorique et les fleurs de serre d'une cour quotidienne. Et je me demandais pourquoi jamais la Reine ne nous laissait seuls, l'Archange et moi.
Mon fiancé parlait de ses voyages. Il en avait rapporté de singulières collections. Mais je ne les connus que par la suite. Il parlait aussi de ses plans d'avenir, des nombreuses propriétés des Cobourg, etc… Je m'abandonnais à de douces espérances, et répondais en disant les splendeurs de mon trousseau, enrichi des dons féeriques de la Belgique, dentelière et brodeuse sans seconde.
Enfin, j'essayai la robe blanche symbolique, sous le voile céleste, chef-d'œuvre en dentelle de Bruxelles, et je fus reconnue apte à manœuvrer une traîne, et à faire des révérences aussi bien que la plus souple des Demoiselles de Saint-Cyr.
Comblée de bijoux, je planais de plus en plus haut, encensée d'hommages, de félicitations et de vœux, sans voir que mon fiancé était d'un an moins jeune, et que j'avais grandi et pris une espèce de personnalité enfermée dans ses rêves et ses imaginations.
On m'exaltait sur tous les tons, en vers et en prose, avec ou sans musique, et il paraît que j'étais «une fleur de beauté irradiante». Je m'en tiendrai à cette citation.
De mon mari, on dut aussi célébrer le maintien, la noblesse, et autres prestiges. Je sais qu'il avait revêtu son uniforme militaire hongrois, et que nous reçûmes le Bourgmestre de Bruxelles, le célèbre M. Anspach, qui vint nous unir civilement au palais, le 4 février 1875. Puis ce fut en grand apparat que nous comparûmes devant le Cardinal Primat de Belgique.
Un autel était dressé dans la vaste salle attenant à la salle de bal. Je passe sur la décoration. Les chants et les prières me retenaient au ciel, et je n'oubliais pas, pourtant, que je servais de point de mire à l'assistance. Si ce n'était pas un parterre de rois, c'était un parterre de princes. A défaut des souverains, que leur grandeur retient attachés au rivage, il y avait là tout ce qui comptait sur les degrés des trônes: le prince de Galles, le kronprinz Frédéric, l'archiduc Joseph, le duc d'Aumale, le duc de Saxe-Cobourg, enfin une tranche énorme du Gotha.
Si j'entrais dans le détail d'une cérémonie de cet ordre, je n'en finirais pas. Mais rien n'offre moins d'attrait, à mon sens. Je suis toujours surprise quand, ouvrant parfois un roman moderne, je constate la peine que prennent des gens de talent pour décrire les somptuosités rituelles des unions terrestres.
Je n'en sais qu'une de hors de pair dans ce genre: celle de la Belle au Bois Dormant. Heureuse Belle, qui fut endormie avec sa cour juste au moment, je crois, d'un mariage qui ne lui aurait pas réussi.
Mais où sont les fées du temps où les bêtes parlaient?
Les fées se sont évanouies, et les bêtes ne parlent plus, sauf en nous-mêmes, et ce qu'elles disent n'a rien des jolis discours des fables et des contes. Ce sont de laides réalités.
J'ai pris par le plus long, mais, quoi qu'il m'en coûte, il faut que j'arrive à dire des choses qui n'ont jamais été dites, et qui expliquent le fond du fond du drame de ma vie.
On en a bien murmuré quelque chose, jadis, mais je ne m'arrête pas aux racontars obscurs qui, alors, égayèrent plus qu'ils n'attristèrent Bruxelles et la cour.
Je ne suis pas, je le sais, la première créature qui, après avoir vécu le temps des fiançailles dans le bleu, est brusquement, un soir, précipitée à terre, se relève meurtrie, et s'enfuit en pleurant.
Je ne suis pas la première qui, victime d'une excessive réserve, basée, peut-être, sur l'espoir que la délicatesse du mari et la maternelle nature se trouveront d'accord pour tout arranger, n'apprend rien, d'une mère, de ce qu'il faut entendre lorsque sonne l'heure du berger.
Toujours est-il que, venue à l'issue de la soirée du mariage au château de Laeken, et tandis que tout Bruxelles dansait aux lumières intérieures et extérieures des joies nationales, je tombai du ciel sur un lit de rocs tapissés d'épines. Psyché, plus coupable, fut mieux traitée.
Le jour allait à peine paraître que, profitant d'un moment où j'étais seule dans la chambre nuptiale, je m'enfuis à travers le parc, les pieds nus dans des pantoufles, vêtue d'un manteau jeté sur mon costume de nuit, et j'allai cacher ma honte dans l'Orangerie. Je trouvai un refuge au milieu des camélias, et je dis à leur blancheur, leur fraîcheur, leur parfum, leur pureté, à tout ce qu'ils étaient de doux et de caressant dans la serre éclairée par une aube d'hiver, et d'une tiédeur, un silence, une beauté qui me rendaient un peu mes paradis perdus, je dis mon désespoir et ma souffrance.
Une sentinelle avait vu passer une forme grise qui se hâtait vers l'Orangerie. Elle s'approcha et, prêtant l'oreille, reconnut ma voix. Elle courut au château. On ne savait pas ce que j'avais pu devenir. Déjà, l'alarme était donnée discrètement. Un guide monta à cheval et courut à Bruxelles. Le téléphone n'était pas inventé.
La Reine ne tarda pas à paraître. Dans quel état, mon Dieu! Et moi-même, revenue dans mon appartement sans vouloir me laisser approcher de qui que ce fût d'autre que mes femmes, j'étais plus morte que vive.
Ma mère se tint près de moi longuement. Elle fut aussi maternelle qu'elle pouvait l'être. Il n'est point de douleur qui, dans ses bras et à sa voix, ne se serait calmée. Je l'écoutais me gronder, me cajoler, me parler de devoirs que je devais comprendre.
Je n'osais objecter qu'ils étaient bien différents de ceux que j'avais conçus.
Je finis par promettre d'essayer de me dominer, d'être plus sage et, comme elle le disait, moins enfant.
J'avais dix-sept ans, à peine commencés; mon mari achevait sa trente-et-unième année. J'allais être son bien et sa chose. On vit, hélas! ce qu'il fit de moi!