Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
«Serait-il vrai que nos lois, qui veillent assidûment à la punition du crime, auraient laissé l'innocence sans défense et sans secours contre les erreurs judiciaires? En armant les magistrats d'un pouvoir terrible, mais nécessaire, aurait-on oublié qu'ils participent à la fragilité et aux passions humaines, et que les plus belles institutions deviennent menaçantes, au lieu d'être protectrices, si l'on ne fait rien pour en prévenir les erreurs?»
Tel est le début d'un mémoire publié vers 1819; et ces paroles sont le cri de douleur d'un vieillard presque octogénaire, d'un vénérable ecclésiastique, d'Étienne Pacot, dont les malheurs ont fini par égarer la raison, et qui aujourd'hui attend, dans une maison de santé, la fin de sa longue et malheureuse carrière.
Le sieur Pacot, échappé comme par miracle aux brigandages de la révolution, qui toutefois l'avaient contraint de quitter la paroisse qu'il administrait, s'était retiré dans ses propriétés, situées en grande partie à Bourberain, département de la Côte-d'Or. Un homme, nommé Prétot, vint s'établir dans le même endroit. L'abbé Pacot le reçut sans défiance; mais il fut bientôt cruellement puni de cet excès de sécurité. Prétot commit chez lui un vol considérable, et attenta à sa vie à deux reprises différentes. D'abord il lui tira un coup de fusil par sa fenêtre; ce fait fut attesté par le nommé Nicolas Miel, qui accompagnait alors Prétot; cet homme en fit la révélation à la justice, qui, un peu plus tard, le condamna aux fers pour vol dans une habitation d'une autre commune. La seconde tentative de Prétot sur la personne de l'abbé Pacot, eut lieu le 7 nivôse an VII. Il tira un coup de pistolet à ce propriétaire sur la route de Bèze. L'intimité qui unissait cet homme au juge-de-paix du canton lui assura l'impunité; néanmoins on n'osa l'absoudre entièrement, et sur la déclaration du jury, portant que Prétot n'avait pas eu l'intention de tuer le sieur Pacot, cet attentat ne fut puni que d'un mois d'emprisonnement, et de vingt-cinq francs d'amende.
Cependant Prétot avait fait trop de mal au sieur Pacot, pour n'être pas devenu son ennemi juré. La présence de ce dernier à Bourberain était un reproche continuel pour lui, comme pour ses protecteurs. Il résolut de s'affranchir, par un crime encore plus noir, de la vue importune d'une victime que la Providence avait dérobée à ses premières tentatives de meurtre.
Tout-à-coup le bruit se répandit dans la commune de Bourberain que Prétot et sa femme venaient d'être empoisonnés par le plus subtil des poisons. Le 7 germinal an IX, Prétot le dit lui-même aux deux fermiers du sieur Pacot, qui étaient entrés dans son cabaret. Il leur montra une demi-bouteille à moitié pleine, leur disant que sa femme et lui avaient bu l'autre moitié qui manquait. Il raconta que cette demi-bouteille lui avait été apportée, deux jours auparavant, avec une lettre dans laquelle il était dit qu'on la lui adressait comme un échantillon de vin.
Le même jour, Prétot arrêta deux officiers de santé qui traversaient la commune. Le premier trouva la liqueur douce, et déclara plus tard que ce ne fut qu'une heure après en avoir mis sur sa langue, qu'il sentit une légère chaleur. Le second, au contraire, affirma que cette liqueur était tellement corrosive, que l'eau-forte ne serait pas plus mordante.
Cependant la santé de Prétot n'avait pas subi la moindre altération; son visage coloré n'offrait aucun des symptômes de l'empoisonnement dont il se plaignait. Aussi, dans les premiers instans, se garda-t-il bien d'aller se montrer à l'autorité. Sa maison n'était séparée de celle du maire de la commune que par un mur, et pourtant il ne l'instruisit pas du crime qui, selon lui, avait failli lui coûter la vie. Il ne requit même pas l'assistance du juge-de-paix, son ami, qui ne demeurait qu'à une demi-lieue de Bourberain.
La calomnie ne saurait procéder par des voies aussi directes, sans compromettre souvent le succès de ses manœuvres. Il fallait que Prétot s'assurât d'abord des moyens d'accréditer l'odieuse fable qu'il avait inventée. Il lui fallait quelques témoins. Il gagna une femme simple et crédule, et lui recommanda, ainsi qu'elle le déclara elle-même plus tard, de dire, lorsqu'elle serait interrogée à ce sujet, qu'elle avait vu Prétot en proie à des vomissemens, et qu'elle lui avait donné du lait.
Le 10 germinal, il fit six lieues à pied pour se rendre à Dijon, mais il ne porta pas encore sa plainte à la justice, et revint le jour même à Bourberain. Le lendemain, il eut encore la force de recommencer ce pénible voyage, et, cette fois, il rendit plainte devant le directeur du jury, mais en déclarant toutefois qu'il ignorait jusqu'alors l'auteur du crime.
Cette première démarche suffisait pour le moment à Prétot; il était satisfait d'avoir éveillé l'attention de la justice; il se désista dans les vingt-quatre heures. Cette marche était de la plus perfide habileté; elle lui facilitait les moyens de porter à la victime qu'il s'était choisie les coups qu'il lui préparait. Bientôt en effet, il fit circuler de sourdes rumeurs qui désignaient l'abbé Pacot comme auteur de l'empoisonnement, et lui-même déposa que, dans le premier moment, il avait accusé ce prêtre, n'ayant pas d'autre ennemi sur la terre.
Sur cette dénonciation, on arrête le sieur Pacot; le dénonciateur lui-même vient avec un fusil, afin, dit-il, de prêter main-forte à la gendarmerie. Le lendemain, deux simples gendarmes font une perquisition dans le domicile de l'abbé Pacot. Deux jours après, le juge-de-paix en fait une nouvelle, tendant à s'assurer si l'on trouverait de l'arsenic dans la maison: il prend pour témoin le beau-frère de l'accusateur. Ce témoin était prévenu de la visite du juge de paix; il quitta son troupeau qu'il gardait, pour aller à la rencontre de ce magistrat. Il n'est pas nécessaire de faire sentir à nos lecteurs combien il était irrégulier, même scandaleux, de choisir le beau-frère du délateur pour témoin de l'un des actes les plus importans de la procédure. Mais ce choix n'avait été fait ni au hasard, ni sans de fortes raisons. Le témoin lui-même en révéla le motif dans un moment de véracité. Il convint que Prétot lui avait donné un cornet de poudre blanche, avec mission de le glisser furtivement dans la maison de l'abbé Pacot, lors de la visite.
Il se trouvait chez le prévenu un reste de limonade médicinale faite avec du sel d'oseille, La décomposition qui en fut faite ne laissa pas le moindre doute sur la nature de cette liqueur. Mais le juge de paix, ami de Prétot, avant d'appeler un homme de l'art, comme son devoir le lui prescrivait, s'empressa de faire avaler de cette limonade à un poussin; puis il l'emprisonna dans une soupière qu'il ferma bien hermétiquement de son couvercle. Privé d'air, le pauvre animal allait périr asphyxié, si la domestique de l'abbé n'avait soulevé le couvercle. Le poussin mort, quelle conséquence n'aurait-on pas tirée de ce fait contre l'accusé? On n'aurait pas manqué de moyens pour travestir l'asphyxie en empoisonnement.
Cependant le sieur Pacot fut conduit dans les prisons; l'une de ses domestiques, Louise Poinsot, qui devait jouer un rôle nécessaire dans l'affreuse tragédie qu'on avait imaginée, partagea le sort de son maître. L'abbé Pacot fut tenu au secret le plus rigoureux pendant quatre-vingt-dix jours.
Mais tous les maux qu'on faisait peser sur lui ne rendaient pas l'accusation plus vraisemblable. On avait beau l'abreuver d'outrages, son innocence n'en éclatait que plus visiblement. Un jour, on le fit sortir de sa prison; on le traîna en spectacle dans les rues, et on le conduisit chez un marchand droguiste, sous prétexte que la femme de ce marchand avait déclaré qu'un homme de la campagne était venu lui demander à acheter de l'arsenic.
Nous arrivons à la plus odieuse des manœuvres qui furent dirigées contre l'abbé Pacot. Louise Poinsot, sa domestique, avait été, comme on vient de le voir, arrêtée en même temps que lui. On l'accusa d'avoir remis la bouteille empoisonnée à un commissionnaire pour la porter à Prétot. On avait fait entendre plusieurs enfans qui avaient dit avoir vu une fille portant cette bouteille, et lui avoir offert de la porter. Les questions les plus minutieuses avaient été faites à ces enfans touchant la figure et les vêtemens de cette fille. Tout ce qu'on en avait pu tirer, c'est qu'ils avaient reconnu quelques-uns des vêtemens de Louise Poinsot: quant à la figure, l'un d'eux avait dit qu'il croyait la reconnaître; les autres répondaient qu'ils n'y avaient pas fait assez d'attention. On pensa que c'en était assez pour effrayer une fille simple, et la rendre l'instrument de la perte de son maître. Des magistrats n'eurent pas honte d'employer auprès d'elle les plus vives instances pour la déterminer à accuser l'abbé Pacot. Ils épuisèrent dans ses longs interrogatoires, l'art des insinuations, des questions captieuses; art funeste, dont l'usage devrait être interdit contre le crime même, dans la crainte que l'on pût jamais en abuser contre l'innocence.
Un jour, elle comparaît devant le directeur du jury. «La vérité est découverte, lui dit-il; votre maître est convaincu; vous n'avez pas voulu vous sauver seule, vous périrez avec lui.» Au même instant, quatre hommes entrent dans le cabinet; un d'eux lui annonce qu'on veut l'arracher à la mort; que les portes de la prison vont s'ouvrir pour elle; mais qu'il faut qu'elle confirme de sa bouche la vérité, bien qu'elle soit déjà connue.
Mais cette pauvre fille, malgré son extrême simplicité, trompa les espérances de ces juges prévaricateurs, et rendit tous leurs efforts inutiles. On ne put parvenir à lui arracher une parole accusatrice, ni l'engager à trahir la vérité. L'aspect de la mort qu'on lui mettait sous les yeux ne put ébranler sa constance. Ce courage héroïque ne fut pas la seule preuve de son dévouement; la Providence, comme on le verra bientôt, l'avait désignée pour sauver la vie à son maître.
L'information traînait en longueur; on ne trouvait pas de charges, et on en cherchait toujours. Les fonctions du directeur du jury expiraient; un autre lui succède: une nouvelle information commence, et le prévenu continue à gémir au milieu des horreurs du secret.
Il fallait cependant terminer l'instruction. L'acte d'accusation est dressé contre l'abbé Pacot et sa servante. Le jury d'accusation, appelé à prononcer sur le sort du maître, déclare à l'unanimité qu'il n'y avait pas lieu à suivre. Mais la malheureuse domestique, au milieu des tortures morales qu'elle avait subies, était tombée dans quelques contradictions; le jury crut qu'il n'en fallait pas davantage pour décider qu'il y avait lieu à accusation contre elle.
La rage des ennemis de l'abbé Pacot avait été impuissante dans cette première tentative; ils n'avaient pu rassembler contre lui, non seulement des preuves de nature à entraîner une condamnation, mais même de simples présomptions suffisantes pour motiver la mise en accusation. Vainement sa domestique était accusée; quelques contradictions arrachées par la cruelle adresse des interrogateurs ne sont pas des preuves de culpabilité. Devant le jury de jugement, son acquittement était infaillible; alors leur proie leur échappait tout entière.
La procédure se continuant contre Louise Poinsot, la marche de l'instruction l'amena devant le tribunal criminel. On découvrit alors qu'un des membres du jury d'accusation, qui avait prononcé la mise en liberté de l'abbé Pacot, n'avait pas trente ans. Le commissaire du gouvernement requit l'annulation de tout ce qui s'était fait, non seulement à l'égard de la domestique, mais encore au sujet du maître qui avait été mis hors de l'accusation.
En bonne jurisprudence, la déclaration du jury d'accusation, concernant l'abbé Pacot, rendue depuis cinq mois, et contre laquelle le commissaire du gouvernement ne s'était pas pourvu en cassation, était devenue irrévocable. Et cependant les trois juges du tribunal criminel de Dijon cassèrent la déclaration qui l'avait fait mettre en liberté, aussi bien que celle qui mettait en accusation Louise Poinsot. Par un inconcevable oubli de toutes les formes et des règles les plus élémentaires du droit et de la justice, l'instruction recommença contre l'abbé Pacot.
Ce jugement inique fut rendu le 1er nivose an X. Trois heures après, à neuf heures du soir, les gendarmes arrêtèrent le sieur Pacot, et saisirent tous ses papiers, dont il ne put jamais obtenir la restitution. L'abbé Pacot subit de nouveau la torture du secret pendant cent trois jours.
Une troisième instruction se poursuivit alors contre le maître et sa fidèle domestique. On leur adjoignit une autre servante, contre laquelle on n'avait pas informé jusque alors. Un simulacre de jury d'accusation, composé selon le caprice des juges, déclara qu'il y avait lieu à accusation contre les trois prévenus. On ne prétend point accuser ces jurés de perversité; mais on peut les taxer de faiblesse: ils étaient les aveugles instrumens de ceux qui les dirigeaient. «Je n'ai été appelé, disait l'un d'eux depuis ce jugement, que pour remplacer un juré absent: mais tout était fini, et je n'ai eu qu'à donner ma signature.» Un autre juré disait sur le même sujet: «Le directeur du jury, ainsi que son substitut, nous ont dit que nous n'avions aucune part à prendre dans cette affaire; qu'il fallait signer, et renvoyer les trois prévenus pour être jugés au chef-lieu du département.»
Les prévenus furent donc soumis au jury de jugement. Après trois informations successives, pas un mot, pas une syllabe accusatrice ne s'élevait contre eux. Cependant l'abbé Pacot fut condamné, après avoir été privé de toutes les garanties que la loi accorde aux accusés.
Douze jurés spéciaux devaient prononcer sur son sort. Cinq se trouvaient absens; on les remplaça, non pas en les tirant au sort, comme la loi l'exige formellement, mais en les désignant arbitrairement à l'instant même. Un de ces jurés s'était acquis le surnom de Coupe-Tête dans les massacres dont la ville de Dijon avait été le théâtre pendant la tourmente révolutionnaire. Ce fut à cette violation manifeste de la loi que l'abbé Pacot dut son salut; ainsi le crime finit par se prendre dans ses propres piéges. On n'eut pas honte d'appeler en témoignage un commis-greffier qui avait rédigé tous les actes de la première procédure. Cet homme osa déclarer qu'il avait entendu Louise Poinsot dire qu'elle avait porté la bouteille, sans savoir ce qu'elle pouvait contenir. «Eh! malheureux! lui répondit cette fille indignée, dites donc que c'est vous qui m'avez dit plusieurs fois qu'il ne fallait que cette déclaration pour me faire mettre en liberté.» La force de cette réponse accabla le témoin qui fut réduit au silence.
Mais vainement l'évidence terrassait les accusateurs de l'abbé Pacot; on ne le jugeait que pour la forme; sa perte était résolue. Il entendit prononcer son arrêt de mort; les deux domestiques furent acquittées.
L'abbé Pacot fut reconduit en prison, après avoir protesté contre cet assassinat juridique. Il lui restait un refuge à la Cour de cassation, pour prévenir ou du moins retarder l'affreux triomphe de ses ennemis. Mais plongé dans un cachot, livré à des porte-clefs qui refusaient d'écouter sa prière, il n'avait pas la liberté de faire entendre ses plaintes, et le fatal délai de trois jours allait expirer. Heureusement la Providence lui envoya un frère aîné qui revenait de l'émigration et qui, à force de soins et de peines, parvint à pénétrer jusque dans son cachot, et à lui procurer les moyens de recourir à la justice de la Cour suprême.
Là, les choses devaient changer de face; la procédure était monstrueuse: la haine avait aveuglé les ennemis du sieur Pacot au point de négliger toutes les formes.
On tenta un dernier effort pour rendre ce recours illusoire. Quarante jours s'étaient écoulés depuis le jugement, et les pièces du procès n'avaient pas encore été envoyées à la Cour de cassation; on espérait qu'à force de retards, la victime succomberait à la rigueur de son sort. Plongé dans le cachot le plus infect, l'abbé Pacot réunissait aux plus pénibles des souffrances morales les souffrances physiques les plus horribles; elles devinrent telles, que, malgré la force de son tempérament, il tomba dangereusement malade. Sa mort paraissait inévitable. Il fallut tout le dévouement de la fidèle Louise Poinsot pour l'arrêter au bord de la tombe prête à l'engloutir.
Cette simple villageoise, mue par un sentiment de la plus noble générosité, vendit à son frère le peu qu'elle possédait, et sans prendre conseil de personne, se rendit à Paris, à pied, pour sauver les jours de son malheureux maître. Elle alla solliciter seule une audience du comte Abrial, ministre de la justice. Cet homme respectable, digne de la haute mission qui lui était confiée, accorda l'audience sollicitée, écouta Louise Poinsot avec bonté, et lui promit de donner des ordres pour accélérer l'envoi des pièces. Elle parvint à instruire son maître de la démarche qu'elle venait de faire; et celui-ci trouva encore la force d'écrire au commissaire du gouvernement, et de lui exprimer son étonnement de ce que les pièces n'avaient pas été envoyées. La lettre du sieur Pacot était du 1er thermidor an X; on la lui renvoya le jour même avec une note portant que les pièces étaient parties depuis dix jours; et cependant le comte Abrial ne les reçut que le 3 thermidor. Quand on avait vu qu'il était impossible de les retenir, on avait cherché, par un mensonge, à déguiser l'horreur d'une persécution qu'on poursuivait avec tant de persévérance et d'animosité.
Enfin, l'heure de la justice sonna pour l'abbé Pacot. L'arrêt de mort fut cassé, parce que les jurés n'avaient pas été tirés au sort. Le commissaire du gouvernement attendit dix-sept jours pour notifier cet arrêt au prévenu, et trente jours s'écoulèrent encore jusqu'à sa translation à Lons-le-Saulnier. Là, malgré les nouveaux efforts de l'intrigue et de la perversité, le nouveau jury déclara à l'unanimité, non seulement que l'accusé n'était pas coupable, mais qu'il n'était pas constant qu'il y eût eu même d'empoisonnement. Cette nouvelle procédure avait présenté plusieurs circonstances curieuses. Comme on le sait déjà, l'accusateur prétendait avoir bu la moitié du poison contenu dans la bouteille qui lui avait été remise, et assurait que ce breuvage lui avait causé des coliques et des vomissemens. Or, la bouteille qu'avait représentée Prétot contenait de l'arsenic dont la plus petite quantité devait donner infailliblement la mort; tandis que Prétot venait soutenir qu'il en avait bu une forte dose presque impunément. Aussi l'avocat de l'abbé Pacot, indigné de tant d'effronterie, fut heureusement inspiré par cette indignation même. «Vous prétendez, dit-il à Prétot, vous prétendez que vous avez pris, sans autre accident que de simples vomissemens, une dose de poison égale à celle que vous reproduisez ici? L'imposture ne saurait être ni plus impudente, ni plus grossière. Mais admettons pour un moment que vous ayez été fidèle à la vérité. C'est ici le cas de faire une juste application de cet adage: Qui peut le plus, peut le moins. Puisque vous êtes si fort contre les poisons, qu'une quantité capable de donner la mort à plusieurs personnes vous a causé à peine quelques nausées, prenez seulement le quart de ce qui reste dans la bouteille, et je passe condamnation.» Cet argument était invincible; il n'y avait pas de milieu: il fallait ou soutenir l'accusation en avalant la dose indiquée, ou s'avouer calomniateur en s'y refusant. Prétot, confondu, garda le silence, et dès-lors les juges furent convaincus de l'innocence de l'accusé et l'acquittèrent. Pourtant quelque amertume se mêla, pour l'abbé Pacot, au souvenir de cet acte de justice. On prononça son absolution hors de sa présence, contre le vœu de la loi, et pour le priver du droit de conclure contre son délateur. On voulait étouffer le souvenir de ce procès si déshonorant pour ceux qui y avaient figuré comme accusateurs et comme juges; et l'on ne pensait pas que c'est encore une injustice d'enlever à l'innocent persécuté le droit d'obtenir la réparation qui lui est due.
L'abbé Pacot avait cruellement souffert dans sa personne, dans son honneur et dans ses biens. Pendant l'intervalle du temps qui s'était écoulé entre les deux procédures, pour acquitter les frais de la première, la justice avait mis la main sur les propriétés de l'abbé Pacot et en avait fait consommer la vente. Une nouvelle monstruosité se rencontra à côté de cette expropriation irrégulière. On rapporte qu'un des juges de l'accusé devint acquéreur d'une de ses propriétés.
On pense qu'après avoir souffert de tant de manières différentes, l'abbé Pacot ne pouvait se contenter de l'arrêt de Lons-le-Saulnier; il était loin de vouloir la vengeance; mais, selon lui, la vérité devait briller dans tout son jour; son innocence devait être reconnue autrement que par un arrêt d'acquittement. En conséquence, il éleva des réclamations à l'effet d'obtenir une réparation plus réelle; on écouta ses raisons, on les trouva de toute justice, on le plaignit, mais on lui objecta, comme un obstacle insurmontable, des raisons de jurisprudence, des principes d'ordre social.
Néanmoins, tout rempli de la bonté de sa cause, l'abbé Pacot ne se rebuta pas. La Restauration semblait devoir lui aplanir toutes les difficultés; point du tout: il ne fut pas plus heureux. En 1817, lorsqu'il porta ses plaintes au pied du trône, des magistrats le condamnèrent comme calomniateur, comme s'il n'eût pas légitimement acquis le droit de se plaindre!
Ce dernier fait se trouve consigné dans un mémoire qu'il publia plus tard avec la signature du célèbre avocat Dupin, et avec cette épigraphe tirée d'un ouvrage de ce jurisconsulte: «S'il eût été trouvé coupable, il aurait dû à la société une réparation dans sa personne et dans ses biens. Il est innocent; la proposition est renversée: c'est à lui que l'indemnité est due.»
Au reste, que l'on ne croie pas que ce fût pour lui-même que l'abbé Pacot réclamât une indemnité de ses souffrances, de ses malheurs et de ses pertes. Non! ce vénérable ecclésiastique comptait au nombre de ses vertus, le désintéressement le plus évangélique. Comme il le disait lui-même, parvenu à plus de quatre-vingts ans, qu'avait-il besoin des biens de ce monde? C'était uniquement dans les intérêts de sa famille qu'il militait avec tant de persévérance contre la jurisprudence établie.
Le plus doux et le plus tolérant des hommes dans toutes ses relations sociales, il semblait subir une soudaine métamorphose, dès qu'il était question de ses infortunes et de l'iniquité de ses juges. Alors ses yeux devenaient étincelans, ses cheveux se hérissaient, sa parole s'animait; alors il ne souffrait pas la moindre contradiction, et fermait la bouche à ceux qui lui adressaient quelque objection, en leur disant que lui seul pouvait sentir tout ce qu'il avait souffert injustement, et qu'on ne parviendrait jamais à lui persuader qu'il était juste de ne pas l'indemniser. Il était facile de voir que cette catastrophe, œuvre de la plus perverse calomnie, qui avait bouleversé une portion de son existence, ravageait insensiblement ses facultés intellectuelles, en y établissant une idée fixe qui dominait tout, et venait se mêler à tout, pour tout embrouiller et tout confondre.
Nous vîmes ce bon prêtre, il y a quelques années, chez un homme d'un grand mérite, enlevé trop prématurément à ses nombreux amis et aux lettres, qu'il cultivait obscurément et pour elles-mêmes, mais non pas sans utilité et sans distinction; nous voulons parler de M. L. Hubert, auteur du Conteur, recueil très-remarquable, quoiqu'il fût très-peu remarqué, n'ayant été prôné par aucun journal. Dans cet ouvrage, où sont traitées, sous une forme piquante et dramatique, les questions les plus importantes de la législation, le but de l'auteur était d'éclairer l'homme sur la nature de ses devoirs et de lui faire sentir les avantages dont la pratique du bien est la source. Une des nouvelles racontées par M. Hubert, l'Accusé absout, traitait à fond le point si délicat qui intéressait personnellement l'abbé Pacot. La question y était examinée sous ses divers aspects; la cause de l'humanité y était plaidée avec une chaleureuse éloquence, celle de la société avec une puissante dialectique; tous les intérêts étaient pesés avec bonne foi; rien de sophistique, rien de captieux: jamais controverse ne fut plus consciencieuse.
L'abbé Pacot, alors attaché à Saint-Sulpice, s'était lié avec M. Hubert, par suite de la publication de cette nouvelle, qui néanmoins ne le satisfaisait pas complètement. Il venait quelquefois discuter avec lui sur cette question qui, hors des devoirs de son ministère, l'occupait tout entier. Le hasard nous fit assister à une de ces discussions. Placés pour ainsi dire en présence d'une passion intéressée, toute légitime, et digne d'excuse dans ses exigences, et de la raison parlant au nom de l'ordre et de la société, notre rôle se bornait à écouter.
«Je n'ai pas la présomption de créer des règles légales, disait l'abbé Pacot d'un ton animé; je me borne à soumettre les idées que me suggère l'indifférence avec laquelle est vu l'état de l'homme qu'atteint le soupçon. Lorsqu'un individu est poursuivi à la requête d'une partie civile, il est à la discrétion du juge de lui allouer des dommages, si la plainte semble mal fondée. Or, pourquoi, dans les poursuites d'office, l'État ne serait-il partie que pour la portion favorable des chances de l'accusation? Pourquoi, à titre égal de plaignant, la société ne serait-elle passible d'aucun dédommagement, à raison des faux griefs exposés en son nom, tandis que tout particulier a des risques à courir, en amenant son meurtrier ou son spoliateur devant un tribunal?
«—Parce que, interrompit M. Hubert, il est sagement présumé que, de la part de la société, aucun motif coupable n'a dirigé les poursuites. On ne pourrait rendre la société partie, sans assimiler l'officier de la loi à un adversaire de l'accusé; sans laisser arguer envers lui de passions haineuses; sans donner à un ministère de protection l'odieux aspect de l'agression. Non, la partie publique ne doit jamais être vue comme menaçante pour l'individu paisible; comme portée, dans aucun cas, à commettre sciemment le tort; comme pouvant nuire autrement que par de fausses notions, autrement que par le louable dessein de débarrasser la société de l'ennemi des lois nécessaires à son existence. De même qu'aucune flétrissure ne doit être attachée à un arrêt cassé en appel, l'élargissement d'un prévenu, même après une détention prolongée, ne doit accuser que la fatalité de certaines circonstances, que l'absence de cette vue pénétrante attribuée à Dieu seul. La foi qu'il convient d'avoir dans l'intégrité de l'examinateur d'un soupçon de délit, n'existerait pas, s'il était déclaré qu'un accusé est indemne, parce que ce serait reconnaître tacitement que les poursuites n'avaient pour fondement aucune de ces causes qui justifient aux yeux du juge les attaques d'une partie civile.
«—Je veux m'isoler un instant pour vous répondre, reprit l'abbé tout ému: d'après vos principes, l'esprit de la loi est d'opposer, toujours et absolument, la société à l'individu: votre premier point de dogme est la réunion de tous contre les écarts de chacun. Dans le zèle à punir l'infraction, on s'occupe plutôt d'appliquer les peines que de réparer l'atteinte faite aux intérêts particuliers; on oublie que l'objet d'une justice substantielle est de rendre à chacun ce qui lui appartient, avant de songer au châtiment et à ses influences. Enfin, en sévissant contre une méchante action, on a en vue moins le tort intrinsèque, que la manifestation du mépris pour les règles prescrites par l'autorité. Et cela, parce que le pouvoir voit en soi l'État, toute la société; parce que l'homme investi du pouvoir veut régner par son titre; parce qu'un faux orgueil place la dignité dans de vains attributs. De sorte que c'est la vanité du magistrat, de l'administrateur, qui trouve de l'avantage dans l'esprit de la loi; c'est elle qui recueille le tribut d'abnégation imposé au nom du principe, au nom de tout ce qu'il convient d'appeler intérêt social.
«—Doucement, doucement, répondit M. Hubert. Vous savez combien je déplore vos malheurs; je comprends très-bien votre indignation; je la partage même en compatissant à vos souffrances. Mais il faut toujours respecter la base de l'ordre: rejetez-vous sur la fragilité humaine, et ne perdez jamais de vue que les inconvéniens de l'état de société sont compensés par de grands avantages.
«—Vous en parlez bien à votre aise.... Vous n'avez jamais eu à gémir sous le poids d'une condamnation capitale.... Mais, monsieur, ma position est bien différente; elle doit peut-être être mise à part, entre toutes les erreurs de la justice. L'arrêt qui me condamna fut plus monstrueux, mille fois, que celui qui fit tomber la tête de l'infortuné Lesurques, dont l'innocence ne saurait être contestée. Dans la malheureuse affaire qui perdit cet honnête homme, il y avait un crime bien avéré; le corps de la victime était là; une fatale ressemblance fit arrêter Lesurques comme l'un des meurtriers: il périt!..... Mais moi, non seulement j'étais innocent, mais encore le crime que l'on m'imputait n'était qu'une invention de la calomnie; il n'y avait pas de corps de délit. Vous savez aussi que plusieurs de mes ennemis siégeaient parmi mes juges. Si je ne péris pas comme Lesurques, ce fut une faveur éclatante de la Providence; mais je fus emprisonné, spolié, abreuvé d'amertumes de toute espèce.....
«—Oui, oui, votre position est bien cruelle, bien poignante, répliqua M. Hubert. Je voudrais, pour tout au monde, pouvoir la soulager; vous avez été victime de l'esprit de désordre qui s'était introduit dans l'exercice de la justice, comme dans toutes choses. Mais songez que, pour réparer les maux qui en sont résultés, il faudrait changer l'ordre établi, déroger à des principes de droit généralement consacrés. C'est une arche sainte à laquelle il ne faut porter la main qu'avec précaution et respect.
«—J'ai donc tort de réclamer une indemnité? s'écria l'abbé Pacot avec chaleur.
«—Non, vous n'avez pas tort. Comme simple particulier, je vous l'accorderais de grand cœur; je la regarderais même comme l'acquittement toujours insuffisant, quel qu'il fût d'ailleurs, d'une dette éminemment sacrée. Mais l'instabilité des choses, dans les temps où nous vivons, me fait comprendre que le gouvernement ne puisse travailler à faire cesser, à réparer le mal dont vous vous plaignez si justement. Il n'en serait pas de même dans un ordre politique permanent et bien réglé; car je me plais à croire qu'il serait impossible que l'on eût de semblables erreurs à réparer.»
Ces mots calmèrent un peu l'abbé Pacot; il n'était pas convaincu; il se trouvait presque dans la même situation d'esprit que le célèbre Galilée devant les inquisiteurs. Mais les paroles de M. Hubert l'avaient amené peu à peu à une sorte de pente vers la résignation. Le sage, le profond interlocuteur termina l'entretien à peu près en ces termes, qui sont textuellement ceux de la conclusion de l'Accusé absout: «Oui, on doit renoncer à découvrir un moyen d'indemniser l'accusé, reconnu innocent, des misères qui accompagnent et suivent l'état de détention. Jamais, assurément, le législateur ne consentira à augmenter les difficultés qui gênent la marche du pouvoir judiciaire, même en Angleterre où il a le moins d'entraves; et voulût-il ajouter à l'inextricable chaos où se perd déjà notre jurisprudence, je le défierais de satisfaire les moins exigeans par une opinion quelconque, seulement sur ces deux questions qui deviendraient bientôt la source de mille autres: les journées de détention auront-elles un prix commun, ou relatif aux situations? la suspension des affaires, la perte du crédit, les affections domestiques, l'état de santé, seront-ils pris en considération?—Il faut en convenir; rien ne peut être imaginé pour rendre la réparation satisfaisante: la distribution de l'indemnité ferait plus de mécontens que le refus d'en allouer aucune. Mais pourquoi s'évertuer à chercher un remède impossible, quand il est si facile d'en prévenir le besoin? Demandez, sollicitez sans cesse un mode de poursuites où la liberté de l'individu ait pour garantie l'inamovibilité des magistrats; obtenez que le ministère public soit une magistrature à laquelle il ne puisse être enjoint d'accuser et de retarder la mise en jugement; tâchez qu'il faille au moins un plaignant, ou des charges substantielles pour retenir un homme sous les verroux après vingt-quatre heures d'enquête; faites décider que le jugement sera prononcé dans un délai déterminé, si le prévenu ne s'y oppose..... Cela, toutefois, ne pourrait avoir lieu que s'il n'existait pas de troubles politiques; car, dans les temps d'effervescence, on ne peut affirmer que l'action du pouvoir doit être renfermée dans de semblables limites. Et je conçois si bien la réserve avec laquelle doit se traiter la question d'opportunité, qu'afin d'éviter de mettre en avant aucune proposition intempestive, je m'abstiendrai désormais d'aborder ces matières.»
Tous ces argumens étaient sans doute excellens, et puisés dans une raison supérieure et dans une parfaite connaissance des difficultés qui hérissaient la question. Mais ils ne pouvaient être à l'usage de l'abbé Pacot. Comment lui démontrer que sa position si cruelle était cependant une nécessité? Il n'en continua donc pas moins activement, mais toujours sans succès, ses poursuites en indemnité. Et encore aujourd'hui, que cet infortuné joint à tous ses autres malheurs celui de la perte de la raison, c'est toujours cette idée qui occupe et empoisonne ses rêves du jour et de la nuit.