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Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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ASSASSINAT
DE
MADAME VEUVE AILLET,
ET DE
LA FILLE GOUSSARD, SA DOMESTIQUE,
A CHARTRES.

En 1823, la ville de Chartres fut le théâtre d'un double meurtre, qui frappa de terreur tous les esprits. La mauvaise conduite, la débauche et la cupidité, sources ordinaires de tant de désordres, avaient armé les principaux assassins. Tout portait à croire que plusieurs de leurs complices n'étaient point sous la main de la justice. Il est donc facile de s'expliquer l'effroi général, en présence des dangers auxquels chacun pouvait être exposé. Voici les faits qui ont été révélés par l'instruction de ce procès.

La dame Aillet, propriétaire à Chartres, âgée de plus de quatre-vingts ans, et la fille Louise Goussard, sa domestique, âgée de cinquante-huit ans environ, habitaient seules une maison, rue des Grenets, dans le voisinage du cloître Saint-Aignan, au centre de la ville. Cette maison est située entre cour et jardin; les murs de la cour s'élèvent sur la rue à environ treize pieds de hauteur; de la cour on entre dans un petit corridor fermant sur la rue par une porte vitrée, et dans lequel donne la porte de la chambre où couchaient la dame Aillet et sa domestique. Le dimanche 22 juin 1823, un peu avant sept heures du matin, la fille Chifflet, laitière, étant venue, suivant son usage, apporter du lait, sonna vainement à plusieurs reprises; personne ne lui répondit. Elle conçut des inquiétudes qu'elle communiqua dans le voisinage. On prit des renseignemens; on passa dans le jardin, on trouva les portes et les contrevents exactement fermés de ce côté, on n'entendit aucun bruit dans l'intérieur de la maison, et l'on appela plusieurs fois, mais sans succès. Les inquiétudes croissant, l'autorité fut avertie; alors on monta à l'aide d'une échelle au haut du mur donnant sur la rue, et l'on aperçut une autre échelle dressée le long de ce mur, dans l'intérieur de la cour. Dès ce moment, on ne douta plus que la dame Aillet et sa domestique n'eussent été assassinées. La porte de la rue fut ouverte, et l'on entra; aucune des portes de l'intérieur n'était fermée. On trouva dans une chambre les corps de la dame Aillet et de sa domestique étendus sans vie au pied des deux lits, nus pieds, en chemise et baignant dans leur sang. La dame Aillet avait à la tête deux longues et profondes blessures, faites avec un instrument tranchant; la domestique était percée de dix blessures, paraissant faites avec un couteau long et fort aigu, dont huit à la partie gauche de la poitrine et deux à la main gauche. La disposition des lits montrait que les deux victimes s'étaient levées spontanément et avaient été frappées dans la chambre; une veilleuse brûlait encore; un seul fauteuil était taché de sang, un autre était brisé en partie: une commode placée dans la chambre, avait été forcée et un tiroir ôté. Les assassins étaient entrés dans deux cabinets voisins, dans l'un desquels fut trouvé un couperet teint de sang: on y avait ouvert une armoire à linge, mais rien ne parut y avoir été dérangé; l'armoire à l'argenterie parut également intacte; on n'avait touché, ni à un coffre-fort fermé, dans lequel se trouvèrent douze mille quatre cent vingt-cinq francs, ni à une somme de deux cents francs, placée dans le tiroir d'une petite table, non fermée à clef, ni même à celle de trente-six francs, exposée en évidence sur une tablette. Enfin, tout indiquait que les meurtriers avaient fait des recherches, et qu'un événement fortuit les avait forcés de les abandonner pour fuir précipitamment. On ne put s'assurer s'ils avaient pris de l'argent, mais on ne tarda pas à reconnaître qu'ils avaient emporté deux montres d'or accrochées à la cheminée; une chaîne d'acier, attachée à l'une de ces montres, en avait été arrachée et lancée à terre. Ces deux montres étaient de forme ancienne; l'une des deux était à répétition et portait une chaîne d'or ainsi qu'une petite clef et un cachet en or: le couperet, l'un des instrumens du crime appartenait à la dame Aillet; l'instrument aigu, dont la domestique avait été frappée, ne fut point retrouvé. L'échelle avait été apportée d'une maison peu éloignée, qui était alors en réparation. La position de cette échelle dressée contre le mur de la cour, et des dégradations récentes faites à une corniche qui est au-dessus de la porte de la rue en dehors, indiquaient que les assassins s'étaient retirés par ce chemin, et l'on fut confirmé dans cette opinion en reconnaissant que toutes les ouvertures sur le jardin étaient exactement fermées dans l'intérieur. Le crime était donc évident; il avait été commis par deux personnes au moins: la différence des instrumens avec lesquels avaient été frappées les deux victimes le démontrait. Il était probable, en outre, qu'un complice veillait dans la rue, pour prévenir toute surprise et donner avis du moindre danger.

Ce soupçon fut confirmé par la déposition de plusieurs témoins, dont l'un déclara que, la nuit où le crime fut commis, vers une heure du matin, il avait entendu un grand cri, puis le bruit de la sonnette de madame Aillet, tirée avec force, ensuite deux autres cris. Cette sonnette était sans doute tirée par le complice pour avertir que les cris étaient entendus au dehors. Le même témoin ajouta que, vers une heure et demie, plusieurs personnes, marchant très-vite, avaient passé sous ses fenêtres, venant de la rue des Grenets. Un autre témoin avait vu, à cette même heure, dans la rue Saint-Michel, voisine de celle des Grenets, quatre hommes, portant des blouses bleues et des souliers ferrés, courir très-vite vers la porte Saint-Michel.

Pendant quelque temps, on n'eut aucune idée fixe sur ceux qui pouvaient être les auteurs de ce crime; mais par suite de quelques renseignemens, des soupçons s'élevèrent sur Bouin dit Lapalette: on arrêta une fille Curot avec laquelle il vivait depuis trois ans. Cette fille avait d'abord déclaré que Lapalette était sorti de chez lui le samedi soir, qu'il n'était rentré que le lendemain, à six heures du matin. Ensuite, pressée par les questions qui lui furent faites, elle ajouta que le vendredi matin, dès trois heures, un nommé Fréon était venu trouver Lapalette; qu'ils avaient passé ensemble la journée, la nuit suivante, toute la journée du samedi, et qu'ils étaient sortis tous deux le samedi soir. Sur cette déclaration, Fréon et Lapalette furent également arrêtés. Il est utile de faire connaître ici plus particulièrement ces deux individus.

Lapalette avait toujours été un mauvais sujet, redouté de ses camarades à cause de sa force et de sa brutalité. Il avait été condamné correctionnellement pour vol, et suspendu plusieurs fois de sa place de portefaix à Chartres, à cause de sa mauvaise conduite; il venait d'être supprimé définitivement, pour abus de confiance, et était réduit, les jours de marché, à suivre les voitures de blé, pour avoir la paille.

Fréon n'avait pas une réputation meilleure. A l'âge de quinze ans environ, il avait volé une montre et de l'argent; étant ensuite entré au service militaire, en 1807, il fut condamné à trois ans de travaux publics, pour vol d'argent commis à son corps. Revenu à Chartres, il s'était marié avantageusement et avait pris l'état de perruquier-parfumeur; mais il avait mal vécu avec sa femme et dissipé tout son avoir. Il se livrait au braconnage des rivières, et fut poursuivi plusieurs fois pour ce délit. Il fit aussi de faux billets, mais son père les remboursa, et l'affaire fut assoupie. Il connaissait parfaitement la maison de la dame Aillet, son père y ayant été employé comme perruquier. Dix jours avant le crime, il avait abandonné son domicile et mené une vie errante, se cachant sans cesse aux yeux de sa famille: en outre, plusieurs propos qu'il avait tenus à différentes reprises montrent qu'il roulait souvent dans son esprit des projets funestes, et qu'il se complaisait dans les idées les plus sombres et les plus sinistres. Ainsi, vers 1817 ou 1818, il disait au sieur Levassor en le rasant: «Quand vous serez dans votre nouveau domicile, rue du Puits-Berchot, je pourrai, en l'absence de votre femme, vous couper le cou en vous rasant. Je vous mettrais un rasoir dans la main, alors je deviendrais le maître dans la maison; j'y prendrais tout ce qui me conviendrait; j'y resterais enfermé jusqu'à la nuit; je sortirais ensuite. Puis le lendemain, on fait ouvrir vos portes, et l'on dit: M. Levassor s'est suicidé!» Mais une chose plus directe à l'assassinat actuel, et qui prouve que Fréon le méditait depuis long-temps, c'est qu'en 1813, il fit au sieur Basin, lequel le déclara dans l'instruction, la proposition formelle d'assassiner de concert avec lui, les sieur et dame Aillet et leur domestique, et de les voler, ajoutant qu'ils avaient beaucoup d'argent, qu'il connaissait les êtres de la maison, et que rien ne serait plus facile; puis il fit un détail circonstancié des moyens qu'ils emploieraient. Sur le refus d'indignation que fit le témoin, il insista et lui dit: «Viens à la pêche avec moi lundi prochain; nous raisonnerons de tout cela et nous prendrons jour.» Enfin, dans le courant de mai 1823, Fréon dit à un témoin qui se plaignait de n'avoir pas d'argent: «Si vous aviez du courage!... Mais il n'est pas héréditaire dans votre famille.»

C'est avec de pareils antécédens que le 11 juin, à la suite, selon lui, d'une scène de jalousie qu'il aurait eue avec sa femme, Fréon quitta son domicile et se rendit à Paris. Il était sans argent; dès son arrivée il va chez un sieur Cornut, ancienne connaissance; il lui dit qu'il n'a que deux francs, le charge de mettre des habits en gage et en retire vingt francs; plus tard, il fait vendre encore pour sept francs d'effets, et le mercredi 18 juin, prêt à retourner à Chartres, comme il n'avait plus d'argent, il laisse au même témoin d'autres effets et reçoit de lui cinq francs; il lui annonce en même temps qu'il part pour Chartres, qu'il sera revenu le dimanche ou le lundi suivant, ou qu'il sera mort; qu'il apportera de l'argent et une montre d'or, et il lui déclara depuis qu'il emportait alors un couteau très-pointu qu'il avait acheté six sous sur le quai de la Ferraille, et que ce couteau lui servirait à se percer le cœur, en présence de son père, s'il ne réussissait pas à se procurer de l'argent. Le 19 juin, à huit heures du matin, il arrive à Saint-Piat, à trois lieues de Chartres, y passe la journée, y fait quelques dépenses qu'il ne peut payer qu'en partie, avouant qu'il n'a que deux francs, et il demeure débiteur d'un litre de vin. Il attend exprès six heures du soir pour se rendre à Chartres, disant qu'il ne veut y entrer que de nuit, pour n'être pas reconnu. Arrivé dans cette ville à dix heures du soir, il ne va pas chez lui: il va frapper à la porte de Lapalette. Mais, effrayé par la voix d'un locataire de la maison, il se sauve, rôde une partie de la nuit, et dès trois heures du matin, il entre chez Lapalette. A peine sont-ils réunis, qu'ils sortent ensemble; ils vont d'abord du côté des Filles-Dieu. Vers cinq heures, Lapalette rentre chez lui, il s'emporte contre la fille Curot, l'injurie, et cependant lui dit à voix basse: Tais-toi! tu es une mauvaise langue; puis encore: Veux-tu bien te taire! veux-tu bien te taire! Il retourne de là joindre Fréon, et ils se rendent ensemble à Morancez dans le cabaret de Laigneau, à qui ils disent qu'ils viennent de se rencontrer par hasard en pêchant. Ils y passent la journée à manger et à boire, et projettent ensemble un voyage à Paris. C'est là que Lapalette, causant avec un témoin, sort avec lui du cabaret, cherche d'abord à lui représenter son état comme misérable et sans ressources, et ajoute: Laisse faire: dans peu de temps, je ne manquerai de rien; nous nous soutenons, Fréon et moi. Si tu étais un bon enfant, je te confierais quelque chose. Ils font dans ce cabaret une dépense de huit francs. Fréon ne la paie pas, engage Laigneau à venir chercher son argent chez lui, et se retire avec Lapalette à huit heures du soir, en disant: «Nous nous en allons, parce que nous avons affaire ensemble.» Il retourne chez Lapalette, et Fréon, qui n'était revenu à Chartres, à ce qu'il prétend, que pour voir une maîtresse qu'il avait, et qui ne voulait y aller que la nuit, de peur d'être reconnu, n'y va cependant pas; il ne se rend point non plus chez lui, mais il passe la nuit chez Lapalette.

Le lendemain samedi 21, ils restent toute la journée sans sortir: la fille Curot est avec eux; Lapalette s'occupe à raccommoder ses guêtres; Fréon ne fait rien, et paraît plongé dans de profondes rêveries. La misère est telle parmi eux, que la fille Curot est obligée d'aller vendre deux chaises pour subsister pendant la journée, et cependant Fréon dit, dans la conversation, qu'il va acheter un fonds de boutique, moyennant huit cents francs. Il promet trente francs à Lapalette, qui se plaint de n'avoir pas de quoi payer son loyer, et la fille Curot s'étonnant d'une pareille promesse, il lui répond: Qu'est-ce que cela vous fait? Il lui dit encore qu'il était venu à Chartres pour faire de l'argent en vendant des effets; que la personne chargée de cette vente avait demandé toute la journée du samedi, et qu'il ne pourrait toucher des fonds que vers neuf heures et demie du soir. Du reste, il n'indique ni les effets qu'il peut vendre, ni le mandataire qu'il en avait chargé.

Le soir étant venu, Fréon, sans s'embarrasser d'aller chercher le produit de sa prétendue vente, sort avec Lapalette à dix heures. Tous deux avaient des souliers ferrés; Fréon avait un chapeau rond, une veste brune, un pantalon marron. Lapalette portait un bonnet de police bleu, un gilet rond en nankin blanchâtre, un pantalon d'été bleu; la fille Curot prend toutes les précautions nécessaires pour qu'ils ne soient pas aperçus, au point même d'aller faire, de neuf à dix heures et demie du soir, le guet deux à trois fois sur le pas de la porte, pour voir s'ils peuvent sortir sans être vus, et Fréon se couvre de la blouse de Lapalette: celui-ci prend en sortant la précaution bien singulière de faire coucher la fille Curot et de l'enfermer à clef dans sa chambre. Où vont-ils ensuite? Fréon prétendait qu'il était allé seul au grand faubourg pour tâcher de voir sa maîtresse, disant à Lapalette de venir l'y rejoindre; que n'ayant pas rencontré sa maîtresse, il était revenu chez Lapalette qui était sorti; qu'il avait été le rejoindre dans le tertre Saint-François; qu'ils sont aussitôt sortis ensemble de la ville, et se sont dirigés vers l'ancienne route de Paris.

De son côté, Lapalette soutint que Fréon ne lui avait pas dit de venir le rejoindre dans le grand faubourg, mais simplement de l'attendre dans le tertre Saint-François; que, ne le voyant pas venir, il était prêt à s'en retourner lorsqu'il le vit enfin arriver; qu'ils allèrent ensemble à Lucé, village voisin pour voir la filleule de la femme Fréon; qu'ils y rôdèrent quelque temps et revinrent par les promenades à la route de Paris, qu'ils suivirent jusqu'au bois d'Oisême, où ils se séparèrent. Ils dirent tous deux qu'ils avaient quitté Chartres vers onze heures et qu'ils n'avaient point été ce soir-là dans les environs du cloître Saint-Aignan. Ces deux versions ne s'accordaient pas, elles se contredisaient même formellement; car Fréon soutenait qu'ils n'étaient point allé à Lucé, mais qu'ils étaient sortis de la ville pour gagner la route de Paris. Elles furent de plus démenties par l'instruction. En effet, le samedi soir, vers dix heures et demie, des témoins virent dans le cloître de Saint-Aignan, près duquel est située la maison de la dame Aillet, deux hommes dont le signalement se rapportait entièrement à celui des accusés. Trois autres témoins reconnurent positivement Lapalette en ce même endroit. On le vit, à onze heures, passer du cloître Saint-Aignan dans la rue des Grenets, et c'est vers une heure que le crime fut commis. Dans cette nuit fatale du 21 au 22 juin, Fréon qui, depuis deux jours, était avec Lapalette et ne l'avait pas quitté depuis son retour, se sépare tout-à-coup de lui et part à pied pour Paris; il va jusqu'à Ablis. Là, il quitte la route et gagne Rambouillet, où il dit être arrivé à dix heures, mais il est constant qu'il n'y arriva qu'à trois ou quatre heures après-midi; il entre aussitôt dans une auberge, y reste trois heures, faisant voir la plus grande fatigue, et prend le soir même la diligence de Paris, où il arrive le 23 au matin. A peine arrivé, il se rend chez Cornut, dont il a été question ci-dessus, et lui fait voir une montre d'or de forme ancienne à répétition, garnie d'une chaîne d'or. Il annonce vouloir la changer; il dit qu'il a apporté trois cents francs de chez lui; qu'y étant arrivé vers neuf heures et demie du soir, son père était venu lui ouvrir la porte, et qu'en l'absence de sa femme, il avait fait ouvrir la porte d'une armoire par un serrurier, pour prendre ces trois cents francs, et cependant il est constant que, depuis long-temps, il n'avait pas mis le pied chez lui. Il montre ensuite cent cinquante francs qu'il a dans sa poche et donne vingt-cinq francs à Cornut pour retirer les effets engagés à son dernier voyage.

Le 24, il va chez le sieur Lejeune, horloger, rue Saint-Martin; il y échange deux montres anciennes contre une nouvelle, et reçoit quatre-vingts francs de retour. Le signalement de ces deux montres est le même que celui des deux montres volées. Ce qu'on en put retrouver, savoir, le mouvement, la chaîne d'or, la clef et le cachet d'or, tout fut reconnu par les témoins et par l'horloger qui entretenait les montres de la dame Aillet. Cet échange consommé, Fréon se fait conduire par Lejeune chez un bijoutier dans la même rue, où il achète une chaîne d'or, et chez un autre, rue Michel-Lecomte, où il se procure des breloques. Dans l'instruction, il nia tous ces faits; mais il fut formellement reconnu par l'horloger Lejeune et par les deux bijoutiers. Trois témoins et Lapalette lui-même qui, de son côté, arriva à Paris le 25, déclarèrent lui avoir vu, les jours suivans, une montre d'or à la mode avec chaîne et breloques en or. Fréon la présenta lui-même à un sieur Muller, son ami, en lui disant: Tiens, vois donc cette montre: je l'ai changée contre deux autres montres d'or, et je crains d'avoir été trompé. Il donnait en même temps une fausse adresse du marchand chez lequel il avait fait cet échange. Il ajouta qu'ayant des affaires à Paris, il avait apporté ces deux montres pour les changer, attendu qu'elles étaient anciennes et n'étaient plus de mode. Le 27, il remit cette nouvelle montre à Vigneau pour l'engager au Mont-de-Piété; il en retira cent vingt francs. Fréon nia encore tous ces faits; seulement il convint que, le 23, il avait acheté dans les rues de Paris, moyennant dix-huit francs, une montre en chrysocale, avec chaîne et breloques, et qu'il l'avait revendue le 27.

Le 28 au matin, Fréon se trouvant à boire avec un sieur Rondeau, chez un marchand de vin, rue des Saints-Pères, deux individus assez mal vêtus entrèrent dans le même cabaret, Fréon parut très-effrayé; il leur parla quelque temps, et dit ensuite à Rondeau qui était sorti dans l'intervalle: J'ai acheté leur silence. Le soir même, il reprit la diligence de Chartres; son intention était sans doute de découvrir dans le pays ce que l'on pouvait dire sur son compte, car il ne prit sa place que jusqu'à Maintenon. Son seul but, à l'entendre, était de voir un nommé Frot, dont il voulait affermer la pêche sur la rivière d'Eure. Il alla chez ce Frot le 29, et il ne fut nullement question de ce marché.

Dès son arrivée à Maintenon, le 29, à quatre heures du matin, il dit qu'il vient de Chartres pour affaire; plus tard, il dit à d'autres qu'il arrive de Paris; il passe la journée dans différens cabarets et cafés, va à Saint-Piat, y boit avec trois jeunes gens de sa connaissance, à qui il dit qu'il est venu à Maintenon pour des affaires qui devaient durer deux jours, mais qu'on lui a compté des pièces de cinq francs et qu'il va repartir: et cependant il fut établi qu'il n'avait fait aucune affaire à Maintenon, et que personne ne lui avait compté d'argent. Il retourne le soir, avec ces jeunes gens à Maintenon, joue avec eux au billard, et tout-à-coup au milieu de la partie où, suivant les témoins, son jeu était d'abord brillant, dès qu'il aperçoit le brigadier de gendarmerie, il ne peut plus jouer, il devient inquiet et tremblant; ses jambes et ses mains sont dans une agitation continuelle. Il affecte des politesses tant envers les gendarmes qu'envers ceux de qui il croit pouvoir se réclamer. Enfin, prêt à monter en diligence, ses papiers ne sont pas en règle; il est arrêté et conduit au quartier de gendarmerie, où il passe une nuit très-agitée. Lapalette, de son côté, après avoir quitté Fréon pendant la nuit du 21 au 22, était revenu à Chartres. Il ne rentra chez lui qu'à six heures du matin. La fille Curot lui demande ce qu'il a fait; il la maltraite, il lui dit: Veux-tu te taire! Je ne veux pas que les voisins sachent que j'ai passé la nuit dehors. Il lui dit, un instant après, qu'il vient de reconduire Fréon, et lui montre quarante francs que celui-ci lui a donnés.

Au moment où l'assassinat venait d'être commis, et où la foule se portait à la maison de la dame Aillet, Lapalette s'y trouva avec un nommé Lailler. Ils aidèrent tous deux à ouvrir la porte, mais au moment où Lailler se disposait à franchir le mur, Lapalette prétexta une affaire, se retira, et environ une heure après, passant dans une rue voisine d'où l'on voyait la foule, il s'adressa à la femme Fauquereau et lui demanda ce qu'il y avait, comme s'il eût été possible qu'il l'ignorât; puis se retrouvant avec Lailler, au moment où celui-ci était encore tout ému de la vue des cadavres, il le railla sur son émotion.

Le soir même, Lapalette prend la diligence de Paris; le 25 au matin, il dit à un témoin en présence de Fréon, qu'il vient s'amuser à Paris, qu'il a touché de l'argent à Chartres, qu'il l'a gagné à conduire des chevaux à la foire en Picardie; et Fréon le dément au même instant. Il dit à un autre qu'il a de l'argent, et qu'il ne quittera Paris qu'après avoir tout mangé; en effet, il passe trois jours dans la débauche la plus complète et fait une dépense considérable. Il paie le prix d'un déjeûner fait avec Fréon et Muller, et frappant sur sa poche, il dit: Je ne veux pas que tu paies, Henry: nous avons de l'argent. Il est arrêté le 29; on trouve sur lui cent quatre-vingt-dix francs. On l'interroge sur deux masques de parchemin, trouvés dans la paillasse de son lit, à Chartres; il prétend que ces masques sont anciens, qu'il s'en est servi autrefois pendant le carnaval, et que depuis long-temps la fille Curot les lui a cachés. Celle-ci, au contraire, soutient qu'elle ne les a jamais vus et qu'elle ignorait jusqu'à leur existence. Il est probable que ces masques avaient servi à Lapalette et à son complice pour se déguiser lors de l'exécution de leur forfait. On demande compte à Lapalette des cent quatre-vingt-dix francs trouvés sur lui, il dit qu'en quittant Chartres, il avait près de trois cents francs; qu'il les avait depuis quelque temps, quoiqu'il vendît ses meubles et ses effets; qu'il ne faisait ces ventes que pour laisser ignorer à la fille Curot qu'il eût cet argent; que ces trois cents francs provenaient tant de la vente de son mobilier et de ses effets, que d'un don de quarante francs fait par Fréon, et le reste résultant de ses économies. Il ajouta que ce trésor était caché dans son grenier, comme si l'on pouvait croire aux économies d'un homme réduit à vendre ses habits, ne gagnant plus que douze sous par semaine, et qui, la veille même de l'assassinat, faisait vendre deux chaises pour subsister. Il en imposait évidemment; d'où pouvait donc lui provenir cet argent?

Les preuves les plus fortes désignant Fréon comme l'un des auteurs de l'assassinat commis dans la nuit du 21 au 22, des preuves pareilles atteignaient Lapalette comme son complice. De son propre aveu, il ne l'avait pas quitté, depuis le samedi soir à neuf heures, jusqu'à deux heures du lendemain matin; il avait donc assisté à tout; il avait puisé à la même source. Tous deux avaient partagé le même crime, et quand on rapproche de ces circonstances le changement subit de leur situation pécuniaire et la dépense qu'on leur a vu faire ensuite; quand on remarque leurs variations dans leurs réponses, au point de se contredire formellement sur un point essentiel, et de rendre chacun un compte contradictoire de ce qu'ils firent dans la nuit du samedi au dimanche; lorsqu'on rapproche tous ces faits des propos extraordinaires que plusieurs témoins ont recueillis, on demeure convaincu, que tous deux faisaient partie des assassins, et que cet argent qu'on leur avait vu répandre à pleines mains, dès le lendemain du crime, ne pouvait en être que le fruit. L'intimité dans laquelle la fille Curot vivait avec le nommé Bouin, avait fait d'abord présumer qu'elle n'était pas étrangère au crime dont celui-ci était accusé; on avait tout lieu de croire que les assassins avaient eu pour complice une personne affidée, qui était restée en dehors de la maison de la veuve Aillet pour faire le guet, tandis que les auteurs principaux du crime s'étaient introduits dans l'intérieur. Dans cette hypothèse, la fille Curot semblait avoir dû être chargée, dans l'exécution du crime, de la coopération qui s'accordait le plus avec les idées que son sexe et sa force pouvaient faire naître; mais les charges qui s'élevaient contre elle ayant paru insuffisantes pour la mettre en accusation, la Cour, par son arrêt du 1er août, la renvoya de la poursuite, et ne maintint l'ordonnance de prise de corps que contre Lapalette et Fréon.

En conséquence de ces faits, Charles-Philippe-Toussaint Fréon et André-François Bouin dit Lapalette, furent renvoyés devant la Cour d'assises d'Eure-et-Loir, séant à Chartres, sous l'accusation 1o d'avoir, dans la nuit du 21 au 22 juin 1823, commis de complicité, volontairement et avec préméditation, un homicide sur la personne de la dame veuve Aillet; 2o d'avoir, dans la même nuit, commis de complicité, volontairement et avec préméditation, un homicide sur la personne de la fille Goussard; 3o d'avoir dans la même nuit, et au moment ou lesdits homicides avaient eu lieu, soustrait frauduleusement, de complicité, à l'aide d'escalade et d'effraction dans une maison habitée, de l'argent monnayé, deux montres en or et d'autres effets appartenans à la dame Aillet.

Les débats de cette grave affaire s'ouvrirent, le 19 août, sous la présidence de M. Chevalier-Lemore, au milieu d'un concours immense de spectateurs.

Les défenseurs des accusés leur avaient été nommés d'office. Me Doublet, avocat stagiaire, aujourd'hui attaché au barreau de Chartres, plaidait pour Fréon. La tâche des défenseurs était pénible. Ils firent tous leurs efforts pour concilier ce qu'ils devaient à leur mission, et ce que leur imposait leur conscience; aussi, lorsque après une discussion approfondie de l'accusation, l'avocat de Fréon, s'écria d'une voix émue: «Puissions-nous ne plus avoir à remplir ce douloureux ministère! Puissions-nous avoir concilié nos devoirs comme citoyens, nos obligations comme hommes de la loi! Puissions-nous trouver le prix de nos efforts et un adoucissement à notre tâche dans le sentiment de l'intérêt public!» Un murmure d'approbation se fit entendre, et fut ratifié par tous ceux qui avaient suivi ces débats. La preuve la plus accablante contre Fréon, fut la reconnaissance formelle de l'horloger à qui il avait vendu la montre de la dame Aillet.

Cette procédure dura trois jours, et le résultat fut la condamnation à mort des accusés. Ils se pourvurent en cassation; dans cet intervalle, Fréon fut pris de violens vomissemens, et tout annonça qu'il cherchait à s'empoisonner à l'instar de Bancal dans l'affaire Fualdès, en buvant de l'urine dans laquelle il avait laissé de la monnaie de cuivre. Fréon répétait à son défenseur, qu'il ne serait jamais exécuté.

Lorsque le pourvoi eut été rejeté par la Cour de cassation, et le jour de l'exécution arrêté, les condamnés se barricadèrent dans leur cachot, et l'on ne put s'y introduire. L'exécution fut ajournée; depuis, Lapalette chercha à retarder sa mort par des révélations qu'il fit, révélations qui semblaient annoncer que les condamnés avaient des complices, (et c'était l'opinion générale à Chartres). Cependant, les investigations nouvelles, auxquelles la justice se livra, prouvèrent que ces révélations étaient mensongères, et bientôt Fréon et Lapalette portèrent leur tête sur l'échafaud!...

Ce crime avait jeté l'effroi dans la ville de Chartres; la population ne fut rassurée, que lorsque les assassins eurent cessé de vivre. On parla long-temps de cet assassinat; on se rappelait encore le jour de l'inhumation de madame Aillet et de sa domestique; on parlait de cette fille Goussard qui, pour sauver sa maîtresse, avait dû soutenir une lutte si longue avec l'un des assassins. C'est d'elle que le ministère public disait dans son réquisitoire: La palme des martyrs vous était réservée!...

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