L'amour fessé
IV
Lilette, Lilette, je ne voulais pourtant pas davantage parler de vous…
Étant petit, je m'en souviens, quand je m'étais coupé ou égratigné, je ne pouvais pas me décider à laisser mon bobo tranquille avant de l'avoir envenimé… Mais alors une bonne fée veillait sur moi et arrivait toujours à point avec des trésors de tendresse et une provision d'arnica, tandis qu'à présent, hélas! je ne me donne plus impunément l'amer plaisir d'être le bourreau de moi-même.
Lilette, Lilette, je ne regrette pas les jours passés au collège, puisque je ne vous ai sans doute jamais mieux possédée que là. Oh! certes, vous n'étiez pas restée à Balem, là-haut, là-haut, sur la montagne, et je vous avais emmenée avec moi. Et n'êtes-vous pas avec moi aujourd'hui encore?… Mais en ce temps-là vous viviez dans mon espérance et, maintenant, vous êtes morte dans mon souvenir…
Il y a de longs soirs d'hiver où, dans l'étude tiède, grincent les plumes, où l'huile des lampes brûle en sifflant doucement ; on entend, au dehors, le long des murs, dans les rues désertes, gronder l'âpre vent du Languedoc… La tête entre les mains, je pensé à vous. Sur des feuilles éparses je trace les plans de la maison où nous vivrons l'un près de l'autre ; ma sollicitude n'a rien négligé ; je jouis déjà de votre surprise charmante ; vous parlez, vous me dites : « C'est vraiment dans le paradis que tu m'amènes… » Je dessine aussi un jardin, j'écris le nom des arbres dont il faudra peupler le verger… Je me souviens soudain de l'éclat de vos yeux quand vous suciez le miel des figues à même leur chair craquelée ; c'étaient presque des baisers que vous donniez à ces fruits et votre gourmandise avait pour eux un air d'amour ; et j'imagine la volupté de vous voir un jour, de la fenêtre où, tout heureux, je me dissimule, vous diriger, petite et blanche, vers les figuiers plantés là-bas à profusion…
Il y a des jours éclatants de lumière où, par les fenêtres ouvertes, m'arrivent les voix des gabariers qui chantent le long du canal ; des jurons, des coups de fouets, des piétinements de chevaux retentissent sur le chemin de halage… Tout au bout du canal je sais qu'il y a la mer… Je vois des vaisseaux déployer leurs voiles et fuir en frémissant sur les flots rosés, dans l'aurore… Je marque sur mon atlas les pays que nous visiterons plus tard : où serez-vous plus belle et douce qu'ailleurs, quels cieux iront le mieux à vos yeux, à vous toute?… N'est-ce pas que ce ne sera pas assez de toute la terre pour y promener triomphalement notre bonheur?…
Quand je revins à Sérimonnes pour les vacances, j'appris que M. Laubamont était allé s'installer provisoirement à Paris. La solution du problème qui le passionnait lui échappait toujours au moment même où il était assuré de la tenir ; pourtant il ne conservait aucun doute sur l'excellence et l'exactitude de ses formules ; donc l'insuccès était dû à l'insuffisance de son matériel scientifique ; mais il pensait trouver dans la capitale des machines et des laboratoires assez perfectionnés pour lui permettre de mener ses expériences à bonne fin.
Et, dès lors, ce fut tout à fait solitaire que je me promenai sous les vieux arbres du jardin natal. Je n'en éprouvai aucune tristesse ; c'était si bon de cultiver mes rêves à l'endroit même où ils devaient un jour s'épanouir en réalités! Il me semblait même que j'aurais été gêné par la présence de ma petite amie… Peu à peu, toute sa personne, telle que je l'avais connue, s'effaçait en ma mémoire et, à mesure que le temps détruisait telle ou telle partie de l'image tracée en moi, je la restaurais à mon gré. Ainsi Lilette se parait tous les jours de grâces et de vertus nouvelles.
Je possédais donc l'amante idéale, celle qui était à chaque instant selon mon désir et dont les sentiments et les pensées n'avaient rien de secret pour moi, puisque je me chargeais constamment de les lui fournir en leur donnant la teinte de mon âme et la couleur du temps… J'étais parfaitement heureux : au seuil de l'existence, l'imagination est industrieuse et fraîche, les illusions accoururent spontanément vers nous, nous n'avons pas encore de passé, nos fronts sont tournés uniquement vers l'avenir, l'espoir règne en maître et, comme il suffit au bonheur, il n'est alors jamais nécessaire que le bonheur soit réel pour avoir son prix.
Quelques mois plus tard, je vis arriver Guilhem Cabrit au parloir du collège ; le pauvre homme n'était jamais sorti de son village et, après avoir traversé Toulouse à ma recherche, il avait les yeux brillants et hagards des hommes que des mirages ont éblouis. Tout de même il avait pensé à m'acheter des gâteaux. Il me dit qu'il venait me chercher parce que Mme de Castel-Baigts, dont la santé n'allait pas très fort, voulait me voir ; je n'eus pas besoin d'en entendre plus long pour être tout à fait renseigné : ma grand'mère allait mourir et, pour la première fois, l'idée de la mort m'apparut dans toute sa force ; certes, j'avais moins aimé ma grand'mère que ma tante de la Gontrie, mais j'avais entrevu celle-ci comme dans un songe, elle avait été quelque peu pareille aux héros d'un conte, qui, le conte fini, s'évanouissent, tandis que celle-là, que j'avais connue dès ma naissance, me paraissait vaguement avoir existé depuis toujours ; je ne m'attendais pas plus à la voir disparaître que notre maison ou notre village… Et je pleurai beaucoup ; puis les gâteaux de Guilhem Cabrit me consolèrent.
A mon arrivée je trouvai ma grand'mère fort proprement couchée dans son lit, bien peignée et coiffée de sa plus galante cornette ; elle venait d'entrer en fureur parce qu'Ursule avait tardé à la poudrer. Ensuite sa méchante humeur parut ne plus avoir aucun motif précis ; comme de juste, en son état, la colère la fatiguait horriblement et c'était d'une voix cassée, lamentable, qu'elle maugréait. Ma mère s'approcha d'elle toute en larmes :
— Dites-moi, ma bonne maman, ce qui vous irrite si fort?
— Pensez-vous donc, répondit ma grand'mère, que ce qui va m'arriver soit chose bien amusante?
Le curé fit son entrée à quelques minutes de là. Contre toute prévision, il fut assez bien reçu ; nous le laissâmes seul avec l'agonisante ; quand nous rentrâmes dans la chambre, le prêtre avait administré les sacrements et ma grand'mère s'entretenait avec lui.
— Ainsi donc, lui demandait-elle, il est plus que probable que j'irai au paradis?
Le pauvre homme, un peu ahuri, ne trouva rien de mieux que de lui en donner la certitude.
— Tant pis pour moi, conclut ma grand'mère, car j'ai bien peur d'y mourir d'ennui.
Elle s'éteignit sur le matin, fort dépitée.
Ma mère, qui ne s'était séparée de moi qu'à regret, trouva dans son immense solitude une excuse pour ne plus me renvoyer au collège. Et je vécus près d'elle dans la plus douce nonchalance qu'ait jamais pu souhaiter enfant gâté. Je n'agissais qu'à mon plaisir, mais il faut dire que je trouvais mon plaisir un peu partout ; chaque saison, chaque jour, avait son charme pour le petit homme tranquille et méditatif que j'étais ; j'aimais les bêtes, les plantes, et le perpétuel mystère de la création et de la vie suffisait à me distraire en me remplissant d'une admirative curiosité. Je peuplais des volières d'oiseaux, des herbiers de fleurs, j'apprivoisais des couleuvres et des corneilles, j'observais dans des boîtes vitrées le travail des fourmis et j'élevais dans des cages savamment construites par moi de bruns grillons des champs qui, vers la fin de mai, se revêtaient d'ailes moirées et chantaient jusqu'à l'heure de leur mort.
Je passais des heures, dans le jardin, auprès d'un grand vivier sur lequel s'ébattaient les libellules bleuâtres ou mordorées en un vol mécanique, précis et prétentieux ; puis, posées sur un bout de bois sec, elles y puisaient durant quelques instants leur nourriture subtile d'insectes aériens. Sur l'eau savonneuse aux reflets de pierre de lune, les girins tournoyaient pareils à des gouttelettes de bronze vert ; parfois aussi apparaissait la grosse tache brune d'un dytique, coléoptère féroce, carnassier aux crocs aigus, qui plongeait soudain à la poursuite d'une proie de toute la force de ses pattes, rames velues…
Lorsque les vols de cigognes et des oies sauvages avaient traversé les nues et qu'on avait pleuré les morts pour la Toussaint, l'hiver arrivait, apportant la promesse des soirs pleins de grands feux, de tiédeurs câlines et de belles histoires. Assis aux pieds de maman, je me plongeais dans mes livres favoris ; j'accompagnais le Petit Poucet dans le repaire de l'Ogre, Gracieuse dans le char de Percinet, Robinson dans son île et Ulysse dans ses voyages ; d'ailleurs j'avais fini par en savoir davantage sur eux tous que Perrault, Mme d'Aulnoy, de Foë ou le vieil Homère ; il leur arrivait dans mon esprit mille aventures nouvelles que je me promettais bien de consigner tout au long par écrit ; c'est dire que je méprisais quelque peu mes auteurs les plus chers, qui avaient fini par passer à mes yeux pour des historiens ignares ou négligents. Bien souvent aussi je me substituais à mes héros, j'entrais véritablement dans leurs destinées, et je vivais en moi-même leurs vies embellies encore par des prouesses de mon invention.
Et, perpétuellement, pour fortifier mon courage et pour m'inspirer des ruses, j'avais près de moi, au cours de ces aventures, une petite fille dont je tenais la main et dont le regard brun me servait de bonne étoile.