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Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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ACCUSATION D'ASSASSINAT
RÉSULTANT D'UN SUICIDE.

Les sieur et dame Coutelas vivaient à Reuil, village situé sur la rive droite de la Marne. Ils jouissaient d'une certaine aisance. Le sieur Coutelas, ancien militaire, fils d'un honnête vigneron, avait épousé, en 1815, une personne dont la condition était au-dessus de la sienne. Les deux époux n'ayant pas d'enfans, avaient, en 1819, par deux testamens déposés chez un notaire, disposé mutuellement de l'usufruit de leurs biens en faveur du survivant.

Le sieur Coutelas, âgé de cinquante-un ans, était d'un caractère froid et apathique. La dame Coutelas, petite et replète, était, depuis quelques mois, affectée d'un commencement d'hypocondrie. Elle était tourmentée par des insomnies; le sang l'incommodait; son médecin lui avait conseillé une saignée qui avait été ajournée. Elle souffrait et se plaignait beaucoup.

Dans la journée du 30 mars 1826, ses plaintes redoublèrent et furent continuelles. Le matin, un neveu de son mari, informé de son état de maladie, était venu la voir. Elle avait annoncé l'intention de prendre l'émétique. Le mari et le neveu s'y opposèrent, en lui faisant observer qu'elle devait auparavant prendre l'avis du médecin; mais elle ne voulut point le consulter, et dit même qu'elle ne ferait rien de ce qu'il lui prescrirait.

Son neveu la quitta: elle lui avait pris plusieurs fois la main avec attendrissement. Son mari se rendit aux champs. La nommée Sophie Placial, sa domestique, alla travailler dans une vigne située près de la maison. Une voisine de la dame Coutelas, la femme Pierrot, passa l'après-midi avec elle, dans la cuisine, et remarqua qu'elle était très-agitée, qu'elle ne parlait pas comme à l'ordinaire.

Sophie rentra à deux heures pour savoir des nouvelles de sa maîtresse; à quatre heures, elle revint encore pour goûter. Cette dernière fois, la dame Coutelas lui prit la main en lui disant: Ma Sophie! ma pauvre Sophie! Elle ajouta même, suivant la déposition de cette fille: Je suis une femme perdue! Puis elle dit à la femme Pierrot qu'elle était lasse de la vie.

Vers le soir, Sophie quitta son travail et rentra à la maison. Trouvant ouverte la porte de la chambre à coucher de ses maîtres, elle regarda si sa maîtresse y était, et ne l'y voyant pas, ni dans une chambre voisine dont la porte était également ouverte, elle entra dans la cuisine où le sieur Coutelas était assis auprès du feu. Elle lui demanda où était sa maîtresse: il répondit qu'elle venait de passer dans sa chambre, et sur l'observation que lui fit la domestique qu'elle n'y était pas, il dit qu'elle était sans doute chez quelqu'une de ses voisines.

Sophie alla s'informer dans le voisinage, et n'y ayant pas trouvé la dame Coutelas, rentra fort inquiète à la maison. Son maître lui donna l'ordre de prendre une lanterne, et d'aller chercher sa femme du côté de la rivière, attendu que plusieurs fois elle avait dit que, pour rien, elle se jetterait à l'eau. Cette fille, éplorée, parcourut les bords de la Marne, en cherchant sa maîtresse.

De retour à la maison, après avoir fait des recherches infructueuses, la femme Pierrot et une autre voisine vinrent bientôt l'y rejoindre. Alors toutes les trois et le sieur Coutelas lui-même, qui commençait à s'émouvoir, s'entretinrent ensemble, dans la cour de la maison, des recherches qui restaient encore à faire. Sophie descendit seule dans la cave; sa maîtresse n'y était pas. Il y avait dans la maison une autre cave pour ainsi dire abandonnée, qui se composait de plusieurs berceaux qui se croisaient. Au fond et sur la gauche de l'un de ces berceaux qui se prolongeait au-delà des bâtimens, sous une vigne, était un petit caveau où le jour ne pénétrait jamais. La dame Coutelas n'était presque jamais entrée dans cette cave. Une des voisines proposa néanmoins de voir si elle n'y serait pas; Coutelas observa qu'elle n'aurait pas osé y aller seule: néanmoins on y descendit.

Sophie marchait la première; elle était suivie des deux autres femmes. Toutes les trois portaient des lanternes; Coutelas marchait le dernier. Tout-à-coup Sophie jette un cri d'effroi; elle a vu sa maîtresse étendue par terre: La voilà ici, s'écrie-t-elle, la chère dame Coutelas! et elle recule épouvantée. La femme Pierrot s'enfuit. L'autre femme, plus courageuse, s'approche avec Coutelas. Tous deux voient la malheureuse femme étendue sur le dos, la tête contre le mur, ayant du sang au cou. Ils aperçoivent un rasoir ouvert, placé sur le bras gauche. Coutelas s'écrie: Ah! pauvre femme! qu'as-tu fait?... Puis ayant reconnu son rasoir, il ajoute: La malheureuse s'est coupé le cou avec mon rasoir... Que vais-je faire?... Il faut prévenir les autorités. On remarqua qu'il n'y avait aucun dérangement ni dans les vêtemens ni dans la chevelure de la dame Coutelas.

Bientôt, on procéda à l'information judiciaire la plus scrupuleuse. Plusieurs médecins et chirurgiens de Reims et des environs jugèrent que la mort de la dame Coutelas était l'effet d'un suicide. Mais trois médecins de Paris, MM. Dubois, Boyer et Adelon déclarèrent, au contraire, qu'il leur paraissait extrêmement probable, que la dame Coutelas ne se fût pas fait elle-même les blessures qui lui avaient ôté la vie.

Cette déclaration, jointe à diverses circonstances commentées par la clameur publique, fit planer des soupçons d'assassinat sur le sieur Coutelas. On parla de sa froide indifférence pour sa femme, des paroles qui lui étaient échappées, à la vue de son rasoir, qui avait servi à commettre le crime; la malignité n'eut garde d'oublier la circonstance des deux testamens. Enfin, le sieur Coutelas fut arrêté, prévenu d'avoir assassiné sa femme, et traduit, en conséquence, le 9 mai 1827, devant la Cour d'assises de la Marne.

Les débats de cette affaire durèrent trois jours. Cinquante-quatre témoins furent entendus. Les docteurs Boyer et Dubois ne purent s'y trouver, l'état de leur santé ne leur ayant pas permis de faire le voyage de Reims. Le procureur du roi, M. Gasbon, dans une plaidoierie qui dura plus de deux heures, se livra au consciencieux examen de cette grande et difficile affaire. Ce magistrat, après avoir discuté la question médico-légale, déclara qu'il ne croyait pas qu'il y eût eu homicide; qu'aucune charge sérieuse ne résultait d'ailleurs des témoignages, et il termina en ces termes: «Non, Messieurs, l'accusé n'est pas coupable.»

Le défenseur du sieur Coutelas se borna dès-lors à rétablir des faits de moralité qui avaient été présentés dans l'instruction d'une manière défavorable à son client; et le jury, après une courte délibération, déclara à l'unanimité que l'accusé n'était pas coupable.

Cette déclaration fut accueillie avec une satisfaction générale. On entendit avec plaisir prononcer l'acquittement d'un homme accablé d'abord par une perte douloureuse, et atteint ensuite par un malheur plus grand encore, d'un homme dont l'innocence était reconnue et proclamée par la justice, et qui, pendant huit mois, avait été privé de sa liberté, et avait eu à gémir sous le poids du plus affreux soupçon.

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