← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 7/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

PAPAVOINE,
OU LE MEURTRE DU BOIS DE VINCENNES.

Voici un de ces épouvantables forfaits devant lesquels la science demeure confondue, qui déconcertent la raison humaine, dont les motifs, s'il en existe, échappent à toutes les investigations, et qui feraient presque croire que cette fameuse fatalité des anciens, si fertile en crimes, si énergiquement peinte par les tragiques grecs, n'était autre que cette nouvelle et déplorable faiblesse à laquelle l'humanité semble être assujétie depuis quelques années, et que le barreau a déjà tant de fois invoquée sous le nom de monomanie du sang.

Dans le procès de Papavoine, comme dans plusieurs autres dont les tribunaux ont retenti, on ne voit figurer ni l'ambition, ni la jalousie, ni la cupidité, ni la vengeance. Cet homme ne connaissait même pas les enfans qu'il frappa si cruellement. L'horrible meurtre dont il se souilla n'était donc inspiré par aucun des motifs qui arment ordinairement le bras de l'assassin.

Il est présumable que Papavoine cherchait dans une vengeance, dont l'objet lui était indifférent, un allégement à de vagues inquiétudes, à une mélancolie profonde; peut-être aussi tout autre individu qu'une créature humaine aurait-il pu l'assouvir; il eût même été possible qu'il tombât lui-même victime de ses propres coups, s'il eût été seul lorsque cette fièvre homicide s'empara de lui.

Mais, comme l'a fort judicieusement observé un savant légiste: «La justice n'a pas besoin de plonger dans les abîmes du cœur humain, lorsque le crime est constant, et que la société en demande la répression.» Lorsqu'un crime a été commis, le coupable, s'il est prouvé qu'il n'est pas en démence, est nécessairement justiciable des lois applicables à ce crime. Vainement alléguera-t-on en sa faveur qu'il est sujet à des accès de frénésie sanguinaire, qu'il a un penchant irrésistible au meurtre, qu'il est monomane enfin; la société justement alarmée, doit, dans l'intérêt de sa conservation, frapper ce furieux qui a soif de sang, et s'affranchir des craintes et des périls continuels auxquels donnerait lieu l'existence de cette espèce de monstre féroce.

Passons maintenant aux singularités qui caractérisent le tragique attentat de Papavoine. Elles serviront à fixer les idées du lecteur sur la nature de cet assassinat.

Dans la soirée du 10 octobre 1824, la nouvelle se répandit dans Paris que deux enfans venaient d'être assassinés dans le bois de Vincennes. Les contes les plus étranges, longuement et diversement commentés, donnèrent lieu à plusieurs versions plus absurdes les unes que les autres; la distance qui sépare la capitale du bois de Vincennes favorisait aussi toutes ces amplifications de commères, naturellement avides de tout ce qui paraît merveilleux. Toutefois, il était un point malheureusement trop vrai; le fait matériel était exact: deux enfans avaient été assassinés.

La demoiselle Hérin, poussée par une malheureuse destinée, s'était rendue ce jour-là à Vincennes. Cette demoiselle, fille du portier de l'Intendance militaire, avait fait, depuis 1815, la connaissance du sieur Gerbod fils; une liaison intime, à laquelle il ne manquait que la consécration légale, s'était établie entre eux, et il en était résulté deux enfans mâles, âgés, l'un de cinq ans, l'autre de six. Gerbod fils, qui avait reconnu ces deux enfans, manifestait depuis long-temps l'intention d'épouser la demoiselle Hérin; mais son père s'était constamment opposé à cette union. Gerbod père, possesseur d'un établissement considérable de charronnage, était parvenu, à l'aide de ses travaux et d'une honnête industrie, à acquérir une sorte d'opulence; ce qui explique son refus de marier son fils avec une fille sans fortune, et déjà devenue mère de deux enfans, sous les yeux de ses parens qui souffraient son commerce avec Gerbod fils. Ce père avait d'ailleurs d'autres projets, qui, à la vérité, ne purent être réalisés, soit à cause du refus du jeune homme, soit par suite de la reconnaissance que celui-ci avait faite de ses deux enfans naturels. Cependant, et malgré un acte respectueux signifié, et une scène assez vive entre la demoiselle Hérin et la famille Gerbod, la bonne intelligence ne fut pas sérieusement troublée entre le père et le fils. Les enfans de la demoiselle Hérin avaient été mis en pension à Vincennes; et le 10 octobre, leur mère s'était rendue auprès d'eux.

Le même jour, une demoiselle Malservait, marchande de modes, ayant donné rendez-vous, dans le bois de Vincennes, à une personne de sa connaissance qui était allée à Alfort, entra dans la boutique de la dame Jean; elle se fit servir un verre de liqueur. Dans le même moment, on aperçut Papavoine; il s'arrêta auprès de cette boutique et suivit la demoiselle Malservait dans le bois. Il était vêtu d'un pantalon noir et d'une redingotte bleue, boutonnée depuis le haut jusqu'en bas.

De son côté, la demoiselle Hérin, accompagnée de ses enfans, se promenait dans le bois de Vincennes. La demoiselle Malservait ayant rencontré mademoiselle Hérin, lui demanda la permission de faire quelques caresses à ses enfans. Papavoine passa auprès d'elles, ôta son chapeau et les salua; il continua sa route. La demoiselle Malservait, qui se dirigeait de l'autre côté, l'atteignit, et Papavoine lui adressant la parole, lui dit: «Connaissez-vous ces enfans que vous venez d'embrasser?» A quoi elle répondit: «On peut faire des caresses à des enfans qu'on ne connaît pas.» Papavoine s'éloigna; c'est alors, à ce qu'il paraît, qu'il conçut l'épouvantable pensée qu'il exécuta peu d'instans après. Il se transporta dans la boutique de la dame Jean, et y demanda un couteau. La dame Jean n'avait que des couteaux assortis par douzaine. Papavoine refusa de prendre la douzaine entière; il obtint qu'on en détachât un, qui était en tout semblable de forme, de mesure et de proportion aux autres, en offrant de le payer un peu plus cher qu'on ne l'aurait vendu avec les onze autres; la marchande consentit à le lui livrer à ce prix.

Alors Papavoine, muni de cet instrument qu'il destinait au plus odieux usage, retourna dans les allées du bois où les enfans se promenaient encore. La demoiselle Malservait avait quitté les allées; elle était partie pour se rendre au café où devait la rejoindre la personne qu'elle attendait; il était alors onze heures et demie. Papavoine, dont la figure était pâle, l'œil hagard, et qui se trouvait dans une sorte de frénésie, aborda la demoiselle Hérin: «Votre promenade a été bientôt faite,» dit-il à la mère; et se baissant, comme pour embrasser l'un des enfans, il lui plongea son couteau dans le cœur. Aux cris de la victime expirante, la demoiselle Hérin, quoique ignorant encore l'étendue de son malheur, frappa l'assassin avec un parapluie qu'elle tenait à la main. Le parapluie atteignit le chapeau de cet homme, et y laissa un trou qui fut remarqué après l'événement.

Pendant que la mère éplorée s'occupait des soins à prodiguer à cette première victime, Papavoine plongea son couteau dans le cœur de l'autre enfant, s'enfuit à pas précipités, et s'enfonça dans le taillis.

La malheureuse mère, s'abandonnant à un désespoir difficile à décrire, courait au hasard, appelant du secours; plusieurs personnes accoururent. Elle leur donna le signalement de l'assassin, leur désignant sa figure, ses vêtemens; et comme si les douleurs que lui faisait ressentir la terrible scène qui venait de se passer sous ses yeux, avaient eu pour un moment le pouvoir de lui interdire d'autres sentimens que celui de la vengeance, elle indiquait, par des signes non équivoques, à quels traits et de quelle manière on pouvait reconnaître le scélérat qui venait de lui enlever les plus chers objets de sa tendresse. Au signalement qu'elle donna du coupable, quelques personnes se souvinrent de l'avoir aperçu quelque temps auparavant.

On fit de vains efforts pour rappeler à la vie les deux malheureux enfans; le meurtrier les avait frappés d'une main si assurée qu'ils étaient morts sur le coup. Alors on s'empressa de courir à la recherche de l'auteur du crime. Les portes du bois de Vincennes furent fermées, et la gendarmerie, aidée par les militaires de la garnison, se mit en devoir de fouiller le bois.

La demoiselle Malservait, qui avait embrassé les deux enfans quelques minutes avant leur assassinat, et qui avait parlé à l'homme qui se préparait à leur plonger son couteau dans le sein, fut arrêtée, sous la prévention de complicité.

L'autorité locale, poursuivant ses recherches avec activité, découvrit bientôt l'acquisition du couteau chez la dame Jean. Le signalement que cette femme donna de l'individu qui l'avait acheté, fut conforme à ce qu'avait déjà déclaré, à cet égard, la demoiselle Hérin.

Enfin, vers midi, un gendarme rencontra dans une allée parallèle à celle où le crime avait été commis, un individu qui causait avec un militaire, et à qui s'appliquait parfaitement le signalement donné par la demoiselle Hérin. Le gendarme le somma de le suivre; il ne fit aucune résistance; seulement il objecta, avec un calme apparent, qu'il n'avait rien à se reprocher, et que peut-être son arrestation ferait perdre la trace du coupable. Cependant le militaire avec lequel cet homme avait causé ayant déclaré qu'il venait de traverser le taillis, et lui avait demandé les moyens de sortir du bois; qu'il l'avait aperçu examinant ses habits avec une grande attention, comme pour s'assurer s'il n'y trouverait pas quelques taches; et qu'il l'avait même questionné pour savoir si sa figure n'était pas barbouillée, l'ensemble de ces circonstances détermina le gendarme à arrêter cet homme, et il le conduisit dans la maison où la demoiselle Hérin s'était retirée. A l'aspect du prisonnier que l'on venait confronter avec elle, cette mère au désespoir s'écria: C'est le monstre qui a tué mes enfans!

La dame Jean le reconnut aussi pour être l'individu qui lui avait acheté le couteau, et plusieurs personnes affirmèrent l'avoir aperçu dans les allées du bois, peu d'instans avant la consommation du forfait. Toutefois, cet homme ne paraissait pas moins repousser avec autant de force que d'adresse ces accusations foudroyantes. Interrogé sur son nom, il répondit qu'il se nommait Papavoine.

L'autopsie des cadavres des deux jeunes victimes prouva que leur mort avait été le résultat instantané de coups d'un instrument dont la forme ressemblait à celle d'un couteau. Un des onze couteaux restans de la douzaine, dans laquelle avait été pris celui vendu à Papavoine, ayant été appliqué aux plaies, s'y adapta parfaitement.

Tant de preuves réunies ne laissaient pas la moindre place au doute. Cependant, en présence du juge d'instruction, le prévenu chercha, dans ses réponses, à repousser l'accusation dirigée contre lui, et sa défense prouva non seulement la rectitude et la clarté de ses idées, mais encore une habileté véritable et peu commune. Depuis le 10 octobre, jour de son arrestation, jusqu'au 15 novembre, il persévéra dans le même système de dénégation; mais, à cette dernière époque, accablé par l'évidence des preuves, il adopta tout-à-coup un nouveau système. Il commença par déclarer qu'il avait de grandes révélations à faire; mais qu'il ne les ferait qu'à condition qu'il serait entendu par deux augustes princesses: on sent bien qu'il était impossible d'acquiescer à une demande aussi bizarre. Il la restreignit ensuite à la faveur de paraître devant une seule des deux princesses: nouveau refus. Il se détermina à parler, et se reconnut enfin coupable du meurtre des deux enfans. Mais comme si ce crime ne suffisait pas pour motiver l'application de la peine capitale, il annonça qu'il s'était trompé en donnant la mort aux deux enfans de la demoiselle Hérin, et que son intention avait été d'égorger les deux jeunes enfans de France, Mademoiselle et le duc de Bordeaux.

Cette monstrueuse explication, démentie par la vraisemblance, par les faits et même par les opinions politiques de l'auteur du crime, n'en imposa à personne. Les magistrats ne virent en elle que la base d'un système de défense adopté par l'accusé. Son but était de persuader qu'il était atteint d'une démence furieuse. Il développa bientôt son plan par de nouveaux faits, qui, s'ils n'étaient pas le résultat d'une véritable folie, attestaient une atroce habileté.

Mais avant de passer outre, il ne sera pas hors de propos de jeter un coup-d'œil sur la vie de Papavoine. Diverses circonstances dans lesquelles son caractère viendra se refléter, aideront peut-être à expliquer son crime, ou du moins à le rendre un peu moins incompréhensible.

Louis-Auguste Papavoine était né à Mouy (Eure), en 1784. Son père, fabricant de draps dans cette ville, jouissait d'une aisance qui lui avait permis de donner à son fils une éducation solide, qui pût le mettre à même d'occuper un rang honorable dans la société. Le commerce paraissant incompatible avec le caractère taciturne du jeune Papavoine, on le destina à la bureaucratie. Admis dans l'administration de la marine, il y fut placé, en 1804, en qualité de commis extraordinaire, et s'embarqua successivement à bord de plusieurs vaisseaux de l'état, sur lesquels il fit diverses courses maritimes. Nommé ensuite commis de seconde classe, il fut promu, quelques années après, au grade de quartier-maître, puis devint commis de première classe au port de Brest. Ces divers emplois dont les fonctions ne sont ni sans importance, ni sans responsabilité, Papavoine les remplit non seulement avec zèle, mais encore avec une constante exactitude et une intelligence remarquable.

Toutefois, on remarquait, et cette observation doit trouver place ici, que Papavoine était d'une humeur peu sociable; qu'il fuyait ses camarades, et ne prenait jamais la moindre part aux distractions habituelles de son âge. Il paraissait sombre et mélancolique, se promenait souvent seul, et toujours dans des lieux solitaires. Jamais on ne lui avait connu de liaisons intimes, ni même aucun de ces attachemens qu'excuse la fragilité humaine; dans les diverses relations qui lui étaient imposées par ses emplois, on avait toujours trouvé ses idées pleines de justesse et de convenance. Ce caractère se rencontre assez souvent dans le monde. Papavoine appartenait à cette classe d'esprits chagrins et misanthropes qui, sans éprouver de haine pour la société, la fuient continuellement, moins par antipathie que par ennui. Du reste, naturellement obligeant, s'il lui eût été possible de former d'intimes liaisons, nul doute que son commerce n'eût été fort agréable; il ne lui manquait à cet égard que la volonté.

Papavoine perdit son père en décembre 1823. Celui-ci avait conservé son établissement de Mouy, et laissait à sa veuve et à son fils, des affaires dans le plus grand désordre; Papavoine, à cette époque, était encore au service. La mort de son père lui fit solliciter un congé qu'il obtint. Il alla aussitôt rejoindre sa mère, et jugeant qu'elle serait hors d'état de continuer seule l'exploitation de sa fabrique, il se détermina à demander sa retraite, et à s'établir à Mouy. Jusque alors, la manufacture laissée par son père avait joui du privilége de faire des fournitures pour l'habillement des troupes; mais peu de temps après, l'administration de la guerre refusa de renouveler ses marchés; et par ce refus, les affaires de la famille Papavoine se trouvèrent dans une situation fort critique.

Papavoine alors exprima quelque regret d'avoir volontairement abandonné son emploi; il fit même des démarches pour le recouvrer, mais elles demeurèrent infructueuses. Les contrariétés qu'il éprouva dans cette circonstance influèrent sur son caractère, à tel point que sa mère, avec laquelle il avait constamment vécu en bonne intelligence, profita d'un prétexte pour ne plus prendre ses repas avec lui, quoiqu'ils continuassent de vivre sous le même toit et au même foyer. Aigri par une suite de désagrémens qu'il n'avait pu ni prévoir ni éviter, il était devenu de jour en jour plus morose et plus chagrin; sa physionomie portait quelque chose de sinistre et de repoussant, qui faisait fuir son approche.

Vers la fin de septembre 1824, il prétendit qu'il était malade. Le médecin consulté déclara reconnaître quelques symptômes de fièvre, et ordonna un vomitif. Il prescrivit en outre au malade un exercice modéré; un voyage surtout lui parut devoir être très-efficace. Papavoine usa du remède qui lui avait été indiqué; il en éprouva du soulagement, et afin de suivre en tout point l'ordonnance de son médecin, il partit pour Beauvais, où il arriva le 2 octobre. Il devait trouver dans cette ville des parens et un sieur Branche, avec lequel il était en relation d'affaires. L'accueil qu'il reçut des personnes qu'il visita ne changea rien à son humeur. Fidèle à sa misanthropie, on remarqua constamment en lui sa taciturnité, ses regards sombres. Toutefois, rien n'annonçait extérieurement qu'il mûrît aucune idée fixe de la nature de celles que l'on attribue aux monomanes. Il était triste, rêveur, il est vrai; mais du reste, sa conversation, loin de se sentir du désordre d'un esprit exalté, était sensée et même spirituelle. Seulement on se souvint plus tard d'une question bizarre qu'il avait faite, relativement à la mort de son frère et d'un de ses oncles, décédés depuis long-temps. «Mon frère et mon oncle sont-ils bien morts? dit-il à M. Branche.—Votre frère? mais vous avez dans vos papiers son acte mortuaire! Votre oncle? mais vous savez qu'il est mort à mes côtés, à table, d'un coup d'apoplexie: vous avez concouru à régler sa succession!—Ah! c'est qu'il y a tant de genres de mort! et souvent on enterre des gens qui vivent encore, et on dresse des actes pour constater qu'ils ne vivent plus!...« Du reste, nous ne rappelons ce fait de peu d'importance que par rapport au crime dont Papavoine se rendit coupable.

Le lendemain de son arrivée à Beauvais, (3 octobre 1824), Papavoine, qui était toujours en réclamation auprès de l'administration de la guerre pour le renouvellement de ses marchés, reçut inopinément de sa mère deux de ces marchés, qui venaient d'être agréés par le ministre; mais les soumissions avaient besoin d'être régularisées, et il partit aussitôt pour Paris, à l'effet de remplir cette formalité. Il y arriva le 5, après avoir emprunté quelque argent pour faire son voyage. Il emportait avec lui ceux de ses effets qu'il avait pris à Mouy pour son voyage de Beauvais; et comme ils étaient insuffisans, il écrivit à sa mère pour lui en demander d'autres. Il est bon de faire remarquer, à l'occasion de cette nouvelle demande, qu'il avait compris parmi les premiers effets deux couteaux de table, aiguisés et non fermant. Qu'en voulait-il faire? Méditait-il déjà quelque crime? ce n'est pas présumable, puisqu'il acheta un autre couteau à Vincennes. Cependant un motif quelconque les lui avait fait demander. Quel était-il? ce motif est resté un mystère. Il est dans le cœur de l'homme tant de secrets impénétrables, que le plus judicieux observateur se voit presqu'à chaque instant contraint de ne pas s'y arrêter, ou de borner leur application à des conjectures plus ou moins vraisemblables.

Arrivé à Paris, Papavoine descendit à l'hôtel de la Providence, situé rue Saint-Pierre-Montmartre, et se rendit chez d'honorables négocians, ses correspondans, auxquels il remit ses marchés, pour qu'ils fussent soumis à la formalité du timbre.

Depuis ce moment jusqu'au 10 octobre, jour de l'affreuse catastrophe, Papavoine vécut fort retiré; du moins l'instruction ne fait rien connaître de sa conduite pendant cet intervalle. Ce qui est constant, c'est que, ce même jour, 10 octobre, il sortit après avoir fait un léger repas, et se dirigea vers Vincennes.

Tel est sommairement l'ensemble des circonstances de la vie de Papavoine; on a vu les détails de son crime, son arrestation, ses dénégations dans le premier moment, enfin ses aveux et son système de défense fondé sur l'aliénation mentale.

Peu de temps après ces révélations, et voyant qu'il tenterait inutilement de se faire passer pour un second Louvel, il demanda souvent à deux prisonniers de lui prêter un couteau bien pointu; d'autres fois, il se levait la nuit, et feignait d'en chercher un; il alla même jusqu'à tenter de mettre le feu à la paillasse de son lit.

Cependant, il avait obtenu d'être dans une chambre particulière, où il n'y avait aucune espèce d'armes, et provisoirement on l'avait débarrassé de la camisole. Le 17 novembre, le gardien ayant ouvert la porte, pour donner de l'air à cette chambre, Papavoine s'introduisit dans une pièce voisine où déjeûnaient plusieurs jeunes détenus, et s'élançant sur l'un d'eux, le nommé Labiey, âgé de douze ans, qui tenait un couteau, il se saisit de cette arme et l'en frappa à plusieurs reprises. Les personnes présentes l'empêchèrent heureusement de consommer ce nouveau crime; et le malheureux enfant, qui n'avait donné à Papavoine aucun sujet de plainte, qui peut-être ne l'avait jamais vu, en fut quitte pour trois blessures qui, bien que très-graves, n'étaient cependant pas mortelles. Ainsi, suivant la judicieuse remarque du ministère public, cet homme fournissait l'exemple, heureusement fort rare, d'un accusé qui cherche dans de nouveaux crimes la justification d'un premier attentat.

A la première nouvelle du meurtre des deux enfans de la demoiselle Hérin, une pensée avait préoccupé tous les esprits. Le public, si facile à se prévenir, si disposé à se passionner, si prompt à porter des jugemens même sur les notions les plus vagues, s'était représenté Papavoine comme ayant des complices et comme un instrument mis en œuvre. La demoiselle Malservait, arrêtée peu d'instans après l'assassinat, était regardée comme la complice avérée du meurtrier: on supposait qu'elle avait indiqué à Papavoine les deux victimes qu'il fallait frapper, puisqu'elle avait embrassé les deux enfans, quelques minutes avant que le bourreau ne levât le couteau sur eux. La justice ne put s'empêcher de partager cette prévention. La demoiselle Malservait, que la fatalité seule avait conduite à Vincennes ce jour-là, resta plus de deux mois en prison, sous le poids de cette affreuse présomption; mais l'instruction prouva jusqu'à l'évidence qu'elle ne connaissait nullement Papavoine, et qu'elle n'avait jamais eu le moindre rapport avec lui.

D'après la rumeur universelle, Papavoine n'avait été que l'instrument de la famille Gerbod, qui aurait commandé la mort des deux enfans, pour mettre obstacle à un mariage qu'elle désapprouvait, qu'elle repoussait de toutes ses forces. Cette supposition était dénuée de vraisemblance. D'ailleurs, la justice ordonna à cet égard des enquêtes trop scrupuleuses pour qu'il soit possible de penser un seul instant à chercher dans cette famille les complices ou les instigateurs de Papavoine. En outre, si le sieur Gerbod père, vieillard d'une vie sans tache, avait eu la coupable pensée de ramener son fils à ses projets, en frappant la famille que celui-ci s'était créée, on conçoit qu'il aurait choisi pour victime la personne qui contrariait le plus directement son ambition de père, et non d'innocentes créatures, qu'il avait au contraire souvent promis de protéger lui-même. D'ailleurs, les investigations les plus sévères concoururent à la justification de ce père de famille; il n'avait jamais eu de relations avec la demoiselle Malservait, ni avec Papavoine; tous ces individus étaient ignorés les uns des autres, avant le triste événement du 10 octobre. Pourrait-on s'expliquer d'ailleurs comment le sieur Gerbod, s'il eût eu l'odieux projet dont on le soupçonnait, se serait adressé, pour le réaliser, à un homme tel que Papavoine?

Enfin il fut constaté que cet homme n'avait eu ni suggesteurs, ni complices; qu'il n'avait été entraîné ni par la cupidité, ni par la vengeance, ni par l'ambition, mais par une haine, heureusement bien rare, pour l'humanité toute entière; haine qui avait eu d'abord pour principe un humeur misanthropique et atrabilaire, et que des mécontentemens, des chagrins, avaient pu ensuite fomenter et exalter jusqu'à la frénésie. Suivant les expressions du ministère public, Papavoine avait tué, uniquement pour répandre le sang humain et pour satisfaire une passion féroce.

En examinant avec attention le caractère et les habitudes de Papavoine, on a pu se convaincre qu'il nourrissait depuis long-temps de monstrueuses pensées, et qu'il se préparait à une catastrophe telle que celle du bois de Vincennes; on a vu qu'en venant à Paris, il s'était muni de deux couteaux dont l'usage n'est pas nécessaire aux besoins de notre genre de vie; que, depuis un grand nombre d'années, il fuyait, d'une manière bizarre, toute société, toute communication; il semblait avoir de la répugnance pour ses semblables. Peu à peu, sans doute, cet éloignement extraordinaire avait germé dans son âme, s'y était développé; une haine générale et prononcée en avait été le résultat, et son imagination, livrée à la solitude, lui avait fait concevoir l'idée du crime et l'y avait entraîné. Telles étaient les données que produisait l'analyse du caractère et des habitudes du prévenu, et ces données servirent de base à l'accusation.

Papavoine comparut devant la Cour d'assises de la Seine, le 28 février 1825, en présence de spectateurs nombreux, attirés par la curiosité. L'accusé, quoique calme, portait sur ses traits l'empreinte profonde de la tristesse et de la mélancolie.

Interrogé par le président, Papavoine avoua qu'il avait assassiné les deux enfans Gerbod, mais que c'était dans un moment où il n'avait pas la tête à lui, ajoutant qu'il voudrait, au prix de son sang, rappeler à la vie ces deux malheureuses victimes. Il repoussa la préméditation, en disant que s'il eût projeté le crime, il aurait pris un des deux couteaux qu'il avait apportés dans sa valise, et n'en aurait pas acheté un à Vincennes même, non loin du lieu de l'assassinat; il ajouta que l'intérêt est le mobile des actions humaines, et qu'il n'en avait eu aucun à tuer ces enfans, qu'il ne connaissait pas. Il ne put rendre compte du motif qui l'avait fait agir; il s'était trouvé, dit-il, entraîné à commettre cette action par une sorte de mouvement machinal, contre sa saine volonté; mais qu'après avoir frappé ces enfans, il s'était opéré dans son esprit une sorte de révolution subite qui l'avait rappelé à la raison; et que s'apercevant alors des conséquences de son action, il avait voulu en soustraire les traces aux recherches de la justice, et avait enfoncé son couteau dans la terre; que c'était aussi ce motif qui lui avait fait examiner s'il n'avait pas sur lui quelques taches de sang, et demander au canonnier qu'il avait rencontré si sa figure n'était pas Barbouillée. Il repoussa avec autant de force que d'indignation la déclaration, qu'il avait faite devant le juge d'instruction, d'avoir voulu frapper les enfans de France. Il dit à ce sujet que, fatigué de sa position pénible, et ne pouvant mettre fin à son existence, parce qu'on lui en avait ôté les moyens, il s'était accusé de cet horrible projet.

Interpellé sur ses premières dénégations, il répondit qu'il était tellement épouvanté par la pensée de ce crime, qu'il cherchait à se persuader à lui-même qu'il ne l'avait pas commis; qu'il avait craint d'ailleurs de compromettre la réputation de sa famille. Toutes ses autres réponses furent dans le même sens, et tendaient à établir qu'il n'avait commis son crime que dans un accès de démence.

De nombreux témoins furent ensuite entendus, tant sur la vie antérieure de Papavoine que sur les circonstances de l'assassinat. Leurs dépositions ne firent que confirmer ce que nous avons déjà mis sous les yeux du lecteur.

L'introduction de la mère des deux enfans dans la salle d'audience produisit sur tous les cœurs une impression pénible et donna lieu à une scène déchirante. Les genoux de cette jeune dame paraissaient fléchir; elle pouvait à peine se soutenir. Au moment où, après les questions d'usage, le président lui demanda si elle reconnaissait l'accusé, elle tourna à peine les regards, et répondit en frémissant: Oui, monsieur. Invitée à dire quels étaient les faits à sa connaissance: Je me promenais, dit-elle, avec mes enfans.... A ces mots qui lui rappelaient tout son malheur, elle s'interrompit, se troubla, et fit un nouvel effort pour reprendre son récit; mais, à peine eut-elle prononcé quelques mots, qu'elle jeta un cri et s'évanouit. Ses yeux se fermèrent; on s'empressa de lui prodiguer des secours, mais sans succès; on fut obligé de l'emporter privée de connaissance. Cette scène produisit sur l'auditoire un effet difficile à décrire. La plupart des spectateurs versaient des larmes; Papavoine lui-même, la tête baissée, portait sa main à ses yeux, comme pour essuyer quelques pleurs.

Quelques instans après, la demoiselle Hérin, introduite de nouveau, recommença son récit. Mais la faiblesse de son organe obligeait le président de répéter les réponses qu'elle faisait à ses questions. Elle déclara que, le 10 octobre, après avoir habillé ses enfans, elle les conduisit dans l'allée des Minimes; qu'elle y aperçut la demoiselle Malservait, qui lui demanda s'ils étaient jumeaux, et qui les caressa; qu'en se retournant, elle vit un homme dont la figure la frappa, mais que toutefois elle n'eut aucun pressentiment sinistre. «Après avoir quitté cette dame, dit la demoiselle Hérin d'une voix qu'altéraient de pénibles sanglots, l'homme habillé de bleu, accosta la femme au chapeau rose: elle rentrait à cause de la pluie. L'homme lui adressa la parole d'une voix horrible et lui dit: Votre promenade a été bientôt finie. Cet homme était très-pâle. Alors il se pencha vers l'un de mes enfans et le frappa d'un coup de couteau, puis il s'élança sur le second; alors je me précipitai sur lui et le frappai à la tête d'un coup de parapluie. Il prit la fuite et s'enfonça dans la forêt.»

Après l'audition de tous les témoins, le président, pour fixer le jury sur la présence d'esprit déployée dans l'instruction par l'accusé, donna lecture de l'un de ses interrogatoires, et fit remarquer que les réponses de Papavoine étaient un chef-d'œuvre de dialectique. Cette lecture fit une profonde sensation sur l'auditoire.

Le lendemain, le ministère public soutint l'accusation, et repoussa la question de démence qui rentrait dans le système de défense adopté par l'accusé. «La prétendue démence de l'accusé, dit-il en terminant, est un prétexte invoqué en désespoir de cause. Il est certain que cette aliénation ne serait pas totale; il est prouvé qu'elle ne serait que partielle, et, dans cette dernière supposition même, elle ne pourrait servir d'excuse admissible.» Enfin, le ministère public demanda, au nom de la société, au nom de la sûreté générale, l'application de la peine de mort à l'accusé.

La défense de Papavoine était confiée à Me Paillet, jeune avocat d'un talent très-distingué, qui fit des efforts d'éloquence et de zèle pour sauver son client. Mais malgré l'art avec lequel il sut diminuer l'horreur qu'inspirait l'accusé, malgré les hautes considérations qu'il y développa en sa faveur, malgré le soin minutieux qu'il prit de raconter les principales actions de la vie de Papavoine, et de leur appliquer une foule d'observations des médecins les plus célèbres pour les maladies mentales, le défenseur ne put qu'obtenir les éloges que méritait son plaidoyer remarquable. Après une demi-heure de délibération, le jury déclara l'accusé coupable sur toutes les questions. En conséquence, la Cour faisant l'application de la loi, condamna Louis-Auguste Papavoine à la peine de mort.

L'accusé, en entendant ce terrible arrêt, se leva et s'écria, les yeux tournés vers le ciel: J'en appelle à la justice divine!.. L'avocat paraissait vivement ému, et on remarqua que Papavoine se penchait vers lui, comme pour le consoler.

Papavoine se pourvut en cassation, et Me Paillet lui prêta encore le secours de son beau talent devant la Cour suprême; le pourvoi fut rejeté.

Le dernier jour de Papavoine semblait donc arrivé; encore quelques heures, et il allait monter à l'échafaud. Mais sa famille, qui redoutait, pour elle comme pour lui, l'ignominie attachée à une exécution publique, implora la clémence royale. Cette démarche ne fit que retarder de quelques jours le supplice du coupable. L'arrêt de la Cour d'assises du 28 février, confirmé par celui de la Cour de cassation du 19 mars, dut enfin recevoir son exécution, le 25 du même mois.

Avant de sortir de la Conciergerie pour être conduit au lieu du supplice, Papavoine demanda à embrasser le crucifix; son confesseur s'empressa de le lui présenter. Il témoigna en outre l'intention d'ajouter quelques déclarations à celles qu'il avait faites devant la Cour d'assises, et l'un des conseillers de la Cour royale fut délégué pour l'entendre. Rien ne transpira de cette révélation dernière. Tout porte à croire qu'elle n'avait aucun rapport avec le procès dont l'issue venait de lui être si funeste; car cinq mois employés à l'enquête judiciaire ne permettaient pas de supposer qu'il aurait pu rien échapper à l'investigation de la justice. Peut-être Papavoine, en rendant le magistrat chargé de recueillir ses dernières paroles, témoin du désordre de son esprit, voulut-il prouver, par quelques traits bizarres, alors même que cette preuve ne pouvait rien changer à son sort, que réellement il était frappé d'aliénation mentale.

Quoi qu'il en soit, il subit son arrêt le 25 mars 1825, sur la place de Grève, à quatre heures de relevée.

Chargement de la publicité...