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Autour des trônes que j'ai vu tomber

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XVI

SOUS LES TILLEULS DE LA COUR

Imagine-t-on ce que peut être la souffrance d'une femme qui se voit rayée du monde, et menée de maison de fous en maison de fous, prisonnière consciente d'un odieux abus de pouvoir?

A Dœbling, puis à Purkesdorf, où je fus ensuite, ma torture eût été au-dessus des forces humaines, si j'avais été seule à souffrir. Mais, avec l'espoir en la justice divine, l'idée qu'un innocent subissait à cause de moi un supplice encore plus affreux me soutenait. La perte de l'honneur est autrement atroce que la perte de la raison. Je ne pouvais m'abandonner tandis que le comte résistait, héroïque, avec une dignité à laquelle, depuis, bien des fois, on rendit hommage, et que les débats au Reichsrat mirent en lumière.

Quelles heures cependant j'ai vécues! Quelles nuits angoissées! Quels cauchemars horribles! Que de larmes, que de sanglots! J'essayais en vain, souvent, de me contenir.

La pitié de mes gardiens et gardiennes était heureusement pour moi, un réconfort. De même l'embarras craintif des docteurs et leurs égards humains.

Sauf deux ou trois misérables ou pauvres diables, acquis à mes ennemis par cupidité ou sottise, je n'ai guère trouvé que des aliénistes que ma «folie» révoltait, et qui ne demandaient qu'à passer à quelque autre la responsabilité de me garder parmi les fous.

L'opinion autrichienne étant décidément trop hostile, mon tortionnaire et ses complices trouvèrent en Saxe une maison de santé complaisante et de tout repos. Je fus conduite à Lindenhof, dans la petite ville de Koswig, à moins d'une heure de chemin de fer de Dresde, au milieu des forêts.

Lindenhof! Cela veut dire les tilleuls de la Cour. Calmants tilleuls! Agréables tilleuls, et qui me ramenaient à Unter den Linden, à Berlin, et aux obligations que je pouvais avoir à mon gendre et à sa famille, que ma captivité au pays de Saxe rassurait. L'héritage du Roi ne tomberait pas en mes mains prodigues!

Personne, à présent, de l'entourage qui m'était cher, ne restait près de moi. Ma bonne comtesse Fugger, du soir au matin, avait dû me laisser à mes geôliers. Par compensation, on prétendit faire grandement les choses à Lindenhof. La crainte de l'opinion est, pour les Princes, le commencement de la sagesse.

Il ne fallait pas qu'on pût dire, comme des internements précédents, que je n'étais traitée ni en Princesse, ni en fille de Roi. On me donna un pavillon séparé, un équipage, des femmes de chambre et une «demoiselle de compagnie». J'eus la permission de sortir, quand «le Conseiller de santé» Docteur Pierson, directeur de l'établissement, ne s'y opposerait point. Mais mon pavillon était entouré des murs d'une maison de fous; mais le cocher et le valet de pied étaient des policiers; mais la «demoiselle de compagnie» n'occupait ce poste que pour me garder prisonnière, et faire sur moi d'abondants rapports.

Ma cage avait des dorures et quelques échappées sur la campagne, voire sur la ville proche. C'était tout de même une manière de tombeau où je connaissais l'oubli de tout ce qui m'avait connue, à commencer par les miens.

J'ai dit que, honteux du crime auquel ils s'associaient tacitement, ils mirent des années à venir visiter la «malade» que je devais être. Ils s'émurent quand l'opinion s'étonna de leur indifférence.

L'iniquité du sort fait au comte Mattachich était devenue plus forte que la puissance qui voulait l'anéantir. En parlant de lui, la Presse se souvint de moi. Je vis alors paraître ma fille, puis ma tante la comtesse de Flandre; enfin, ma sœur Stéphanie me donna signe de vie.

J'avais perdu ma mère bien-aimée sans la revoir. Ses lettres, à la fois si bonnes et si cruelles à mon cœur, étaient mes reliques les plus chères. Elles me déchiraient cependant, car j'y voyais que la tendresse de ma mère était persuadée de ma «maladie».

Du Roi, hélas! jamais rien. Que ne lui avait-on dit, comme à la Reine! N'était-il pas convaincu de la culpabilité du Comte? Avec quels soins son siège n'avait-il pas été fait? Pour mon mari et mon gendre, mon père devait être, avant tout, certain de nos «crimes».

Que pouvais-je contre cela, du fond de mon pavillon de folle, privée de secours et de liberté?

Je savais cependant, je devinais les intrigues ourdies à Bruxelles, et quels appuis mes ennemis y trouvaient pour triompher d'une pauvre femme suppliciée. Je ne voyais le salut que du côté de l'infortuné qui souffrait aussi le martyre au pénitencier de Moellersdorf, pour avoir voulu me sauver d'un enfer et de ses déshonorants abîmes.

On s'est étonné ensuite de notre fidélité réciproque. Peu d'êtres savent et sentent que, pour certaines âmes, le ciment le plus fort est celui d'une commune douleur. Nos joies furent éphémères, nos peines prolongées. Nous avons été incompris, méconnus, diffamés, torturés. Nous avons mis notre confiance et notre espoir ailleurs que dans les hommes. Souvent, les meilleurs n'ont ni le temps, ni la possibilité de savoir, de comprendre, et condamnent des innocents sur la foi des apparences ou des formes d'usage, que la haine et la duplicité savent faire servir à leurs desseins.

J'étais depuis quatre ans «folle par raison d'Etat», quand la Cour de Vienne, effrayée de la clameur publique, se vit contrainte de lâcher une de ses proies: le Comte fut gracié. Aussitôt, sans rien craindre, il entreprit de me délivrer. Périlleuse entreprise, car la police autrichienne et allemande, à défaut d'une justice que la peur de la Presse et des Parlements tiendrait sur la réserve, resterait aux ordres de mes ennemis.

J'ai dit et je redis fréquemment qu'il est incroyable que nous puissions être encore de ce monde…

Pour commencer, mon chevaleresque défenseur se trouva pris dans les mailles du filet policier, et ne fit plus un pas sans avoir à ses trousses des espions de tout genre. Quant à moi, je vis Koswig en état de siège, Lindenhof entouré de gendarmes, et les sapins de la forêt gardés à vue.

Fortifiée de la prière et de l'espérance, je m'étais, sinon accoutumée à mes chaînes, du moins à leur poids. Attachée à ce culte de la nature que j'ai toujours pratiqué, j'aimais les solitudes sylvestres, où il m'était permis de promener ma peine, sous la surveillance de ma suite de geôliers des deux sexes.

Je n'avais qu'un ami, mon chien préféré. Reverrais-je jamais le loyal et fin visage, et les yeux clairs où, dans un monde de corruption, j'avais trouvé la pure lumière du salut?

Cependant, je ne désespérais pas! Que resterait-il aux prisonniers innocents, s'ils ne gardaient quelque espérance?

Ah! ce jour d'automne où je vis reparaître à l'horizon le soleil de la liberté et, avec lui, toutes les possibilités de vérité, de réparation, de bonheur, que ma confiance imaginait trop vite!

Il faisait un temps doux et pur. La clarté solaire embellissait la nature saxonne. Elle teintait d'or les lignes sombres des masses forestières qui s'étageaient sur la colline où je me plaisais. Ce désert de sable, planté de sapins, égayé de son petit hôtel, en plein bois, du «Moulin de la Crête», était familier à mes promenades en voiture. Ce jour-là, je conduisais moi-même, accompagnée de ma «demoiselle de compagnie» et d'un laquais. Un cycliste parut, venant en sens contraire, et qui frôla des roues de mon côté. Il me regardait. Je le reconnus… C'était le Comte… J'eus la force de ne pas me trahir, pour ne le trahir point. Il était donc libre! Je crus que je le serais le lendemain!

Trois ans allaient s'écouler avant que j'échappe à mes geôliers.

L'alarme était au camp ennemi. On savait le comte disparu de Vienne. On le chercha vers Koswig.

Ma «demoiselle de compagnie» qui, passagèrement humaine, ou par calcul, avait permis, les jours suivants, deux brèves entrevues du Comte et de moi devant elle, à l'écart, dans la forêt, ne fut pas longue à se raviser.

Le Comte dut cesser d'essayer de me revoir. Le pays était plein de policiers. Je n'eus plus la permission de sortir de Lindenhof. Mon sauveur s'éloigna, surtout pour m'éviter d'être privée des promenades qui, si entourée que je fusse, me procuraient le soulagement d'échapper quelques heures à ma maison de fous.

Il ne lui restait qu'un moyen de préparer ma délivrance: proclamer, établir que je n'étais point folle; en appeler à l'opinion, et trouver des sympathies et des concours qui faciliteraient ma libération.

Un livre parut, où il démontra son innocence et la cruauté des procédés dont j'étais victime. La Presse du monde entier fit écho à son cri indigné. Et le secours espéré nous vint en particulier de la généreuse France, où mon malheur fut vivement senti. Un journaliste, un écrivain français, aussi réputé qu'estimé, et que je nommerais ici, avec reconnaissance, si ce n'était la réserve ordinaire de son caractère, dont je dois tenir compte, voyageait en Allemagne pour la préparation d'un ouvrage politique. A Dresde, on lui parla de ma situation. Il s'informa. Il alla voir le Président de Police qui, gêné, lui confessa que j'étais victime d'une «affaire de cour». Pour m'approcher, il n'hésita pas à se faire conduire à Lindenhof, comme s'il était neurasthénique. Mais par méfiance, ou sûreté de diagnostic, on ne voulut pas de lui dans l'établissement. Il revint à Paris, et obtint du Journal que ce puissant quotidien, apprécié pour son indépendance, s'intéressât à ma cause. Le comte, eut, dès lors, un appui efficace par lequel d'autres se trouvèrent.

Il ne pouvait reparaître à Lindenhof. Le journaliste français y vint, et la première nouvelle qui me rendit l'espoir fut un billet de lui, inconnu pour moi, et qui, au cours d'une promenade, fut jeté par un gamin dans ma voiture, en même temps qu'une lettre du comte.

Cette lettre, la «demoiselle de compagnie» la saisit au vol. L'autre missive resta en mes mains, et ce fut en vain que ma suivante policière tenta de me l'arracher.

Quand je la lus, palpitante, je ne retins qu'un mot, en une langue que je n'entendais plus guère, et qui était celle de ma patrie. Mes yeux emplis de larmes lisaient et relisaient ceci: «Espérez!»

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