Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Chez la plupart des joueurs, la passion qui les domine n'est autre que l'ambition; sans l'espoir du gain, le jeu serait sans attraits pour eux. C'est pourquoi, lorsque viennent les chances malheureuses, la raison, l'honneur, le devoir, tout est oublié; une rage sombre, une sorte de démence les obsède; alors tous les moyens leur sont bons pour se procurer les ressources qu'ils croient propres à réparer leurs pertes. De là tant de calamités domestiques! de là tant de crimes qui, si fréquemment, portent l'épouvante au sein de la société!
Toutefois, le criminel dont nous allons parler semble faire une exception à cette règle générale. La passion du jeu était devenue chez lui une monomanie qui n'avait d'autre objet que le jeu lui-même. Cette passion, qui lui fit commettre un crime atroce, ne procédait point d'un rapace et sordide intérêt. Il voulait toujours jouer, mais uniquement pour jouer; et certes, ce n'était pas l'appât du gain qui, le jour même de son exécution, alors qu'il savait très-bien qu'il n'y avait plus pour lui d'espoir en ce monde, lui mettait encore les cartes à la main.
Veillère, perruquier dans la ville de Rouen, marié depuis 1821, se livrait à la funeste passion dont nous venons de parler, de manière à compromettre les intérêts de sa maison. Il en résultait des scènes violentes dans son ménage; il ne cessait d'accabler sa jeune et vertueuse épouse de traitemens atroces: enfin, un jour, il en vint au point de se précipiter sur elle et de lui porter, en présence de quelques autres femmes qui voulurent vainement l'arrêter, plusieurs coups de couteau à la gorge. Le malheureux voulait aussi se détruire et mourir avec elle, mais les blessures qu'il se fit, quoique graves, ne furent pas mortelles.
Il fut mis en accusation et traduit devant la Cour d'assises de la Seine-Inférieure, le 14 août 1824; il parut devant ses juges avec une contenance assurée. Condamné à mort sur la déclaration unanime du jury, il entendit son arrêt sans dire un seul mot, sans donner aucun signe d'émotion. Résigné à mourir, il refusa opiniâtrément de se pourvoir.
Dès ce moment, il attendit la mort avec une impassibilité étonnante, continuant de jouer, suppliant quelques prisonniers de ne pas lui refuser de faire sa partie pour les derniers momens de sa vie, et les menaçant plaisamment de venir les tourmenter après sa mort, s'ils ne se rendaient pas à son désir.
Le 18 août, veille de son exécution, il ne quitta le jeu que pour se coucher, et presque aussitôt s'endormit d'un sommeil paisible. Le lendemain matin, le matin de son dernier jour, à son lever, il déjeûna avec appétit et se remit au jeu jusqu'au moment de passer dans la chapelle, où le prêtre l'attendait. Il demanda avec beaucoup d'instance que le détenu qui jouait avec lui l'accompagnât jusque dans cet endroit; puis il se confessa avec le plus grand calme, écouta avec beaucoup d'attention les consolations et les prières de l'ecclésiastique qui l'assistait, et marcha à l'échafaud, avec la même impassibilité qu'il avait toujours montrée.