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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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XV

LE DRAME DE MA CAPTIVITÉ ET MON EXISTENCE DE PRISONNIÈRE

LE DÉBUT DU SUPPLICE

Mes malheurs, hélas! sont connus du public de tous les pays. Mais ce n'est pas sur moi qu'ils pèsent le plus.

La calomnie et la persécution, servis par des moyens puissants, ont eu beau multiplier leurs coups, une vérité, au moins, s'est fait jour:

Je ne fus point, je ne suis pas folle, et ceux qui ont voulu que je le fusse en ont été pour leur honte, et, je l'espère, leur remords.

—Cependant, a-t-on dit, la Princesse est étrange.

D'autres, mieux informés, ont précisé:

—Elle est faible d'esprit.

Pas même, s'il plaît à Dieu!

On objecte mes «dépenses», mes «prodigalités», mes «dettes», et mon «abandon à mon entourage de mes intérêts et de ma volonté».

Raisonnons, en passant, ces «étrangetés» et ces «faiblesses».

Il est parfaitement exact qu'à certains moments, j'ai fait des dépenses exagérées. J'ai dit et je répète que c'était un moyen de me revancher des contraintes et petitesses d'une avarice oppressive.

Certaine, ainsi que je l'ai indiqué, que dans l'ordre naturel des choses, une fortune considérable devait me revenir, j'ai cédé aux offres, pour ne pas dire aux assauts de la tentation.

On a parlé de sommes fantastiques. Je calcule que je n'ai pas dépensé dix millions depuis 1897, époque du début déclaré de mon effort de libération.

On a donné des chiffres supérieurs, mais il faut faire la part des exagérations des spéculateurs et usuriers qui sont venus, envoyés souvent par mes ennemis, pour servir leur thèse, et témoigner de mes «folies», après m'avoir doucereusement vendu des crocodiles empaillés.

On connaît l'histoire édifiante de ce créancier allemand soutenant, à Bruxelles, devant les arbitres chargés de payer mes dettes sur des fonds provenant de la succession du Roi, une réclamation de sept millions de marks ramenés à zéro après enquête et vérification de ce qu'il prêta réellement et reçut par la suite.

Si je m'abaissais à écrire l'histoire des manœuvres de toute sorte, imaginées contre mon indépendance, et tendant à me rejeter dans l'impossibilité d'être et d'agir, on dirait: «Ce n'est pas possible; c'est du roman!»

Les romans les plus invraisemblables, on ne les publie jamais. La vie seule se charge de les faire.

Qu'on veuille bien réfléchir; je devais opter: ou l'esclavage, ou l'emprisonnement parmi les fous; ou bien la fuite et, par elle, la défense.

J'ai fui et je me suis défendue. Mais alors, afin de me reprendre et de m'abattre, oh m'a d'abord réduite à la portion congrue, puis on m'a coupé les vivres.

J'avais perdu la meilleure des mères; le Roi, trompé, irrité du reste, parce que, plus politique que je ne l'étais, il mettait, en ce qui me concerne, les apparences de la correction au-dessus des réalités de la conscience, le Roi se désintéressait du sort cruel fait à sa fille aînée.

Dès mon internement, mes sœurs et le reste de ma famille avaient eu plus d'une raison de se régler sur le Roi. Je me vis donc oubliée des miens, qui commettaient cette faute de négliger, pendant des années, de m'aller voir dans ma maison de santé.

Ou j'étais malade, ou je ne l'étais pas! Et m'abandonner, c'était laisser voir que je ne l'étais pas…

La presse finit par s'indigner. Alors, on vint. Oh! bien rarement. C'était si pénible et si embarrassant—pas pour moi!

Quand je m'évadai, la pitié affectée fit place à une colère sincère…

Il fallait pourtant que je vive et que je reconnaisse dans la mesure du possible les services qui m'étaient rendus. Enfin, je fus obligée de plaider. Nouveau crime.

Ah! ce n'est pas de m'être révoltée contre un mari et contre un mariage devenus impossibles, qu'on m'en a voulu… Serais-je par hasard la première?… C'est d'avoir montré cet esprit déplorable que le monde ne pardonne guère: l'esprit combatif, l'esprit de résistance.

Une femme qui se défend—mal, je le veux bien; les arcanes de la procédure et les dessous des affaires m'ont toujours échappé—mais qui se défend tout de même, infatigablement, pour le principe, pour l'honneur, pour le droit, cette femme est détestable. Elle veut avoir raison, contre les autorités établies; elle fait scandale. Elle crie: «Je ne suis pas folle!» Elle crie: «On m'a volée!» C'est une peste!

Ordinairement, les gens bien élevés qu'on enferme et qu'on dépouille ne font pas tant de bruit. Quoi! Une Altesse, une fille de Roi, une femme de Prince qui ne veut être ni démente, ni dupe!

Si elle avait en quoi que ce soit de la mesure, elle ne ferait point parler d'elle. Elle serait encore sous les tilleuls de Lindenhof; et puisqu'elle veut écrire, elle écrirait un livre à la gloire de la justice humaine, en Belgique et ailleurs.

Grand merci! J'ai ma conscience pour moi. Je n'en démordrai pas. Je peux mourir, méconnue, diffamée, dépouillée: mon ultime parole sera pour protester.

Ce qu'on me reproche serait à refaire, je le referais. Je n'ai nulle honte de mes «prodigalités» passées.

Grâce à Dieu, mes «victimes» sont toujours rentrées dans leur argent, avantageusement pour elles.

Je m'estimerais déshonorée si j'avais fait perdre quoi que ce soit de vraiment dû à qui que ce soit. Même les crocodiles, qui n'étaient pas de l'époque antédiluvienne, et par trop démesurés, je ne les ai pas reniés.

Cela dit de mes dépenses, arrivons à ce prétendu abandon de ma fortune et de ma volonté à mon entourage.

Qu'on ne s'y trompe pas: la diffamation a visé une seule personne, toujours la même, celle à laquelle j'ai voué ma vie comme elle me voua la sienne. Ses ennemis lui ont prêté les mobiles dont ils étaient animés. Ils n'ont pas voulu voir, ils ont nié qu'elle fût, par sa grandeur d'âme, au-dessus des misérables calculs de l'intérêt. En vain elle a jeté dans le gouffre creusé sous nos pas tout ce qu'elle était, tout ce qu'elle avait, tout ce qu'elle pouvait avoir. Ce sublime renoncement, la haine l'a étouffé sous ses hideuses inventions.

O noble ami, que n'a-t-elle pas dit de vous, la bête hurlante et monstrueuse?

Sans doute, pas plus que moi, vous n'étiez de taille à lutter contre les financiers qui dupent, les gens de loi qui trompent, les amis qui trahissent. Mais prétendre de vous, ou de n'importe qui, que l'on a pesé sur ma volonté, égaré mes pas, faussé mes actes… Ah! c'est absurde encore plus qu'infâme.

Comment! J'aurais eu, j'aurais toujours une force de résistance qui a tout sacrifié à un idéal d'honneur et de liberté, et je serais, hors de cela, une poupée dont on joue, une girouette au vent!

Toute de conscience pour l'essentiel de la dignité humaine, je serais l'inconscience en personne pour ce qui est secondaire?

N'est-ce pas insensé!

Mais laissons cela, et résumons, en les éclairant de lueurs nouvelles, les incroyables attentats d'une haine que rien n'a pu désarmer, jusqu'au jour où une autre justice que celle des hommes, jetant bas d'un tournemain des trônes indignement occupés, m'a sauvée des persécutions dont j'étais l'objet.

A la veille même de leur chute, la monarchie allemande et la monarchie austro-hongroise se croyaient encore tout permis. Les iniquités dont j'ai souffert ne sont qu'un exemple de ce qu'elles osaient faire. Que de crimes, à leur actif, demeurés ignorés! Et quelle corruption à leur contact!

On sait le début des intrigues où j'ai succombé.

J'étais à Nice avec ma fille. Celle-ci, mon espoir et ma consolation, me fut enlevée, comme je l'ai dit, par son fiancé liant partie avec le Prince de Cobourg, au mépris de la parole qu'il m'avait donnée.

Le Prince sentait que j'allais lui échapper définitivement, et, avec moi, la fortune à venir du Roi.

Je divorcerais, pensait-il; je me remarierais.

Divorcer, j'y songeais. Il a bien fallu y venir plus tard. Mais si je ne pouvais m'empêcher de me libérer de ce qui fut promis à un homme, quand, de lui-même, il avait détruit les raisons qui avaient été la base du serment prononcé, j'hésitais à me libérer de ce qui fut juré à Dieu, invisible et muet et qui ne corrompt, ni ne trompe, ni ne persécute.

L'indissolubilité du mariage est une chose; la dissolubilité des liens de la chair en est une autre. Plus j'ai vécu, plus j'ai pensé que le divorce est un fléau. Il faudrait avoir le courage d'admettre que les cas individuels ne sont rien; seul compte l'intérêt de la collectivité. Tant vaut le mariage, tant vaut la société. On a fait du mariage quelque chose de fragile, la société tombe en morceaux. L'Eglise a donc raison. Mais qui de nous ne chancelle et ne méconnaît que la règle divine est essentiellement une règle humaine?

Le comte venait de recevoir, à Nice, les témoins du Prince de Cobourg que la cour de François-Joseph avait décidé à ce cartel. Le duel mit en présence les deux adversaires, à Vienne, au manège de cavalerie, en février 1898. Le lieutenant tira par deux fois en l'air et, par deux fois, le général tira sur le lieutenant. On passa au sabre. Le lieutenant continua de ménager le général, et le toucha d'un coup léger à la main droite.

Il renforça ainsi les sentiments que le Prince pouvait avoir à son égard. Trois semaines plus tard, on l'impliqua dans cette abominable histoire de fausses lettres de change, inventée de toutes pièces, et dont le Reichsrat, par la suite, devait faire bonne justice.

Le jugement—inouï!—qui prétendit déshonorer le plus noble des hommes n'eût pu être prononcé, si mon témoignage avait été retenu.

Mais on s'empressa de m'enfermer. Ma déposition fut étouffée, et le Comte, condamné!

Un homme vit encore, silencieux et caché, et qui, si je calcule bien, a soixante-quinze ans révolus, quand j'écris ces lignes qu'il pourra lire, si elles voient le jour avant qu'il disparaisse de ce monde.

Dans l'instant où mon souvenir l'évoque au seuil des maisons de fous où sa haine me jeta, au seuil des prisons où elle fit enfermer le comte Geza Mattachich, qu'il sache que ses victimes lui ont pardonné.

Elles pourraient, aujourd'hui, lui demander des comptes devant la justice autrichienne, affranchie des contraintes d'antan. Elles l'épargnent. Que le juge Celui qui nous jugera tous.

Je ne sais même plus quels furent les instruments de sa vengeance.

On m'a montré, dans Vienne, il n'y a pas longtemps, un pauvre être, aux trois quarts aveugle, penché vers le tombeau, et l'on a murmuré à mon oreille le nom de l'avocat juif, réprouvé par tout ce qui est estimable dans Israël, en Autriche, et qui fut l'agent, l'instigateur, le conseil de l'implacable fureur acharnée à ma perte.

J'ai détourné les yeux en pensant que ce même personnage, obstiné dans son système de rigueurs policières au service de l'abus de pouvoir, avait armé le bras de la femme qui tua mon fils…

Et bouleversée, je me suis demandée:

—Ont-ils compris?

Oui, peut-être. Ils ne sont plus, sans doute, ce qu'ils étaient. La vie aussi a dû les changer.

Peuvent-ils, sans angoisse de demain, se remémorer hier?

Candides, nous avions pris la fuite devant eux. Je m'imaginais trop vite qu'ils pouvaient nous faire arrêter! Je croyais sur parole des émissaires à la solde du Prince. Nous étions en France, où je ne risquais rien. Je voulus partir pour l'Angleterre, et demander aide et protection à la Reine Victoria, qui m'avait donné tant de marques d'affection.

Ma fidèle dame d'honneur, la comtesse Fugger, partageait mes craintes et mes voyages précipités.

A peine à Londres, nous recevons de mystérieux avis de prétendus amis: il faut repartir sur l'heure, ou nous sommes perdus, le comte et moi… Et nous repartons, sans que je cherche à rejoindre la Reine, avec qui nous venions de nous croiser, car, au même moment, elle se dirigeait vers le Midi de la France.

Nous n'étions pas faits pour être des criminels. Ils sont plus résistants.

Traqués par notre propre imagination trop crédule, nous pensâmes alors à trouver un asile près de la mère du Comte, au château de Lobor.

On n'a jamais compris pourquoi et comment j'avais pu me rendre en Croatie, chez la comtesse Keglevich.

Son second mari, père adoptif du Comte Geza Mattachich, était membre de la chambre des Magnats de Hongrie, député et ami du ban de Croatie. Je me persuadais que l'on n'oserait pas m'enlever sous son toit.

Notre aventure avait pris les proportions d'un événement mondial. Les journaux de la terre entière en parlaient. Le duel avait mis le comble à cette publicité terrible. Et comme encore la calomnie et ses manœuvres n'avaient pas eu d'effet, nous étions des personnages romanesques dont la sincérité désarmait les rigueurs de la critique et ralliait les sympathies du sentiment.

Quand je pense que j'ai été, ensuite, taxée de duplicité, je ne peux m'empêcher de sourire. On citerait peu de cas d'une franchise d'existence plus établie que la mienne. Je n'ai jamais dissimulé aux miens quel effort exigeait ma vie avec mon mari, et quand j'ai été à bout de forces, je n'ai pas fait mystère du secours que je trouvais en un sauveur chevaleresque, placé providentiellement sur mon chemin.

Mais le monde ne pardonne pas à ceux qui ne veulent point porter de masque, et qui ne cachent pas leur cœur.

Tant de gens ont à dissimuler ce que le leur contient! Mais nous, mais moi… En vérité, où est le crime?

Je peux mourir tout à l'heure; je n'ai pas peur de la justice de Dieu.

Forts de notre commune loyauté, naïvement persuadés qu'en France, en Angleterre, en Allemagne et autre part encore nous serions en danger, avertis du reste que l'on voulait me mettre dans une maison de fous—dès Nice, Gunther de Holstein m'avait prévenue, et parlait de me faire protéger par son tout puissant beau-frère… Inoubliable comédie!—nous arrivions en Croatie avec la certitude que, sous le toit des Keglevich, je serais en sûreté.

Le comte me confierait à ses parents pour le temps qu'exigerait le règlement de ma séparation d'avec le prince de Cobourg. Le bruit s'apaiserait. L'opinion publique était pour moi, et, premièrement, celle d'Agram, où le comte et les siens jouissaient de l'affection générale. A Vienne, la camarilla ennemie désarmerait. Nous ne serions plus, bientôt, que deux créatures semblables à tant d'autres: celle-ci meurtrie par ses fers brisés; celle-là secourable. Et de ce malheur et de ce dévouement, peut-être qu'un jour le temps ferait un bonheur régulier.

O rêves, ô espérances, nous sommes votre jouet. La lourde réalité surgit et nous déchire.

Nous n'avions pas prévu la trame ourdie contre nous, et quelle odieuse accusation viserait le comte.

En un instant, son beau-père, très connu à la cour, influent d'ailleurs, fut détaché de nous. Apparemment on lui fit confidence du crime imputé à son beau-fils, et la diffamation lui en imposa.

Cette explication de son revirement est la plus indulgente qu'il me soit permis de faire.

L'appui du comte Keglevich nous manquant, la comtesse, prise entre son fils et son mari, était dans une situation poignante.

Et nos ennemis avaient le champ libre à Agram.

Cependant, deux partis se formèrent: d'un côté, les étudiants et les paysans prirent fait et cause pour nous; de l'autre, se rangèrent la police et les autorités. Vienne sut qu'une espèce de révolution locale groupait en notre faveur des partisans.

Dès l'instant que la cour pensa que nous avions l'appui de la jeunesse et des campagnes, elle fut effrayée et livra notre tête. L'avocat du Prince, cet homme que je ne saurais nommer, put se faire délivrer plein pouvoir. L'Empereur consentit à le laisser agir à sa guise. Il eut en poche de véritables lettres de cachets.

Je dois dire, à la décharge de François-Joseph, qu'on lui certifia que le comte voulait me tuer. A quoi, le Souverain aurait répondu:

—Je ne veux pas d'un second Mayerling. Qu'on fasse ce qu'il faudra.

Le Prince et ses créatures ne manquaient pas d'invention. Leurs mesures furent très bien prises et leur machination bien conduite. Un train spécial attendait en gare d'Agram celle qui devait être déclarée folle par raison d'Etat, et une cellule de la prison militaire était prête pour celui qui serait fait criminel aux yeux du monde.

Toute l'Autriche a su cela, et bien d'autres choses encore!

Un médecin légiste, fonctionnaire officiel et que je n'avais jamais vu, mon certificat d'aliénation mentale tout rédigé, m'attendait à Agram, aux ordres de la police, avec une infirmière de l'asile de Dœbling.

Ces gens et une équipe de détectives restèrent aux aguets une semaine. Il s'agissait de nous faire venir en ville. On n'osait pas nous arrêter au château de Lobor, en pleine campagne, où nos défenseurs, en un clin d'œil, seraient accourus.

Alors, l'autorité militaire convoqua le comte, à Agram. Officier en congé, il devait répondre à cet appel.

Nous eûmes le pressentiment du coup de force. Mais puisque, au château, notre situation était pénible, par suite du revirement de son possesseur qui avait pris le parti de s'éloigner, emmenant la Comtesse Keglevich, il nous parut que rien ne pouvait nous arriver de pire qu'une désaffection si cruelle. Il en serait ce qui pourrait, le comte se rendrait à la convocation reçue, et je serais aussi à Agram. Impossible pour moi de m'éloigner d'un danger qui pouvait le menacer.

Nous partîmes. Je descendis avec ma dévouée comtesse Fugger à l'hôtel Pruckner. Le comte gagna l'appartement qu'il avait fait retenir. Moi le mien. Nous étions arrivés tard, dans la nuit.

Au matin, vers 9 heures, je n'étais pas encore levée, on força la porte de ma chambre.

Je vis entrer l'agent-avocat du Prince, suivi d'hommes vêtus et gantés de noir, policiers en tenue de gala. Le médecin légiste et l'infirmière de Dœbling les escortaient, à distance.

Le train spécial trépidait en gare. Quelques heures plus tard, sans avoir eu la possibilité de me reconnaître, rayée soudain de la société normale, j'étais dans une cellule de Dœbling, aux abords de Vienne. Par un guichet ménagé dans la porte, on pouvait me surveiller. La fenêtre avait des barreaux énormes. Je l'ouvris. J'entendais hurler.

On m'avait placée dans le quartier des fous furieux. J'en voyais un, lâché, pour changer d'air, dans une petite cour sablée, aux parois matelassées. Il bondissait et se heurtait en poussant des cris affreux.

Je me retirai, horrifiée, me bouchant les yeux et les oreilles. J'allai tomber sur un lit étroit, et, sanglotant, je cherchai à me cacher sous l'oreiller et les couvertures, pour ne pas voir, pour ne pas entendre.

Que serais-je devenue sans le souvenir de la Reine et sans le secours de Dieu? La Foi me soutint. Elle mit en moi le courage des martyrs.

Cependant, à Agram, le Comte, arrêté, lui aussi, apprenait dans les formes du code militaire autrichien, qui était encore celui de 1768, qu'il était accusé—on saura par qui tout à l'heure!—d'avoir négocié des traites portant les fausses signatures de la Princesse Louise de Saxe-Cobourg et de l'Archiduchesse Stéphanie.

J'allais être proclamée folle, et il serait proclamé faussaire.

Le pire n'est pas ce qu'on me fit. Ce n'est rien, à côté de ce que l'on réalisa contre lui!

Ah! cette justice de cour que la révolution a balayée! Ah! ce code d'une armée, esclave du trône avant d'être gardienne de la patrie! Quel défi au bon sens, à la veille du XXe siècle.

Et l'on s'étonne, ensuite, qu'un peuple se soulève!

Le comte fut mis en prison sur la dénonciation du même innommable individu qui se muait pour moi en policier.

Le gouverneur d'Agram était à ses ordres! Il crut sur parole—ou en eut l'air—ce petit avocat à tout faire, racontant que le comte Geza Mattachich avait faussement apposé ma signature et celle de ma sœur Stéphanie sur des traites qui étaient déjà depuis neuf mois chez des prêteurs de Vienne, lesquels venaient de s'apercevoir subitement (!) de la fausseté des valeurs.

Or, ma signature était bien et dûment la mienne.

Voilà ce qu'il ne fallait pas que je dise.

Celle de ma sœur était fausse et ajoutée après coup, mais par qui et pourquoi?

Voilà ce qu'il ne fallait pas que je demande.

Enfin, le comte était étranger à la négociation de ces valeurs et à l'emploi des fonds qui avaient pu en provenir.

Voilà ce qu'il ne fallait pas que je démontre.

Aussi étais-je sous bonne garde.

Le comte, lui, selon ce qu'on appelait alors la justice militaire autrichienne, se trouvait en face d'un auditeur, magistrat qui était à la fois accusateur, défenseur et juge—simplement.

Et celui-ci avait été bien choisi!

—Ce n'est pas croyable, dira-t-on.

Oh! ce n'est pas le plus fort.

Le 22 décembre 1898, le comte a été condamné à la perte de son grade et de son titre nobiliaire et à six ans de détention cellulaire pour avoir «escroqué» environ 600.000 florins à des tiers désignés.

Or, le 15 juin précédent, à l'échéance des soi-disant fausses traites, les susdits tiers créanciers, non plaignants d'ailleurs, avaient été intégralement remboursés par le Prince de Cobourg tenant ma signature pour bonne dès lors que j'étais à Dœbling, et que le Comte était perdu. Oui, bien perdu et à jamais, à ce que pensait, du moins, son bourreau. En effet, quoique, par des amis zélés, le comte eût pu obtenir une déclaration signée des escompteurs, attestant qu'ils n'avaient rien à réclamer et qu'aucun préjudice ne leur avait été causé par le comte Geza Mattachich, cette pièce, l'auditeur la repoussa, la dissimula au tribunal. Il n'en fut pas fait état.

Et l'abominable jugement prétendit faire du comte, gentilhomme entre les gentilshommes, un faussaire et un voleur, bien qu'il fût innocent et que tout criât son innocence.

Mais je m'attarde à des infamies qu'il est superflu de rappeler. On sait que l'affaire fut évoquée, quatre ans plus tard, au Reichsrat, grâce au parti socialiste indigné[1].

Le Comte a été vengé, du haut de la tribune parlementaire, et l'espèce de justice qui déshonorait l'armée autrichienne a cessé d'exister, ensevelie dans la ruine d'une monarchie et d'une cour trop longtemps criminelles.

[1] Extrait du compte rendu de la séance du Reichsrat, du 17 avril 1902. Interpellation du député Daszynski:

«Messieurs, le second jugement qui a été prononcé à la suite de la demande en révision du premier procès a admis que M. Mattachich n'avait falsifié qu'une seule des signatures!

«Ce verdict du tribunal militaire supérieur est d'une importance capitale dans toute cette affaire. Car, Messieurs, si le tribunal militaire supérieur avait simplement rejeté le pourvoi, nous pourrions croire encore que Geza Mattachich avait faussé les deux signatures. Or, puisque Mattachich n'a fait de tort à personne, puisque les usuriers ont recouvré tout leur argent avec le formidable taux de plusieurs centaines de mille florins au jour de l'échéance, puisque, de tout cet argent, pas un traître liard n'est entré dans la poche de Mattachich, détail qui, en effet, n'a pas été relevé à la décharge de celui-ci, nous sommes en droit de nous demander quel intérêt aurait eu Mattachich-Keglevich—à moins d'admettre chez lui un singulier goût de perversité—à corroborer par une fausse signature les traites de la princesse de Cobourg qui ont été reconnues comme bonnes?

«Et maintenant, Messieurs, si nous nous posons la question: Cui prodest? nous répondrons que ce ne fut certainement pas à Mattachich-Keglevich,—car cela n'a pas eu d'autre résultat que de l'envoyer au pénitencier de Moellersdorf,—mais bien aux bailleurs d'argent. Il était d'une grande utilité pour eux qu'une fausse signature fût ajoutée à une bonne, car c'est un fait bien connu que pour les usuriers une signature contrefaite vaut mieux qu'une authentique, et je vais vous dire pourquoi.

«Avec une signature vraie, le mari, qui est obligé de faire honneur à ces sortes de dettes, peut dire: «Je consens à payer, mais défalcation faite des bénéfices retirés par les usuriers», et c'est ainsi que le prince de Cobourg a payé dans bien des circonstances. Mais, cette fois, les usuriers ont riposté: «Non! Grâce à une fausse signature, nous avons la possibilité de faire du scandale, de menacer; nous avons entre les mains une arme dirigée contre le prince de Cobourg et contre tous les cercles de la cour.»

«Messieurs, je vous ai suffisamment prouvé que le second jugement avait posé l'affaire sur un autre terrain et l'avait éclairée d'une façon tout à fait nouvelle. S'appuyant là-dessus, Mattachich s'était adressé à la Cour d'appel souveraine et ce tribunal a décidé qu'après examen de la procédure il y avait lieu de confirmer le second jugement et de repousser l'appel formé par le condamné!

«Or, Messieurs, de nombreuses présomptions se sont accumulées qui démontrent clairement l'innocence de Mattachich. Il a été produit notamment une lettre, qui était fausse également, et dans laquelle on indiquait aux juges la ligne à suivre.

«C'était une lettre écrite en allemand et adressée à Léopold II, roi des Belges. Ce document—cela a été surabondamment établi—était apocryphe. Il avait été écrit non point dans l'intérêt de Mattachich, mais dans celui des bailleurs d'argent. Et ceux qui ont commis ce faux étaient bien plus dans l'entourage des usuriers que dans celui de Mattachich.

«Car il ne s'agit pas ici, Messieurs, de simples prêteurs d'argent. Nous n'avons point affaire, comme on les qualifie dans les jugements, à des «directeurs d'une maison de commission», mais à des hommes d'affaires retors qui avancent de l'argent à de nombreuses personnes de la cour à des taux tout à fait usuraires et à qui les signatures de ces personnes, notamment celle de la princesse héritière, veuve Stéphanie, sont parfaitement connues.

«Eh bien, je vous le dis, Messieurs, si je ne puis faire défiler devant vous tous les éléments du procès, je m'appuie ici non point sur de vagues présomptions, mais sur des dépositions de témoins, sur des affirmations absolument incontestables et qui prouvent jusqu'à l'évidence que Mattachich-Keglevich, qui moisit depuis quatre ans au pénitencier de Moellersdorf, est un innocent.

«Huit jours avant son arrestation, on consentait à reconnaître par acte notarié qu'on lui donnerait toute «latitude de fuir» (Ecoutez! Ecoutez!) à la condition qu'il consentît à quitter la princesse Louise.

«Messieurs, on ne propose pas à la légère à un homme comme Mattachich-Keglevich de lui assurer par acte notarié son libre départ pour l'étranger. On voulait simplement se débarrasser de lui, on voulait assouvir la vengeance du prince-époux, et c'est à cause de cela qu'un meurtre judiciaire militaire a été accompli. Et, comme si cela ne suffisait pas, par ordre du comte Thun, alors président du Conseil des Ministres, la princesse Louise fut bannie comme une étrangère importune du territoire des royaumes et des pays représentés au Reichsrat, bien qu'elle fût la femme d'un général autrichien. (Ecoutez! Ecoutez!) Oui, Messieurs, nous allons livrer ce fait à la publicité; lisez demain, dans le compte rendu de la séance, mon interpellation à ce sujet et vous y trouverez les dates et tous les détails relatifs. Oui, Messieurs, dans l'intérêt de certains grands et hauts personnages qui possèdent beaucoup d'argent, il se passe ici des faits qui ne devraient pas et ne pourraient pas se produire si nous étions un Etat vraiment constitutionnel. (Très vrai!)

«Et maintenant, Messieurs, je vous demande: Qui doit porter la responsabilité d'avoir fait jeter des gens en prison uniquement pour que le riche prince de Cobourg pût assouvir sa vengeance? Seraient-ce par hasard les officiers? Non, je vous le dis bien franchement, les officiers ne sont pas coupables. Ces hommes n'auraient jamais prononcé une pareille sentence si Mattachich et les témoins avaient comparu devant eux, si l'accusé avait pu poser des questions aux témoins, si la presse avait pu faire le compte rendu des débats, si ce lieutenant en premier, exceptionnellement doué, avait eu librement la parole dans une audience publique, s'il avait pu avoir un avocat! Ce n'est vraiment pas malin de jeter les gens en prison et de les faire condamner par un auditeur et par des juges qui ne savent rien de l'affaire! Voyez-vous, Messieurs, je ne veux accuser personne de faux, je ne veux charger personne. Je n'ai d'autre but ici que de dénoncer une institution qui est fatalement la source de toutes les fautes et de toutes les erreurs.

«Et puisque nous avons ici l'occasion de débattre de pareils faits en plein Parlement, je demande à M. le Ministre de la Défense Nationale: Que va-t-il arriver? Veut-il, lui qui est un homme d'honneur, veut-il, lui qui est non seulement un vieillard avec des cheveux blancs, mais encore un soldat dont la conscience est pure et tranquille, assumer sur sa tête la responsabilité des angoisses et des tortures infligées à un innocent? Va-t-il garder plus longtemps le silence ou va-t-il parler?

«S'il n'est peut-être pas encore en état de prendre une décision aujourd'hui, il ne doit pas hésiter plus longtemps à faire la pleine clarté dans cette mystérieuse affaire.»

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