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L'amour fessé

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Après une demi-lieue de route au fond de la vallée, sur le bord du Gave, on atteint un petit bois au pied même de la montagne ; le Gave fait un coude brusque dans un étroit ravin et disparaît ; la route s'arrête là ; un sentier qui la continue grimpe au milieu des rocs ; au bout de ce sentier on aperçoit, tout là-haut, de maigres arbres et un château presque ruiné : c'est Balem, où habitait M. Laubamont, le fatilié[2] ; et, au crépuscule, on voyait flamber les fenêtres… A l'endroit où la route finit, un portail s'ouvre sur le petit bois ; quand on connaît les lieux, on peut déjà distinguer au milieu des feuillées un toit de briques rouges. On s'avance par une allée de hauts sapins et de chênes centenaires dont les troncs noueux semblent à chaque instant tourmentés par un ouragan insensible. Poursuivons. Un parc se dessine : aux sapins et aux chênes se mêlent les magnolias et les buis ; et voici encore des bosquets de lilas dont les grappes, au printemps, embaument. Mais des chiens aboient et, soudain, au détour de l'allée, apparaît la maison ; c'est une longue chartreuse ; on accède à la grand'porte par un perron fort imposant au bas duquel on remarque deux statues de femmes ; une d'elles joue de la flûte et l'autre sourit sous la lèpre moussue des années. Les plantes grimpantes, lierre, glycines et vignes folles, encadrent presque toutes les fenêtres, derrière lesquelles tombent d'uniformes rideaux blancs. Les chiens, quatre grands dogues, sont postés sur le perron, les yeux étincelants, les crocs luisants à l'ombre de leurs babines baveuses ; ils sont immobiles sur leurs jambes tendues et, seules, leurs queues s'agitent d'un égal mouvement, dans la satisfaction du devoir accompli. Un grand bassin circulaire s'étend devant la maison ; un jet d'eau y jaillit d'une coupe aux mains d'une sirène ; au bord du toit, les lézards gris glissent, les passereaux et les pinsons pépient. C'est la Gontrie, ou du moins la Gontrie telle que je l'ai vue pour la première fois ; car aujourd'hui les rideaux blancs ne sont plus là ; les fenêtres sont closes ; les quatre grands chiens, serviteurs fidèles, sont partis pour les pays obscurs où vont après la mort les pauvres âmes des bêtes, à qui le paradis ne s'ouvre pas ; et, comme la vie lente et silencieuse des choses prend fin elle-même, une des deux statues, celle qui souriait, fut jetée bas et brisée pendant une tempête d'hiver…

[2] Sorcier.

Ma tante lisait à l'ombre. Tout près de là une petite fille jouait ; le bruit de mes pas lui fit lever la tête ; je vis son visage à travers de lourds cheveux noirs qu'elle écarta bientôt de la main pour me regarder mieux. Et ma tante dit :

— C'est ta petite amie Lilette ; embrassez-vous.

Elle se laissa faire, puis, tout de suite, m'apprit ce qu'elle attendait de moi. Nous nous comprîmes très bien, car nos pensées, comme nos corps, étaient de même taille. Je devais l'aider à construire un château dans le sable ; il nous tint occupés toute la matinée, mais quand il fut terminé et entouré d'une clôture de brindilles, nous tombâmes d'accord pour le déclarer fort beau. Pourtant une sorte de tristesse pesait sur moi ; je dis à Lilette :

— Le château est joli, mais, ce qui m'ennuie, c'est que nous ne pourrons pas l'habiter…

Il est bien que ces paroles aient été dites par moi le jour où ma vie commença véritablement. Quand viendra l'heure de la mort, combien de châteaux aurons-nous bâtis où nous ne serons jamais entrés?

Le premier jour, le premier jour! La vie commence : un château bâti dans du sable et une première tristesse qui vient on ne sait d'où… Une petite fille que l'on rencontre… Ce n'est rien qu'un bébé charmant, frêle et faible comme toi-même (pourquoi, pourquoi as-tu peur?). Tu vas vers elle ; une pauvre femme au cœur blessé t'a dit : « Embrasse-la ; voici ta petite amie. » La douleur t'a conduit sans le savoir vers la douleur ; on t'a passé le flambeau, et c'est la liqueur de tes larmes qui, comme une huile précieuse, alimentera la flamme après les larmes des autres. Le baiser enfantin a scellé le pacte ; tu viens de regarder ton destin en face ; à présent, pour toujours, il y a près de toi deux yeux noirs que tu verras jusqu'à ce que les tiens se ferment, et cette petite fille, c'est toute ta vie…

Tout cela je l'ai pressenti presque aussitôt.

Il n'est que de connaître sa route pour aller au but et la destinée n'est jamais si implacable que pour ceux à qui elle s'est révélée de quelque manière. Certains l'ont entrevue dans des songes ; elle est apparue à mon enfance dans les lignes et les couleurs d'un tableau. Mais ici je n'ai plus qu'à raconter ce qui fut sans essayer de l'expliquer, de même qu'il faut subir la vie sans se fatiguer à la vouloir comprendre, de même qu'il faut écouter, sans vainement chercher d'où elles viennent, ces voix qui nous donnent des ordres dans les ténèbres où nous marchons tous, ces voix que la plupart des hommes, abusés par leur consolante ignorance, prennent pour des cris volontaires partis du fond même de leurs âmes. Sans doute, lorsque quelqu'un des miens lira ces lignes, il se rassurera facilement en se souvenant de ce que je fus : pauvre fou d'oncle Calixte! la folie lui vint de bonne heure!… Ah! de tout mon cœur, je lui souhaite de penser cela… Et pourtant, lorsque je ne serai plus de ce monde, si l'un des enfants qui vous naîtront, Jacqueline, prend possession de la Gontrie, qu'il soit plein de crainte lorsqu'il fera rouvrir les portes closes.

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