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L'amour fessé

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Je comprends à présent la difficulté d'écrire l'histoire. Je parle de mon oncle de la Gontrie d'après les lettres de lui que j'ai retrouvées dans ma famille, ou les rapports que l'on m'en a faits de vive voix. Il resterait encore bien des lacunes, si mon imagination ne les comblait pas ; d'ailleurs la silhouette de mon oncle se découpe si distinctement sur le fond de mes pensées familières que je ne dois pas me tromper bien souvent, et, me tromperais-je, que cela encore ne serait rien, car mes erreurs ne pourraient que le rendre plus ressemblant à lui-même.

Je dois avouer pourtant que je serais bien en peine de dire ou d'imaginer ce qu'il fit la première année de son séjour à Paris. Je sais seulement qu'il s'accommoda difficilement des logements que cette ville lui offrait, et qu'il vagabonda de quartier en quartier, puisque les lettres qu'on lui adressait avaient grand'peine à le trouver d'un mois à l'autre. C'est le 13 février 1820 qu'il reparaît en pleine lumière.

Il est à l'Opéra, dans la loge de Mme Leprat-Montoleau, épouse d'un gros financier et maîtresse de bien des gens. Elle a dépassé la trentaine, mais sa beauté étrange et comme exotique flatte au plus haut point le goût amoureux de l'époque. Elle a de longs yeux de gazelle, un teint chaud, et une taille espagnole qui fait craquer ses basquines. Je ne sais qui l'a surnommée Atala, et c'est vrai qu'il serait plaisant d'errer en sa compagnie à travers les forêts exubérantes du Nouveau-Monde. Elle est, en réalité, Paloise, et prise fort pour l'instant le jeune vicomte de la Gontrie, son compatriote. Comme le monde connaît leurs amours, ils ne se gênent point, et les regards qu'ils échangent expriment éloquemment leurs âmes ; parfois, comme pour conter des secrets, Barnabé de la Gontrie se penche vers la belle et sauvage tête brune, qu'orne un turban oriental surmonté d'une plume d'autruche, et l'on voit alors se gonfler doucement d'admirables seins mi-nus, qu'une large ceinture de moire rehausse presque jusqu'au visage de l'amant. Dans la loge voisine, qui est celle de Mme de Broglie, M. le chevalier de Lamartine, un poète d'avenir, fait à leur propos l'éloge de l'amour. Et il raconte, avec un léger accent bourguignon, une aventure qu'il eut récemment dans les environs d'Aix ; il y joint un poétique commentaire, car on entend parfois se glisser dans son discours la molle harmonie d'un vers et les beaux noms de Julie ou d'Elvire. L'entr'acte est long, mais, dans ces parages, on ne songe guère à s'en plaindre, les uns parce que l'amour leur fait oublier le temps, les autres parce que c'est un délice d'écouter M. le chevalier, superbe en son habit bleu tendre au col nimbé d'un grand jabot blanc, et qui, les cheveux chassés par l'inspiration en avant des tempes, serre sur son cœur son chapeau tromblon aux ailes superbes.

Mais qu'est ceci? Comme le rideau se levait, M. Leprat-Montoleau est entré dans sa loge à grand fracas ; sa redingote à quintuple collet est tumultueuse et son bolivar désordonné. Il y a loin de ce gros homme aux yeux furibonds, qui renâcle comme un taureau piqué d'un taon, au Sganarelle ignorant et satisfait que le monde entoure d'un mépris compatissant et ironique. Il doit tout savoir! En vain un illustre chanteur s'évertue à soupirer sur la scène « Beaux yeux d'Almire… », il est un trio, dans la salle, qui passionne bien autrement les spectateurs. Mais tout à coup la voix d'un de ces acteurs improvisés sonne très haut :

— C'est entendu, Monsieur ; vous êtes cocu! Mais ce n'est pas le moment de vous en apercevoir. Sortez!

Et sous l'effort d'une main juvénile, le bolivar et la redingote à quintuple collet disparaissent dans l'ombre du couloir.

A-t-on rêvé?… En vain les jeunes gens et les femmes adressent à l'amour triomphant un murmure d'approbation ; très calmes, Barnabé de la Gontrie et Mme Leprat-Montoleau écoutent la pièce, et semblent y prendre beaucoup d'intérêt. Ils partent quelques instants avant la fin pour échapper à l'attention de la foule ; mais ils n'échappent point à M. Leprat-Montoleau, qui, à la sortie du théâtre, vociférant pour un chacun son indignation, fait la joie des laquais sur leurs sièges et des badauds sur la chaussée. Il a vu apparaître les objets de sa colère et bondit. Barnabé, toujours calme, tient à distance, de son bras droit tendu, le gros homme qui gesticule et crie devant lui. La foule s'amasse ; les spectateurs sortent.

— Monsieur, dit Barnabé, je comptais vous laisser en paix ; mais j'ai peur à présent que votre ridicule ne rejaillisse sur celle que voici et sur moi. Il faudra donc que je vous tue ; c'est une affaire entendue, Monsieur ; mais, pour l'instant, allez au diable…

— Quant à vous, mon ange, ajoute-t-il en se tournant vers son amante, prenez ma voiture et faites-vous conduire en mon logis…

Soudain des cris retentissent tout près de là, et Barnabé y court suivi par des rires flatteurs et des applaudissements. Des voix effrayées murmurent : « On vient de frapper Monseigneur… On vient de tuer Monseigneur le Duc. » Barnabé arrive à temps pour recevoir dans ses bras Mme du Cayla, qui s'évanouit. A la clarté tourmentée des torches, il regarde Mgr le duc de Berry qui, très pâle et les yeux grands ouverts, est couché sur des coussins de sa berline ; auprès de lui, la Duchesse, ses blonds cheveux évaporés, exhale sa douleur en cris perçants ; un peu plus loin, la foule assomme un gros garçon qui, bien qu'il tienne encore dans sa main l'instrument de son crime, se contente de sourire et de lever les yeux au ciel. « Faites-lui grâce!… » murmure le blessé.

Un pharmacien vient d'ouvrir sa boutique, et Barnabé, escorté d'une dame de compagnie, y transporte son précieux fardeau. Mme du Cayla ouvre les yeux, reconnaît l'heureux rival du financier, et lui sourit. Le commis cherche des sels ; il se démène furieusement, la cravate mal ajustée, les yeux bouffis de sommeil ; il s'écrie :

— Quel événement! Quel malheur! Et quel beau sujet de tragédie!… Car je suis poète, oui. Monsieur, poète!…

Et puis les soldats écartent la foule devant la porte et, tandis que, toute émue encore, la belle Égérie du vieux monarque impotent et galant s'appuie sur le bras de son sauveur, celui-ci voit entrer dans la boutique la civière où râle l'agonisant royal, et il entend retentir de plus en plus forte, pareille aux flammes dévorantes d'un incendie qui court de maison en maison et de rue en rue, la rumeur indignée et douloureuse de la ville réveillée.

Le lendemain, comme il l'avait promis, Barnabé tua en duel M. Leprat-Montoleau, et, bien que l'assassinat du duc occupât alors les esprits, le retentissement de cette aventure y laissa une place pour Barnabé. Alors tous les yeux se tournèrent vers lui ; les femmes en rêvèrent. Le roi lui-même, à qui Mme du Cayla en parlait souvent, le fit mander. Il le reçut familièrement installé dans le fauteuil où la masse bouffie de sa graisse sénile demeurait écroulée toute la journée ; il lui dit qu'il se souvenait fort bien d'avoir vu jadis le vicomte Pierre de la Gontrie à Versailles, et eut des mots attristés, quand il le sut mort. Il fut surtout reconnaissant des soins dont on avait entouré sa bonne amie durant la nuit tragique et ne laissa point Barnabé partir sans lui débiter la traduction d'une ode d'Horace qu'il venait justement de parfaire.

Peu après, Barnabé fit l'expérience de la perfidie féminine. Il s'aperçut que Mme Leprat-Montoleau promenait un peu partout, et jusque dans de basses intrigues, une ardeur que rien ne pouvait apaiser. Quand il n'en douta plus, il fut pris d'une immense fureur, roua de coups de bottes la plus belle croupe que Paris possédât à cette époque et chassa l'amante infidèle. Mais l'ayant chassée il tomba dans l'abattement ; non point pour longtemps, il est vrai, car de toutes parts des consolations s'offrirent.

Dès lors, sa destinée fut éblouissante. Des duels retentissants et de belles amours marquèrent à peu près chacune de ses journées. Je n'aurais point fini de sitôt, si je voulais raconter ou même résumer ces événements, car, à la vérité, Barnabé de la Gontrie vécut en quelques mois bien plus que ne le font d'ordinaire les hommes dans toute leur existence. Je puis affirmer qu'il laissa loin derrière lui ces héros que M. de Balzac fait parfois passer dans ses romans, à la manière de météores dans le ciel. Assuré d'être roi à sa façon puisque, pour un temps, Paris pardonnerait tout à son idole, Barnabé en profita et lâcha les rênes aux coursiers impétueux de sa fantaisie. Il fallait le voir marcher en maître au Palais-Royal et sur les boulevards, ou passer dans une fête. Les sourires des femmes l'adulaient, les jeunes hommes copiaient ses costumes ; au milieu de l'amour et de l'admiration, il allait, imperturbable, la boutonnière fleurie, fatal, byronien et beau, avec ses yeux bleus un peu moqueurs et ses grands cheveux noirs en tempête.

Il aima Mme de Mériandre ; elle était jalousement gardée par son mari, barbon morose et méfiant. Pour la plus grande joie de ses amis et de ses admirateurs, Barnabé renouvela les ruses amoureuses qu'imaginèrent les poètes et les conteurs du temps jadis. Beaucoup, à cette époque, se firent une fête d'aller le voir à la dérobée, la nuit, après qu'il avait attaché son cheval à un arbre du boulevard de Gand, où la belle habitait, monter jusqu'à sa chambre par une échelle de corde qu'elle lui lançait. Il lui advint de choir et de se casser un bras ; il fut soigné par la douce et jolie Mme de Rocmorelle, qui était précisément la meilleure amie de Mme de Mériandre.

Mais depuis quelque temps on avait remarqué qu'il n'était plus le même. Son humeur devenait fort inégale ; il tombait parfois dans la mélancolie. Le bruit courut qu'il était ruiné, et Mme de Rocmorelle vint lui offrir ses bijoux. Il haussa les épaules et la pria de ne plus reparaître devant lui. Il n'était pas ruiné, ni irrité d'une offre injurieuse. Tout simplement il avait été repris par l'ennui. Il venait de se faire construire à Auteuil un petit hôtel ; d'illustres artistes avaient contribué à l'embellir et c'était une habitation délicieuse. Un jour il déclara qu'il l'avait prise en horreur et qu'il la brûlerait ; il fit comme il avait dit, puis disparut. On raconta qu'il était demeuré au milieu des flammes, et qu'à présent le beau la Gontrie n'était plus que cendre et poussière ; on en parla beaucoup, puis moins.

Que devint-il alors? Je crois qu'il faut renoncer à le savoir jamais. Il est probable qu'il avait quitté Paris et même la France. Mais il n'avait point imité Sardanapale, et vivait si bien qu'il se montra de nouveau, et dans le moment même que l'on commençait à l'oublier ; c'était donc en somme fort peu de temps après son prétendu suicide, car l'oubli est pour ceux qui partent comme la vermine pour les morts : il a vite accompli son œuvre.

C'est encore dans l'Opéra que nous le retrouvons, mais il délaisse à présent les loges des belles dames, et c'est à peine s'il s'occupe à présent de tout ce monde dont il a fait les délices. On l'aperçoit dans sa baignoire tous les soirs au moment du ballet, puis, le ballet fini, il s'en va très vite. Et l'on dit :

— Le vicomte est amoureux de la Logardin. Avez-vous remarqué ses yeux, lorsqu'elle est sur la scène?

Ce sont les dames qui parlent ainsi, et, à vrai dire, tant d'entre elles connaissent si bien les yeux de Barnabé lorsqu'il regarde celle qu'il est près d'aimer ou qu'il aime, qu'elles n'ont pas grand mérite à ne pas se tromper.

Oui, c'est vrai, Barnabé de la Gontrie est amoureux de la Logardin, et follement amoureux, amoureux comme seuls peuvent le devenir ceux qui se sentent incapables de poursuivre longtemps le même amour et ressemblent à ces incurables qui chérissent la vie plus que le reste des hommes. Barnabé n'est pas le seul à brûler pour elle ; mais ils en restent tous au même point, et cette femme est, vraiment, singulière.

Qui est-elle? On ne le sait pas. Voici trois mois qu'elle danse dans l'Opéra, mais personne ne pourrait dire d'où elle y est venue. Sa beauté, comme elle toute, est étrange et mystérieuse ; elle mêle volontiers des fleurs à ses noirs cheveux qu'elle veut épars quand elle danse ; et c'est là qu'elle est incomparable. Lorsqu'elle s'élance, svelte et souple, on ne saurait avoir d'yeux que pour elle ; ce n'est plus une femme ; c'est la déesse même de l'Harmonie, l'âme de cette musique qui paraît n'être alors que le rayonnement sonore de ses gestes ; son visage se transfigure, s'éclaire, triomphe, et elle ne paraît pas avoir d'autre désir que celui de cette passagère divinité que l'exercice de son art lui confère. Un soir où plus que jamais elle était belle, tandis que les spectateurs ravis l'acclamaient et que les fleurs tombaient de partout autour d'elle, elle s'est pâmée de joie au milieu de ses compagnes et des fleurs. Ceux qui l'ont approchée vantent son esprit et sa bonne grâce, mais ses beaux yeux sombres sont pleins de menaces quand on parle d'amour à ses côtés, et elle ne connaît pas le pardon pour les sacrilèges qui ont osé l'en entretenir. Quand les jeunes gens pensent à elle, les héros à la mode accourent en eux, ils sentent gronder dans leurs âmes les désespoirs de Werther et de René, et, comprenant qu'ils poursuivent comme eux un rêve impossible, ils voudraient bien mourir. Les plus hauts personnages se sont traînés à ses pieds ; elle a souri dédaigneusement.

Quand l'amour que lui portait le vicomte de la Gontrie fut manifeste, tous les esprits furent piqués de curiosité : celui qui passait pour irrésistible saurait-il triompher de la belle insensible? Les paris furent ouverts… Hélas! ma pauvre tante, du temps où vous aviez le droit de croire que vous étiez une divinité, aviez-vous jamais soupçonné que vous alliez devenir une pauvre femme destinée à l'amour et à la douleur? Devant le beau Barnabé, vous fûtes sans défense ; Achille devait dompter l'Amazone. Et vous l'aviez si bien compris que, du jour où l'on vous présenta cet homme, vous renonçâtes courageusement à un art dont vous ne vous jugiez plus digne. C'était avouer à tous votre défaite, mais que vous importait, à vous qui jugiez glorieuse pour votre amour l'humilité de cette confession?

La victoire de Barnabé, qu'on jugea certaine après la disparition de Léocadie Logardin, fut un peu celle de tous les hommes qu'elle avait méprisés et l'on fut tout disposé à faire fête au revenant et à son illustre conquête. Mais il fallut s'en passer : l'un et l'autre demeurèrent invisibles. On ne les excusa point de priver Paris d'un alléchant spectacle, et ce fut un grand désappointement ; quelques-uns même ne tardèrent pas à concevoir un secret mépris pour ces gens que l'on avait pu croire supérieurs aux autres et qui n'en allaient pas moins filer le parfait amour dans l'ombre, comme le commun des mortels.

Et sans doute n'aurait-on point manqué de rire très fort si l'on avait pénétré dans l'intimité de leur vie et de leurs entretiens. En vérité, don Juan s'était fait moine, qui, après avoir séduit les plus grandes dames, s'abandonnait auprès d'une ancienne danseuse aux séraphiques plaisirs du plus chaste amour. Léocadie Logardin avait vendu son hôtel pour aller habiter, dans un quartier lointain, un logis à demi rustique. Au delà du Jardin des Plantes, non loin de la Bièvre, dont les eaux coulaient à cette époque dans une vallée presque feuillue, sous les ombrages centenaires d'un boulevard, elle avait fait choix d'une maisonnette qu'entourait un petit jardin. Ce fut là que Barnabé, durant un mois, accourut tous les matins, timide et joyeux comme un amoureux de village rendant visite à sa fiancée ; après le repas du soir, il rentrait à cheval chez lui ; dans la journée, ils faisaient de longues promenades dans les banlieues, sans donner à leurs ardeurs d'autres satisfactions que celles de se tenir par la main et de se sourire longuement.

Mais ce fut là, aussi, dans le petit jardin où s'effeuillaient les dernières roses, qu'ils se retrouvèrent, un soir d'octobre, étrangement mélancoliques et las. Des rougeurs passaient sur le beau front de Léocadie, et des flammes dans les yeux bleus de Barnabé ; quand leurs mains se touchaient, ils tressaillaient presque douloureusement. L'hiver allait venir : c'est la saison des véritables tendresses et l'âme qu'envahit la tristesse des choses éprouve plus que jamais le besoin de se réchauffer aux consolantes tiédeurs de l'amour. L'amant allait-il encore tous les soirs partir loin de l'amante solitaire, fouetté par le vent et la neige, dans la nuit?… N'étaient-ils pas, après tout, les seuls maîtres d'eux-mêmes?… Ils n'osaient pas se regarder ; ils regardaient l'immense déroulement du paysage. A gauche, c'étaient, à travers les rideaux ondoyants des peupliers, les toits pressés les uns contre les autres d'où émergeaient, là-bas, les dômes et les clochers ; à droite, les campagnes désertes et immobiles où les routes couraient vers l'horizon ; en face d'eux, par une sorte d'échancrure, ils voyaient au loin le canal Saint-Martin miroiter entre les quais rosés à l'ombre des tilleuls, et, tout au fond, parmi les brumes et les fumées, les grandes ailes des moulins à vent qui tournaient désespérément sur les coteaux de Belleville. Le soir était mélancolique comme l'adieu d'un mourant. Barnabé ouvrit les bras, et les deux amants confondirent enfin leurs larmes et leurs lèvres.

— Mon épouse, murmurait Barnabé…

Non, la Logardin ne pouvait pas consentir à être l'épouse de Barnabé de la Gontrie. Elle ne voulait pas qu'il y eût entre elle et lui ces liens définitifs. Certes, elle l'aimerait toujours ; seulement elle entendait que si Barnabé venait à se lasser d'elle, il n'eût qu'à la quitter en lui laissant en part la souffrance, et en emportant pour lui le souvenir du bonheur. Mais Barnabé protesta, et jura si fort qu'un refus le tuerait qu'il fallut accéder à son désir. Ce fut dans une humble chapelle du faubourg Saint-Marceau que cette union fut bénie. Il n'y avait là que de rares amis de Barnabé, qu'on allait cette fois oublier pour toujours ainsi que son épouse. Il apprit en termes brefs l'événement à Mme et à M. de Castel-Baigts ; il ne leur cachait pas d'ailleurs quelle était la nouvelle Mme de la Gontrie. Il annonçait en outre son prochain retour au pays. Il partit le surlendemain de son mariage. Je laisse à penser l'accueil que les nouveaux époux trouvèrent à Sérimonnes.

Ils ne s'en soucièrent guère ; les malédictions ne troublaient pas Barnabé de la Gontrie. Quant à sa femme, elle s'abandonnait au bonheur avec la triste confiance des âmes qu'il maîtrise. Pourquoi, du reste, eût-elle douté? Elle n'avait jamais connu de Barnabé que son amour, et ne savait pas quelle maladie incurable le tourmentait. Et, quand elle vit un jour les voiles de l'ennui et de la mélancolie sur le front de son époux, elle n'eut pour lui que plus de tendresse. Elle le suivit, anxieuse, à pas silencieux, dans les allées du parc où, comme au temps de son adolescence, il revint rôder, la nuit, en faisant de grands gestes au clair de lune. Elle espérait peut-être encore, à force d'amour, le guérir d'une crise qu'elle croyait passagère.

Espérait-elle?… Un soir, ce fut en vain qu'on attendit Barnabé parti dès l'aube pour la chasse. Toute la nuit on fouilla les ravines de la montagne ; mais, quand on se fut rappelé que le valet du vicomte, Cadet Rémoulat, qui venait aussi de disparaître, avait prononcé, peu de jours auparavant, d'un air mystérieux, certaines paroles, tous jugèrent les recherches inutiles et furent d'avis que le « fou » s'était enfui et avait fait des siennes encore une fois.

Voilà, et cette femme n'est pas morte, et autour d'elle la vie continue. O ma tante de la Gontrie, vous que la beauté déifiait tout à l'heure et que la douleur à présent sanctifie, pleurez! Vous restez seule dans la maison, sous les magnolias dont les feuilles vont bientôt se détacher au vent de l'hiver, non point de l'hiver qui vint sur le premier baiser, et qui s'annonçait fleuri d'espérance, mais de l'hiver noir qui ne fuira plus loin de vous, quand reviendra le printemps des choses. Pleurez! Le ciel n'a jamais accordé le bonheur que pour mieux faire éprouver ensuite l'amertume de la souffrance. Je vous le dis, moi qui mieux que personne ai pu savoir ce qu'était une vie comme la vôtre… Le bonheur! Vous l'avez eu un temps, et c'est fini. Il n'y a plus rien à faire, il n'y a plus rien à dire.

Pleurez…

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