Autour des trônes que j'ai vu tomber
VII
MARIÉE!
Au lendemain d'un début si pénible dans la vie à deux, je ne fus pas témoin sans une amère tristesse de l'achèvement des préparatifs de mon départ pour la lointaine Autriche. Jamais la Belgique ne m'avait été plus chère, ni ne m'avait paru plus belle.
J'allai dire adieu, en cachant mes larmes, à tous ceux qui m'avaient connue enfant, jeune fille, qui m'avaient aimée et servie, puis aux choses familières à mon enfance dans ce château de Laeken, où tout parlait à mon affection. Je ne prévoyais guère, pourtant, que j'y serais un jour une étrangère. Que dis-je? Une «ennemie»!
Nous partîmes, suivant le terme consacré, en voyage de noces. Mais il y a noces et noces.
J'aurais voulu emmener quelqu'une de mes femmes. Il n'y fallait pas songer. Le palais de Cobourg avait ses serviteurs. On m'expliqua qu'un élément étranger romprait l'harmonie de cette demeure de haut style. Je dus me contenter d'une suivante hongroise, d'ailleurs habile, mais enfin qui n'était pas de mes fidèles.
Et, pour tout, il en serait ainsi. Mes goûts, mes préférences, passeraient après ce qui serait décidé en conseil de famille.
Malheureusement, l'austérité qui régnait dans la salle de ce chapitre, ne régnerait pas au Palais à toute heure et dans toutes les pièces. J'allais m'en apercevoir.
En attendant, nous fûmes à Gotha, où le duc Ernest de Saxe-Cobourg, prince régnant, et sa femme, la princesse Alexandrine, firent un affectueux accueil à leur nouvelle nièce.
Le duc était un vrai gentilhomme, qui devint un de mes oncles préférés. Il parlait volontiers des personnages de son temps, et de son ami, le comte de Bismarck, et passait aisément à des sujets moins graves, encore que je fusse curieuse d'être instruite des hommes et des choses de cette Allemagne de laquelle je me trouvai si rapprochée par mon mariage. J'ai dit que sa langue était pour moi un parler aussi naturel que le français, comme il est de règle à la cour de Bruxelles. La Belgique n'a-t-elle pas tout à gagner à être bilingue, et à servir d'intermédiaire entre la région latine et la région germanique? Moins que l'Alsace et le Luxembourg, un peu comme eux, cependant, ne doit-elle pas bénéficier des deux cultures?
En quittant Gotha, nous allâmes à Dresde, puis à Prague, et enfin à Budapesth, brûlant Vienne. Passons sur ces visites princières et leurs réceptions identiques, à peu de chose près. L'intérêt est de dire, puisqu'il faut que j'explique ma vie calomniée, si, tombée du ciel, j'y remontais.
Nullement, et des années et des années devaient s'écouler avant que mon existence ne s'embellisse, de nouveau, d'un rayon d'idéal, les joies de la maternité mises à part.
Le seul souvenir précis que j'ai gardé de ce premier déplacement, en qualité de princesse de Cobourg est que, chaque soir, au festin de rigueur, mon mari prenait soin de me faire servir abondamment des vins généreux.
Je suis devenue, ultérieurement, capable de distinguer un Volnay d'un Chambertin, un Voslauer d'un Villanyi, un champagne d'un autre champagne.
Le corps ainsi entraîné à la résistance stomachique et à l'expérience de la dégustation, l'esprit a dû suivre. J'ai étendu le champ de mes lectures, et connu des livres dont la Reine et la princesse Clémentine n'auraient pas voulu croire qui les mettait entre mes mains…
Aux jours de ma révolte ouverte, on s'est scandalisé de certaines libertés de ton et d'allure que j'ai volontairement exagérées. Mais qui me les avait apprises? Et, encore une fois, où allais-je et que serais-je devenue, si Dieu n'avait mis sur mon chemin l'homme incomparable qui, seul, eut le courage de me dire:
—Madame, vous êtes une fille de Roi. Vous vous perdez! Une femme chrétienne se venge de l'infamie en s'élevant au-dessus d'elle, et non en descendant à son niveau.»
Donc, étourdie, grisée de toute façon, je passais en revue la famille de Cobourg et ses divers palais et châteaux. Je connus, enfin, à Vienne, celui qui allait me servir de principale résidence.
J'eus froid en y entrant.
Il a grand air de dehors. Il est lugubre à l'intérieur, surtout l'escalier. Je n'en ai aimé que le salon en point de Beauvais que firent, pour Marie-Antoinette, ses dames d'honneur.
Ma chambre m'épouvanta. Quoi! C'était cela qu'on avait préparé pour recevoir mes dix-sept ans! Un étudiant de Bonn, où le Prince avait fait ses études, aurait pu s'y plaire, mais une jeune fille depuis peu jeune femme…
Qu'on imagine une pièce moyennement grande, meublée à mi-hauteur de la muraille de petites armoires en bois sombre, fermées de vitres à rideaux bleus derrière lesquels je n'ai jamais voulu regarder! Certains meubles étaient des constructions gothiques. Au milieu de ce paradis, une immense vitrine pleine des souvenirs de voyage du Prince: oiseaux empaillés à long bec, armes, bronzes, ivoires, Bouddhas, pagodes. J'en eus le cœur soulevé! Avec cela, pas de dégagements ou annexes nécessaires, sauf un étroit et sombre corridor utilisé par les gens de service. Pour arriver chez moi, il fallait traverser la chambre du Prince, précédée d'une espèce de salon rébarbatif. Toutes ces pièces se commandaient et n'avaient pas ombre de goût. De vieux meubles massifs, garnis d'un reps centenaire, voilà ce qui s'offrait à ma jeunesse. Tout était vieux, médiocre, morose. Peu ou pas de fleurs, rien de confortable, d'intime, d'avenant. Quant à une salle de bains, pas d'ombre. Il y avait deux baignoires dans tout le Palais, fort loin et de style archaïque. Et le reste! N'en parlons pas!
Ma première observation fut sur cette organisation anti-hygiénique, et sur les accessoires indispensables mis à ma disposition immédiate. Leur exiguïté me navrait. On me répondit que d'illustres aïeules s'en étaient contentées.
On sait que l'habitude est une seconde nature. La princesse Clémentine ne voyait pas ces choses-là, et même la vitrine aux oiseaux empaillés, en compagnie desquels il fallait que je vive, lui semblait charmante. Elle admirait les collections de son fils sans les connaître toutes, ou sans les comprendre, heureusement, car, dans notre palais de Budapesth, je vis les pièces rares: des souvenirs du Yoshivara qu'une jeune femme ne pouvait regarder sans rougir, quand une main experte soulevait leur voile.
Quelle école!
Cependant, grâce au régime bachique organisé par mon mari, les choses étaient allées cahin-caha depuis l'orage du début.
Notre incompatibilité foncière se dessina au palais de Cobourg, devant la princesse Clémentine, à propos du café au lait. Déjà, dans notre voyage de noces, le Prince m'avait enseigné qu'une âme bien née ne saurait prendre du café sans lait. Telle est la conviction germanique. L'Allemagne n'imagine pas plus le café sans le lait, que le soleil sans la lune. Or, depuis que j'ai cessé, au premier âge, de prendre le sein de ma nourrice, je n'ai jamais pu boire de lait, je n'en ai jamais bu, je n'en bois jamais. Mon mari s'était mis dans la tête de m'en faire boire, et spécialement dans le café, faute de quoi les traditions, les constitutions, les fondements de tout ce qu'il y avait de germanique sur la terre se trouvaient ébranlés.
La discussion reprit devant la princesse Clémentine, qui mettait du lait dans son café. Sa douceur la plus affectueuse ne put venir à bout de l'opiniâtreté de mon estomac. Je vis bien que je lui faisais de la peine. Son fils se courrouça au point de me dire des choses pénibles. Et moi de répliquer du même ton. La Princesse, quoique sourde, entendit que les choses se gâtaient, et nous calma de son mieux, mais le coup était porté. Nous eûmes, désormais, l'un et l'autre, le café au lait sur le cœur.
Je m'arrête à de tels traits, parce que la vie commune est une mosaïque de petites choses que peuvent cimenter de grands desseins ou de hauts sentiments, mais qui, en elles-mêmes, expriment les nécessités quotidiennes dont nous sommes esclaves. L'existence humaine est une pièce, comédie ou tragédie, qui se ramène à deux décors: la salle à manger et la chambre à coucher. Le surplus est accessoire.
Quel gâchage du temps nous faisons presque toutes, ici-bas, dans les occupations du haut rang et l'obligation de paraître pour être. Nous oublions la parole de Franklin: «Le temps est l'étoffe dont la vie est faite.»
Je me reproche amèrement, aujourd'hui, d'avoir si peu vécu, tout en ayant mené une existence tourmentée, s'il en fut sur terre. Je n'ai pas connu assez cette vie véritable qui est celle de la pensée. Que de gens distingués j'aurais dû pratiquer! Que d'écrivains, de savants, d'artistes, dont j'aurais dû savoir m'entourer!
Mais l'aurais-je pu?
Mes curiosités les meilleures étaient critiquées, contrariées, repoussées. Le Prince mon mari enseignait sur toutes choses, du haut de l'expérience de son âge.
On s'est étonné, par la suite, de mes dépenses, de mes toilettes multipliées, saccagées… Ah! Seigneur, j'aurais dû devenir folle à force d'être comprimée. Un beau jour, j'ai éclaté.
Oh! ce palais de Cobourg, et cette existence où la moindre fantaisie, le plus petit goût de parisianisme importé de Bruxelles et, en vérité, déjà bien assagi, provoquait d'aigres paroles; ce soupçon de décolletage qui déchaînait des jalousies; ce désir de vivre un peu pour moi-même, sans être soumise aux heures rigoureuses d'une caserne, qui provoquait des tempêtes.
Mon Dieu! quand je repense à tout cela, et aux oiseaux empaillés, aux malsaines lectures, aux anecdotes et plaisanteries graveleuses, et aux misères quotidiennes,—et j'estompe!—je me demande comment j'ai pu résister si longtemps. C'était plus affreux, à la longue, que d'être enfermée comme folle. Le crime est parfois moins horrible que le criminel. Il y a des laideurs morales qui constituent une offense de tous les instants et, à la fin, on s'exaspère. Je ne sais à quelle extrémité j'aurais pu me porter, si cette vie avait duré.
J'ai toujours considéré comme un secours du ciel la force qui me permit de rompre, au bout de vingt ans de «plaisirs» forcés, en brisant ma cage princière. Même si j'avais pu prévoir à quels excès la haine et la fureur allaient se porter, j'aurais cassé les vitres. Un palais peut devenir un enfer, et le pire est celui où l'on étouffe derrière des fenêtres dorées.
Les titres n'y font rien. Un mauvais ménage est un mauvais ménage. Deux êtres sont unis; la même chaîne les tient sans cesse assemblés. Certains arrivent à s'en arranger. D'autres ne peuvent. Question d'humeur et de situation. Ni le Prince ni moi, nous ne pouvions nous accommoder des différences qui nous séparaient. Ce conflit permanent, qu'il fût latent ou déclaré, creusait tous les jours entre nous l'abîme où tant de choses devaient disparaître.
Sur le fond de cette trame d'amertumes, mes jours ont brodé leurs heures. Toutes, cependant, ne furent pas désagréables. Les orages ont parfois un rayon de soleil. Je ne voyais pas que des monstres!
J'ai dit que je respectais la princesse Clémentine, et que j'étais attirée vers elle. Mais sa surdité, qui aggravait de tristesse sa naturelle dignité, son esprit d'un autre temps qui la portait à toujours être en cérémonie et en étiquette, rebutèrent souvent les élans de ma spontanéité. Toutefois, même quand nous sommes arrivés aux difficultés irréparables, le Prince et moi, et que ma belle-mère, par son grand âge, a subi l'influence exclusive de son fils, je n'ai pu m'empêcher de garder pour elle les sentiments que je devais à ses anciennes bontés et à sa supériorité.
On a vu qu'outre mon mari, elle avait divers enfants: deux fils et deux filles. Un de ces fils, Auguste de Saxe-Cobourg fut pour moi, comme Rodolphe de Habsbourg devait l'être, un beau-frère qui était un frère. Jusqu'à sa mort, survenue, si j'ai bonne mémoire, en 1908, à Paris, où, sous le nom de comte de Helpa, il vécut avec délices, goûté de la meilleure compagnie, il eut pour moi autant d'affection que j'en avais pour lui.
Les trois Cobourg, Philippe, Auguste, Ferdinand, ne se ressemblaient ni physiquement ni moralement. Auguste tenait des d'Orléans. En lui, le sang de France l'avait emporté sur le sang germanique.
En Ferdinand, qui devait être l'aventureux tzar de Bulgarie, je ne sais quel sang dominait. Passons vite. J'aurai l'occasion de le retrouver sur son trône à surprises, quand je parlerai de la cour de Sofia.
Des deux filles, Clotilde et Amélie, celle-ci vit toujours dans mon cœur. Douce victime de sa tendresse pour un mari excellent, elle mourut de le perdre. Unie à Maximilien de Bavière, cousin de Louis II, Amélie était un lys de France égaré en Allemagne. Elle eut la chance de rencontrer à cette cour patriarcale de Munich, dont la folie prussienne devait faire le malheur, un être digne d'elle. Ils s'aimèrent et vécurent heureux, cachant le plus possible leur bonheur. Maximilien mourut subitement au cours d'une promenade à cheval. Inconsolable, Amélie ne put lui survivre.
L'idée ne serait pas venue à son frère Philippe ou à son frère Ferdinand, ni surtout à sa sœur Clotilde, qu'on pouvait mourir—ou vivre!—d'amour pour quelqu'un!
Notre double parenté avec la Maison de France me valut souvent, au palais Cobourg, ainsi qu'à la campagne, l'heureuse diversion de la visite de membres de la famille royale que ma jeunesse connaissait déjà plus ou moins. Mon printemps fut comblé des marques de leur affection.
J'ai vu naître les espérances de ma nièce Dorothée, fille de l'archiduchesse Clotilde, ma belle-sœur, fiancée au duc Philippe d'Orléans.
Je ne crus pas, je l'avoue, et, sans doute, était-ce l'effet de l'ambiance générale, sceptique à l'égard d'une France royaliste, que les lys d'or brodés sur la robe de la belle mariée s'envoleraient de sa traîne jusque sur l'Elysée, les Tuileries ou le Louvre. Je ne vis pas, cependant, sans émotion, la couronne fermée dont la future reine était coiffée, le jour de son mariage.
Ah! cette couronne, qu'elle tourne de têtes ou, plutôt, qu'elle en tournait! Car, à présent, il faut réfléchir…
Quoique étrangère à la politique de la France, et, d'ailleurs, astreinte à autant de reconnaissance que de considération pour le gouvernement de la République près duquel j'ai trouvé, avec la sécurité des justes lois, le respect dû au malheur, et la courtoisie que des républicains savent témoigner, même aux Princesses, je n'ai pu m'empêcher de suivre curieusement la carrière de «Roi expectant» de mon neveu le prince d'Orléans.
Tout arrive sur les bords de la Seine; et ceux de la Garonne ou du Rhône et des autres cours d'eau du plus beau royaume sous le ciel ne sauraient être en reste; mais, pour le mal que je veux à Philippe d'Orléans, je lui souhaite de n'avoir jamais à changer la casquette de yachtman qui lui va si bien contre la couronne de Saint-Louis. Il est «handicapé». Plus que jamais, aujourd'hui, le meilleur d'un roi, c'est une reine. Or, le sort a voulu que ce beau mariage de Philippe d'Orléans et de Marie-Dorothée de Habsbourg, qui fut une des joies du palais Cobourg, et l'occasion d'une de ses plus belles réceptions, ait tourné à l'encontre de ce qu'il promettait.
A un certain moment, j'ai fait le compte des ménages royaux ou princiers où soufflait le vent de la mésentente. Je suis arrivée à un chiffre effrayant.
A tout prendre, et en quelque monde que ce soit, la moyenne des gens parfaitement unis n'est pas élevée. Mais plus on se rapproche du peuple, plus le bon sens, le travail, la famille l'emportent, et plus sagement on se tolère, on s'accorde, on se soutient, et l'on finit par connaître une espèce de bonheur qui n'est, peut-être, que l'habitude de nos communes imperfections.
Ma vie princière m'aurait été encore plus pénible si, de temps en temps, elle n'avait été coupée de déplacements et de voyages au loin.
Pour ne pas sortir du cercle familial, je dirai seulement quelques mots de trois villes où j'ai eu des parents, et séjourné chez eux ou près d'eux en princesse de Cobourg: Cannes, Bologne et Budapesth.
D'abord, Budapesth qui était et qui reste une cité des plus attirantes, quand le bolchevisme n'y fait pas la loi. Dans le vieux Bude, l'ancien Orient a laissé sa trace; dans Pesth, les temps nouveaux de l'Occident se sont annoncés. J'en ai su quelque chose en 1918!
J'ai aimé Budapesth, et j'ai préféré le petit palais Cobourg de la capitale de la Hongrie et ses aimables réceptions à celui et celles de la capitale de l'Autriche. L'atmosphère était autre qu'à Vienne, et le voisinage du bon Archiduc Joseph, frère de ma mère, si cordial, m'était cher.
Son palais était à Bude, et son château à quelques heures de la ville. Ils n'avaient d'autre inconvénient que d'être aussi l'habitation de ma tante et belle-sœur, la princesse Clotilde, très différente de l'affectueuse et sincère Amélie.
L'Archiduc était un homme bienveillant, et qui ne jugeait pas mes fantaisies extravagantes.
La première année de mon mariage, nous devions célébrer chez lui, à Alcsuth, mon mari et moi, mon anniversaire de naissance, le 18 février. Il y avait, au dehors, une neige merveilleuse. J'avais dit, la veille:
—Je ne veux pas de cadeaux, mais, demain, laissez-moi faire une promenade en traîneau. J'ai une envie folle de conduire un traîneau. Ce sera la première fois.
L'archiduchesse Clotilde, expansive en son privé, excellait dans cet alibi des femmes qu'on appelle le collet-monté. Elle fit une moue sévère.
J'eus beau prier, insister. Le Prince, approuvant sa sœur, défendit ma promenade.
On me mit au pain sec dans le cabinet noir: je veux dire qu'il fut décrété que je ne sortirais ni à pied, ni à cheval, ni en traîneau.
Arrive l'Archiduc, qui était absent. J'étais encore furieuse… Oh! certainement, je ne prenais pas les choses par le bon côté. J'ai toujours eu un caractère que la sottise et la méchanceté mettent sens dessus dessous.
L'Archiduc m'interroge. Je lui raconte l'histoire.
—Louise, s'écrie-t-il, tu as cent fois raison. D'abord, à ton âge, et quand on est jolie, on a toujours raison. Nous allons faire tout de suite une promenade sur la neige.
Il sonne et on attelle à un grand traîneau deux trotteurs hongrois dignes du char d'Apollon, puis l'Archiduc m'installe, dans mes fourrures. Il prend les rênes et nous filons à grande allure, accompagnés d'un domestique de confiance. J'étais aux anges.
Ma puritaine et mon puritain n'osèrent souffler mot.
La société, à Budapesth, moins soumise au cérémonial de cour que celle de Vienne, avait plus de naturel et de hardiesse. J'ai souvenance d'un certain bal, dans l'île Marguerite, perle de l'écrin du Danube, où le Prince ne décoléra point, ne voulant pas que je valse.
J'étais assaillie d'invitations. Mon mari répondait pour moi qu'à la cour de Bruxelles, je n'avais appris que les figures du quadrille et le menuet.
Le quadrille! Le menuet! Il s'agissait bien de cela. La Hongrie entendait valser. Et une valse, au bord du Danube, au son des violons des Tziganes, c'est une valse, ou il n'en est pas au monde. Et puis, et puis on aura beau importer d'Amérique des bamboulas mornes ou épileptiques, et les baptiser de tous les noms des animaux trotteurs ou galopeurs de l'arche de Noé, la valse sera toujours la reine incomparable des danses des gens qui savent danser.
Un de ceux-ci, plus hardi que les autres, ne se paya pas de la défaite du Prince et répondit:
—Son Altesse sait assurément valser.
Et, sur ces mots, je fus entraînée d'autorité par cet audacieux, qui était Magyar, et lancée dans le tourbillon.
Je confesse que je ne m'arrêtai plus de la nuit. Le Prince était furieux. Mais on l'accablait de compliments sur ma beauté, sur mon succès; il était obligé de sourire.
Je m'attendais à une scène, au départ. Heureusement, nous fûmes priés d'embarquer sur un bateau féeriquement illuminé, qui nous porta sur le beau fleuve, jusqu'au débarcadère le plus rapproché de notre palais, au son des musiques tour à tour ardentes et langoureuses que l'on n'entend que dans ce pays-là.
Etait-ce l'effet de la lyre d'Orphée? Je ne fus pas mise à mort au soleil levant, comme la pauvre Schéhérazade.
Que ne dansait-elle, au lieu de raconter des histoires?
A Bologne et à Cannes, j'ai vu défiler une société aujourd'hui disparue. Ici, chez la duchesse de Chartres, là chez le duc de Montpensier, au palais Caprara. En Italie, c'était certaines des plus nobles figures italiennes encadrées des premiers noms de France; sur la Côte d'Azur, c'était un monde plus vivant, plus papillonnant, où resplendissaient quelques-unes des beautés parisiennes.
Où irais-je, si je me laissais aller à évoquer les ombres de tant d'êtres que j'ai vus passer, occupant le siècle. Déjà le silence s'est fait, l'oubli a commencé. O vanité des choses…
Au moins, dirai-je combien Cannes, à cette époque, me ravissait par le goût raffiné des élégances françaises. La guerre a transformé cette ville, jadis recherchée des élites. J'ai lu qu'envahie et bruyante, elle a perdu le cachet discret qui était son caractère et son charme. C'est dommage!
Il y a tout à dire et il n'y a rien à dire de la vie des gens du monde qui ne sont que des gens du monde. Vraiment oui, je remplirais une bibliothèque si je reprenais par le menu les fastes mondains de mon passé. Mais de quel intérêt, au fond, cela serait-il? Je répondrais à ce genre de curiosités que satisfont ces chroniques où la société qui a besoin de polir quotidiennement son éclat pour briller, jette aux échos des journaux les noms des gens qu'elle reçoit et le détail des fêtes qu'elle offre. Curiosités banales et qui sont, malheureusement, le fond même de la nature humaine, de ses envies et de son amour-propre.
On trouvera mieux, sans doute, que je termine ce rapide crayon de ma vie de princesse de Cobourg, antérieurement aux événements qui préparèrent sa fin, par quelques traits sur mes enfants. Je le dois à cette sorte de confession d'une existence qui a tant souffert des mensonges des hommes.
J'ai été, je crois, une bonne mère. J'ai voulu, j'ai cru l'être. J'ai le sentiment, du moins, de l'avoir été longtemps. J'ai prodigué à mes enfants mes soins et mes tendresses.
Ceci est naturel aux femmes que la maternité fait vraiment femmes, et c'est leur gloire et leur honneur. Qu'elles me laissent dire, cependant, que s'il est parfois plus malaisé qu'on ne pense d'être le père de son enfant, il est des situations où en être la mère est d'une difficulté constante.
Heureuses celles qu'une vie paisible et normale laisse à loisir auprès d'un berceau.
J'ai tout de même connu ce bonheur avec mon premier-né Léopold, qui vit le jour en 1878, à notre château de Saint-Antoine, en Hongrie.
La Reine était là, très heureuse d'être grand'mère. L'arrivée de cet enfant, un garçon, héritier des titres, fonctions et apanages de la famille, apaisait les querelles entre le Prince et moi. Ce fut une accalmie de quelque durée. L'influence de la Reine avait opéré sur mon mari. Moi-même, pénétrée de mes devoirs maternels, j'avais pris d'admirables résolutions de patience et de sagesse.
Je faisais des rêves magnifiques, devant le berceau de mon fils… O cruauté du sort contre laquelle je serais impuissante: au fur et à mesure qu'il grandirait, et que le milieu agirait sur lui, il serait de moins en moins mon enfant. Je l'aurais voulu courageux et loyal. Ne devait-il pas porter l'épée? Quelle âme je souhaitais de lui forger! Mais son père revendiqua le droit de le diriger. Bien vite, il ne m'appartint plus.
Léopold approchait de l'âge de raison lorsque je m'évadai d'une existence devenue atroce. Il crut qu'en refusant de continuer d'être princesse de Cobourg, j'emportais des centaines de millions qui devaient, un jour, lui revenir de son grand-père, et que j'allais les jeter au vent de mes folies.
Je connus cette haine que la nature se refuse à concevoir: une haine de fils. J'ai versé sur elle les larmes que versent les mères frappées dans leur chair par la chair de leur chair. Cependant, Dieu le sait: chaque fois que mes enfants, affolés de cet argent qui est au fond des plus bas crimes, m'ont fait souffrir, je leur ai pardonné.
Lorsque Léopold est mort d'une manière affreuse que je ne peux que mentionner, il n'était plus, pour mon cœur, de ce monde, depuis longtemps. Ce n'est pas moi qui ai été atteinte par le châtiment terrible qui a clos, dans le sang, la lignée de l'aîné des Saxe-Cobourg. C'est celui qui avait formé à son image un fils égaré.
Il a survécu, je pense, pour avoir le temps de se repentir.
Lorsque ma fille Dora fut près de naître, en 1881, j'avais une telle appréhension de la présence de son père, que je fis tout ce que je pouvais pour cacher l'heure imminente de la délivrance. Je voulais que le Prince ne fût pas près de moi à ce moment pénible, et qu'il sortît, sans me croire dans les douleurs. Il en fut ainsi. Cela se passait dans notre palais de Vienne. Je parvins à surprendre mon monde. J'évitai, dans la souffrance, une présence qui n'aurait pu que l'accroître. La sage-femme, de garde près de moi, ne put même pas envoyer chercher à temps le professeur accoucheur. Il arriva après la bataille.
Dora fut mon second et dernier enfant. Elle promettait d'être jolie. Devenue jeune fille, encore plus grande que moi, très blonde et myope, elle a eu le malheur d'épouser le duc Gunther de Schleswig-Holstein, frère de l'impératrice Augusta, femme de Guillaume II.
Le malheur… C'est là, dira-t-on, un mot de belle-mère.
On verra par la suite que c'est une vérité conforme à des faits qui touchent à l'histoire contemporaine, rien de plus.
De son mariage, ma fille n'a pas eu d'enfants. Ils auraient appris que leur grand'mère est la plus coupable des femmes, à moins que ce ne soit la plus folle, parce qu'elle a dit, bien des fois, à son gendre, comme au prince de Cobourg, comme à certains dignitaires de Vienne et d'ailleurs, complices ou agents des persécutions dont elle était accablée:
—Vous n'avez qu'un but: prendre, en me prenant ma liberté, ce que je peux avoir encore. Mais il y a une justice, et vous serez punis!
Ils l'ont été.
Ah! si, au lieu de me martyriser ou de me laisser martyriser, certains des miens étaient venus, avaient osé ou pu venir à moi, directement, et en confiance… Je suis femme, je suis mère. Je ne soutiens pas que je n'ai aucun tort. Je soutiens seulement ceci, qui est vrai: on m'a toujours menti. On m'a toujours parlé d'honneur, de vertu, de famille, et j'entendais crier plus haut que tout cela: «Argent! Argent! Argent!»