Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Sureau, garçon tailleur, était au bagne de Brest, depuis l'année 1823 ou 1824. Voici sommairement les circonstances qui l'avaient plongé dans ce cloaque de criminels. Ce jeune homme devait épouser une jeune fille, sa cousine. Celle-ci, au moment de s'unir à lui, se rétracta. Alors Sureau s'abandonna au désespoir; ses passions fermentèrent, sa tête s'exalta; une sorte de délire furieux s'empara de lui. Il se rendit chez celle qu'il aimait, armé de deux pistolets; il voulait se brûler la cervelle à ses yeux; peut-être aussi voulait-il l'immoler elle-même et périr sur son cadavre. Qui pourrait savoir quel était son projet? Le savait-il bien lui-même? Quoi qu'il en soit, la jeune fille seule expira sous l'arme meurtrière, et Sureau fut, quelques mois après, envoyé au bagne de Brest, et attaché côte à côte avec un galérien.
Chose étrangement monstrueuse! Dans ce séjour de l'opprobre et de la misère, ce jeune homme retrouva encore des passions semblables à celles qu'il avait déjà éprouvées, mais avec cette différence qu'elles étaient empreintes de cette hideur et de cette dépravation que le bagne attache à tout. Le forçat dont l'existence était enchaînée à la sienne par des liens de fer, était devenu pour lui l'objet d'une affection infâme. Depuis deux ans environ, il traînait sa chaîne avec ce compagnon, lorsqu'une mésintelligence éclata entre eux. Pendant la nuit, la tête du galérien Sureau s'exalta comme lors de son premier crime. Tout-à-coup il se lève, s'arme de ciseaux qui se trouvaient à côté de lui, les plonge à plusieurs reprises dans les flancs de son compagnon endormi, et appelant à grands cris le garde-chiourme: Qu'on me conduise à la mort! s'écrie-t-il, d'une voix forcenée. Je viens d'assassiner l'homme que j'aimais plus que ma vie.
Sureau ne tarda pas à être traduit devant un conseil composé d'officiers et d'ingénieurs de la marine. Rien de plus extraordinaire que l'aspect d'un tel tribunal: là, les accusés sont toujours des criminels; là, les témoins eux-mêmes comparaissent couverts de leurs vêtemens rouges, et traînant leurs chaînes.
Connaissez-vous, dit le président à l'un de ces témoins qui paraissait avoir vieilli aux galères, connaissez-vous quelque motif qui ait pu porter l'accusé à tuer son camarade?
Le forçat: Oui, monsieur le président. Je crois, sauf votre respect, que son camarade l'avait appelé mouton.
Le président: Eh bien? que signifie cela?
Le forçat: C'est que, monsieur, quand on dit à quelqu'un qu'il est un mouton, ça veut dire, sauf votre respect, qu'il rapporte aux chefs tout ce qui se fait.
Le président: Quel grand mal y a-t-il là? comment voulez-vous qu'il ait pu le tuer pour cette parole?
Le forçat: C'est que, monsieur, chez nous, celui qui est mouton, sauf votre respect, ça veut dire qu'il faut qu'on l'assassine, et alors vous comprenez qu'on n'aime pas d'avoir cette réputation.
Le sang-froid, le ton de naïveté avec laquelle le vieux forçat débitait ces maximes, indiquaient assez qu'elles constituaient un des points de droit de ce lieu d'infamie, et qu'elles avaient été plus d'une fois mises à exécution.
Après la plaidoierie de son avocat, le galérien Sureau voulut se défendre lui-même. Son improvisation offrait un mélange singulier du langage de la passion et de l'argot du bagne: l'idée de la cousine et de son compagnon de chaîne se confondait dans son esprit, et l'image de ces deux victimes de sa fureur, harcelant sans cesse sa pensée, lui inspirait des paroles et des mouvemens d'une véritable éloquence.
Le forçat Sureau fut condamné à mort le 17 octobre 1826, et fut exécuté dans les vingt-quatre heures.