Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Le nommé Duteil, épicier et cultivateur à Orvilliers (Seine-et-Oise), après de longues importunités, avait séduit Delphine Carnet, sa servante, âgée de dix-huit ans. Le commerce adultère qu'elle entretenait avec son maître, l'empire qu'elle avait acquis sur son esprit, inspirèrent bientôt à cette jeune fille l'idée d'un crime. Jalouse d'être seule maîtresse dans la maison, elle forma le projet de se débarrasser de la femme Duteil. Soit qu'elle eût déjà le cœur assez pervers pour avoir conçu seule cette pensée criminelle, soit qu'elle y eût été poussée par le mari, elle ne tarda pas à tenter de mettre son dessein à exécution.
Le 1er septembre 1819 fut le jour choisi par sa jalouse cupidité. Duteil s'était rendu au marché de Houdan; sa femme était seule à la maison. Delphine avait eu le soin d'en écarter les enfans. Bientôt elle appelle sa maîtresse, pour lui montrer une petite bête jaune qu'elle prétend apercevoir au fond du puits du jardin. La femme Duteil, trop crédule, s'approche, se penche et ne voit rien; Delphine l'invite à baisser la tête davantage, et en même temps la précipite au fond du puits.
Heureusement il n'y avait que deux pieds d'eau dans ce puits qui, en tout n'avait que douze pieds de profondeur. Le forfait ne put être consommé. La femme Duteil jeta de grands cris et appela à son secours sa fille Zoé. Au même instant, un seau rempli d'eau tomba sur elle avec sa chaîne de fer, et lui fit une blessure grave. Il est permis de croire que cette chute ne fut pas accidentelle; du moins, la manière dont la servante porta les premiers secours à sa maîtresse, permettent d'en douter. En lui présentant une échelle, elle s'y prenait avec tant de maladresse, que la femme Duteil en fut toute froissée et ne put s'empêcher de croire que l'échelle était dirigée contre elle dans des intentions hostiles. Dans son interrogatoire, cette femme se servit, pour peindre ce qui s'était passé, d'une expression aussi naturelle qu'énergique: saisissant fortement le bas de l'échelle que Delphine paraissait vouloir retirer, elles faisaient, dans cette lutte singulière, tous les mouvemens de deux scieurs de long.
Soit que Delphine reconnût l'impossibilité d'achever son attentat, soit qu'elle fût frappée de repentir, elle fixa enfin l'échelle, aida sa maîtresse à sortir du puits, l'emporta dans ses bras, la mit au lit, lui prodigua les soins les plus tendres, et implora son pardon en la conjurant de ne rien dire à personne de l'action coupable qu'elle venait de faire. Touchée par ses prières et par sa protestation, la malheureuse femme Duteil poussa la bonté jusqu'à lui faire cette promesse avec l'intention de la lui tenir. Mais la nature des plaies et des contusions dont son corps était couvert, l'ayant forcée d'appeler un médecin, la vérité fut reconnue, et Delphine arrêtée. D'abord Delphine, non seulement avoua tout, mais encore elle compromit fortement Duteil, en le signalant comme instigateur de son crime. Plus tard, elle chercha à se rétracter, en annonçant qu'elle seule était coupable du forfait auquel l'avaient portée sa cupidité et sa jalousie à l'égard de la femme Duteil. Cependant le mari coupable avait été arrêté. Mis en accusation avec Delphine Carnet, il repoussa avec beaucoup de présence d'esprit toutes les charges qu'on lui opposait. Il fit valoir une circonstance qui fut constatée dans l'instruction; c'est que le matin de l'événement, il ne voulait pas aller au marché, et s'était décidé à y envoyer sa femme; qu'il n'y était allé que parce que celle-ci avait préféré rester à la maison. Il prétendait prouver, par cette allégation, qu'il ignorait, qu'il ne soupçonnait même pas les projets de sa servante.
Les deux accusés furent traduits devant la cour d'assises de Versailles. A l'audience, Delphine Carnet changea encore une fois de langage, et soutint que Duteil était l'instigateur du meurtre. Toutefois ces aveux d'une fille de dix-huit ans qu'une première erreur avait poussée si loin dans la carrière du crime, ne furent pas aussi foudroyans pour Duteil que la modération exemplaire qui dicta la déposition de sa femme, entendue comme témoin, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président de la cour. Cette malheureuse femme déclara, les larmes aux yeux, qu'elle ne pouvait croire son mari coupable: «Le père de mes enfans, ajouta-t-elle, n'a pu vouloir tuer leur mère.»
Après une très-courte délibération, le jury déclara les deux accusés coupables d'une tentative d'homicide, laquelle n'avait été interrompue que par des circonstances fortuites et indépendantes de leur volonté. En conséquence, Duteil et Delphine Carnet furent condamnés à la peine de mort, par arrêt du 16 novembre 1819.